h1.14 - Un homme dans la nuit

 
 
     Le voyageur entra et laissa tomber son manteau aux mains de Joe. Ce voyageur, c’était le prince Agra.
 
– Occupe-toi de Kali, dit-il à Joe.
 
Joe sortit et conduisit le cheval dans une sorte de grange. Il fut quelques minutes absent. Quand il revint, le prince Agra était installé au coin de l’âtre, et paraissait plongé dans des réflexions profondes.
 
Joe n’eut garde de l’en tirer.
 
Un quart d’heure ainsi s’écoula. Le prince promenait vaguement son regard sur les murs de cette étrange bâtisse.
 
Ils étaient décrépits, mangés d’humidité.
 
Le plafond était bas, mais magnifique avec ses poutres énormes, enfumées par la fumée de l’âtre.
 
Un bahut dans un coin ; une table massive en chêne au centre de la pièce. Au-dessus de la cheminée, pendu au mur, un fusil qui paraissait en excellent état.
 
Joe devait braconner.
 
Telle qu’elle était, Joe se montrait très fier de son auberge. Il l’entretenait en propreté absolue et tenait à ce que ses chambres, qui étaient au nombre de trois, au premier étage, fussent toujours prêtes à recevoir décemment le voyageur égaré dans ces parages.
 
Nous savons que cette aubaine lui arrivait peu souvent, car l’hospitalité de Joe ne pouvait être que tout à fait primitive, soit que l’aspect de cette auberge, isolée au fond des bois, ne lui « revînt pas ». L’aspect était, en effet, quelque peu sinistre. L’auberge Rouge semblait s’être embusquée derrière les arbres du bois de Misère pour faire un mauvais coup.
 
Et puis cette auberge avait un nom qui faisait penser tout de suite à des drames où le sang coule à flots : l’auberge Rouge !
 
Ce nom lui venait évidemment de ce que ses murs, à l’extérieur, étaient badigeonnés de rouge. Cette auberge, qui était rouge, avait encore ceci contre elle : d’être gardée par un homme, qui était noir. Cette opposition de couleurs, que l’on rencontre rarement dans les auberges, ne paraissait guère naturelle, et il fallait la belle naïveté et la grande bonne foi de Mme Martinet pour accepter ou demander l’hospitalité dans des conditions pareilles.
 
Mais revenons au prince, qui n’était pas sorti de ses réflexions. Il regardait le feu et paraissait fort occupé par la combustion d’une puissante bûche qui tenait tout le foyer.
 
Soudain, la porte qui faisait communiquer la grande pièce du rez-de-chaussée avec l’escalier conduisant au premier étage s’ouvrit. Un homme en redingote noire, qui paraissait une cinquantaine d’années, entra, alla jusqu’au prince Agra, le salua fort respectueusement, et dit :
 
– Monseigneur veut-il me suivre ?
 
Le prince se leva.
 
– Je te suis, Harrison, dit-il.
 
Ils laissèrent Joe dans sa pièce, montèrent les marches vermoulues d’un étroit escalier. Arrivés au premier étage, Harrison poussa une porte et s’effaça. Agra entra. Il était dans une chambre dont la fenêtre était grande ouverte sur l’orage du dehors. Le prince, sans s’occuper des personnages qui se trouvaient dans cette pièce, alla contempler l’orage.
 
Il assista à un spectacle admirable, en même temps que se faisait entendre un vacarme d’enfer.
 
Le prince se retourna. Il vit de dos, écrivant à une petite table placée contre le mur, un homme. Appuyé contre le mur, un colosse au teint de cuivre, les bras croisés, regardait l’homme qui écrivait, semblant veiller sur lui.
 
Derrière celui-ci, Harrison attendait.
 
Quand l’homme eut fini d’écrire, il tendit un pli à Harrison, qui salua et disparut. Puis l’homme fit, avec ses doigts, quelques signes au colosse, qui répondit par le même langage. Le colosse était sourd-muet. Il quitta la chambre. L’homme se retourna.
 
C’était l’Homme de la nuit.
 
Sir Arnoldson avait toujours sur les épaules son inséparable macfarlane. Il avait encore au coin des lèvres ce sourire sarcastique, diabolique et mystérieux qu’on avait remarqué à la soirée chez Diane et qui, pas plus que son manteau ni que ses lunettes, ne devait jamais le quitter.
 
Il montra une chaise au prince et dit :
 
– Asseyez-vous, mon cher William ; nous avons à causer.
 
Puis il alla lui-même à la fenêtre et la ferma.
 
– Cet orage fait beaucoup de bruit, dit-il.
 
Le prince s’était assis. L’Homme de la nuit resta debout. Il commença :
 
– Vous m’avez posé des questions, l’autre soir, chez Diane, auxquelles je vous ai promis de répondre ici…
 
Agra l’interrompit :
 
– J’ai assez versé de sang. Ne me répondez pas que l’œuvre que vous poursuivez, cette œuvre des ténèbres à laquelle vous m’avez associé, n’est point accomplie. Cette œuvre, monsieur, achevez-la tout seul. Je me sépare de vous !…
 
Pendant que le prince prononçait ces paroles, la physionomie de sir Arnoldson prenait une expression terrifiante. Ah ! certes, il ne souriait plus ! Ses traits bouleversés accusaient une rage inexprimable. Il brandit ses deux poings au-dessus de sa tête, et, dans un geste de colère et de menace, il cria :
 
– C’est vous, prince Agra, c’est vous qui osez parler ainsi ?
 
Le prince, de plus en plus calme et d’une voix de plus en plus ferme, dit :
 
– C’est moi !
 
– Oublies-tu, malheureux, que tu es dans ma main ?
 
– Je ne suis plus dans vos mains, monsieur !
 
– Et depuis quand ?
 
– Depuis que j’ai résolu de me remettre entre les mains de Dieu !
 
Arnoldson hurla :
 
– Dieu ! Tu n’y crois pas ! Tu ne crois pas en Dieu !
 
Agra fit :
 
– C’est vrai, monsieur ! Il a dépendu de vous que je ne crusse pas en Dieu ! Je ne crois à rien ! à rien ! Mais il est de pauvre gens qui vivent retirés du monde et qui croient en ce Dieu que je ne connais pas. Je leur demanderai de me le faire connaître. La porte de leur retraite s’ouvrira prochainement devant moi et se refermera sur moi à jamais ! Le prince Agra a vécu ! Il vous abandonnera tous les millions que vous lui avez si généreusement donnés ; il vous laissera toutes les richesses dont vous l’avez comblé lors de son court voyage ici-bas. Écoutez-moi bien et retenez ceci, qui est définitif, qui est la suprême parole et qui me délie de vous : Dans quelques jours, il y aura un moine de plus sur la terre !
 
Arnoldson savait que le prince Agra ne revenait jamais sur une parole dite, sur une résolution prise. Il parcourut, affolé, la petite chambre, battant l’air de ses longs bras et poussant des cris inarticulés.
 
Au-dehors, la tempête atteignait son paroxysme.
 
Arnoldson vint au prince Agra, lui saisit les deux épaules et cria :
 
– Ah ! William ! William ! Tu ris de moi ! Dis-moi que tu ris de moi et que tu ne vas pas me quitter.
 
– Je vais vous quitter !
 
– Immédiatement ?
 
– Immédiatement !
 
– Je n’ai plus à compter sur toi ?
 
– Non, monsieur !
 
– Pas même pendant un mois encore ?
 
– Pas même.
 
– Pendant quinze jours ! Tu entends ? quinze jours ! Je t’en supplie ! Je t’en conjure ! William ! Veux-tu que je me mette à tes genoux ? Dis-moi, mon William ! mon cher William ! dis-moi que je puis encore compter sur toi ! Pendant quinze jours ! Ah ! fais que le prince Agra vive quinze jours encore !
 
– Le prince Agra est mort !
 
Arnoldson courut à la fenêtre, l’ouvrit d’un geste furibond et cria à la nuit, cria à l’orage, cria aux éléments déchaînés :
 
– Malédiction ! Malédiction !
 
La colère de cet homme était prodigieuse.
 
Il passa fébrilement ses mains osseuses sur son front où perlait la sueur. Il parvint momentanément à se calmer. La tempête du dehors diminua, perdit de sa furie en même temps que diminuait la tempête de son cœur.
 
Il revint à Agra. Il semblait avoir pris un grand parti.
 
– Mais quelle est donc la cause de tels événements ? demanda-t-il ?
 
– J’en ai assez !… J’en ai assez d’être votre instrument ! Cela m’est venu à Barcelone… oui, cela a commencé en Espagne… Le dégoût m’est venu… a gagné mon cœur, qu’avait déjà gagné la pitié à laquelle je le croyais inaccessible… Vous savez, à propos de cette pauvre gitane qui était tombée amoureuse de moi et qui en mourut. Je commençais à douter de cette prétendue œuvre de justice que nous accomplissions sur la terre et qui semait notre route de tant de cadavres. Vous savez bien que, dernièrement encore, il m’a fallu votre parole que Lawrence avait assassiné l’un de vos amis le plus chers pour que je prisse la part active que vous m’aviez désignée dans cette affaire, que vous terminerez tout seul…
 
– Tout seul ? demanda encore Arnoldson.
 
– Tout seul.
 
Arnoldson se croisa les bras et laissa Agra continuer.
 
– Oui, vous avez dû voir que je devenais curieux, que je ne marchais plus en aveugle, que je n’étais plus votre docile instrument. Jusqu’alors, j’avais foi en vous. Ce qui arrivait devait arriver. Je passais où vous me disiez de passer, et il en résultait des drames que vous aviez su prévoir…
 
« Mais voilà qu’un jour moi, qui vous devais tout ! moi, qui vous considérais comme le bienfaiteur tout-puissant, auquel je devais reconnaissance éternelle et obéissance absolue, moi qui avais passé avec vous ce contrat terrible que je « n’aurais pas à vous demander raison de nos actions » !… voilà qu’un jour j’ai douté de votre œuvre, qui ressemblait trop à une œuvre de vengeance pour être une œuvre de justice !
 
– Justice ou non, vengeance ou non, que t’importait ceci, prince Agra ? Le contrat qui nous lie ne te permettait même pas de te le demander ! Je croyais avoir assez versé de scepticisme dans ton cœur pour qu’une pareille question ne pût t’arrêter une seconde sur notre route !
 
– Vous voyez bien que non, monsieur, et plus que vous j’en suis étonné. Je m’arrête donc et vous laisse continuer tout seul, d’abord parce que je doute de vous, ensuite parce que je suis fatigué ! Oh ! je suis las ! plein d’une immense lassitude de vivre !… Je suis las de vous venger, monsieur !… Et contre qui ? Contre tous ! Vous semblez avoir déclaré la guerre au genre humain. Vous semblez surtout poursuivre de votre haine implacable… l’amour ! Ah ! monsieur, que de cœurs nous avons torturés ! Vous ne pouviez rencontrer sur votre chemin un couple heureux sans que votre main brisât le lien de bonheur qui unissait les amants ! Par nous, combien d’amants sont descendus au tombeau !
 
Le prince Agra se leva et s’écria :
 
– Arnoldson ! Arnoldson ! que t’a donc fait l’amour pour haïr ainsi l’amour ?
 
Arnoldson répondit, glacial :
 
– Imprudent, qui veux me quitter et qui me demandes ce que m’a fait l’amour !…
 
– Oui ! Que vous a-t-il fait pour que votre haine exigeât tant de victimes ? Je fus la première de ces victimes, monsieur ! moi, qui n’ai jamais aimé ; moi, qui n’aimerai jamais ; moi, votre élève, en qui vous avez tué l’amour !
 
– Certes, fit Arnoldson, j’avais cru faire de toi un merveilleux élève ! Pour l’œuvre que j’avais à accomplir ici-bas, et que tu qualifieras comme il te plaira, peu m’importe, pour accomplir cette œuvre, j’avais besoin d’un instrument unique : je te forgeai !…
 
– J’avais dix ans, monsieur, fit Agra, quand j’eus le malheur de vous connaître.
 
– Quand vous avez eu ce malheur, vous étiez à ce point désespéré que vous songiez à mourir. Oui, vous aviez déjà songé au suicide à dix ans ! Et si vous n’avez point exécuté votre sinistre projet, c’est que vous aviez jugé que la mort venait assez vite à vous pour qu’il fût inutile que vous fissiez un pas vers elle !
 
– C’est vrai, monsieur, j’allais mourir. Et vous m’avez sauvé. J’allais mourir de misère sur cette paillasse de la taverne de Boston où m’avaient jeté quelques matelots pitoyables. C’est là que vous êtes venu me recueillir, c’est là que vous m’avez adopté. Ah ! certes, vous m’avez montré de la tendresse ! Comme vous prîtes soin de moi ! Je vous considérais comme un père, je vous aimais comme un père ! Moi qui ne connus jamais le mien, moi dont la mère se détournait en pleurant, quand je lui parlais de mon père !… Et puis, si jeune, j’avais déjà tant souffert… Ah ! monsieur, vous venez ici de me rappeler mon histoire… je ne l’ai pas oubliée ! J’ai toujours le souvenir de ces premières années que je passai, errant de ville en ville avec ma mère. Croyez-vous qu’elle s’effacera jamais de ma mémoire, l’heure maudite qui me la prit, expirante de misère ! Puis, dans le malheur de ma vie, je vis une trêve. Par quel concours de circonstances suis-je conduit par un inconnu dans un family house de La Nouvelle-Orléans ? Mystère ! Cette trêve, du reste, est de courte durée. J’avais huit ans quand la pension qui m’était servie à La Nouvelle-Orléans, et qui me venait d’une main ignorée, me fit défaut tout d’un coup. Quelques mois plus tard, ceux qui avaient charge de moi, ne recevant plus d’argent, me traitèrent de telle sorte, que je pris la fuite ! Deux ans, je luttai. Je fis des commissions, je portai des fardeaux ! J’allai de la campagne à la ville et de la ville au port ! J’eus, de temps en temps, un morceau de pain ! Enfin, je tombai d’épuisement. La dernière station de cet effroyable calvaire fut Boston, où vous me rencontrâtes sur votre route !
 
« Et vous m’avez sauvé ! Vous avez sauvé mon corps, monsieur ! Mais mon âme ! Mon âme ! Qu’avez-vous fait de mon âme ? Vous, mon maître, qu’avez-vous fait de moi ? »
 
L’Homme de la nuit interrompit Agra.
 
– Ce que j’ai fait de vous, fit-il d’une voix solennelle, je vais vous le dire : Vous étiez pauvre ; je vous ai fait assez riche pour, s’il vous en prenait fantaisie, acheter un royaume ! Vous étiez ignorant ; je vous donnai les premiers professeurs du monde et j’ouvris votre intelligence à toutes les sciences, à tous les arts. Je vous fis connaître les nations, et l’on vous apprit leur langage. Vous étiez faible, incapable de vous défendre contre les hommes ; je voulus, pour que vous les puissiez vaincre en toutes circonstances, que vous fussiez puissant contre eux par le corps et par l’esprit. Votre corps fut soumis à un entraînement de tous les jours et connut tous les exercices ; votre esprit subit une gymnastique spéciale. Je vous appris la ruse des hommes, leur hypocrisie, leur bassesse, leur méchanceté. Je vous appris à les haïr ! Je vous fis toucher de près, par des exemples sans nombre, l’ignominie de la vie des hommes ! Je vous ai gardé contre tous les préjugés qui vous auraient fait la victime des hommes. Et surtout, Agra, j’ai gardé votre cœur contre l’Ennemie éternelle. Je l’ai à jamais fermé à la Femme. J’ai voulu qu’aucune femme n’habitât votre cœur ! Ah ! oui, Agra, j’ai tué l’amour en vous ! Quoi que vous fassiez maintenant, vous n’aimerez pas, c’est-à-dire vous ne souffrirez pas ! Vous ne serez pas susceptible de certaines tortures qui déchirent le cœur plus affreusement encore que les tenailles rougies aux creusets des bourreaux n’ont jadis déchiqueté les chairs. J’ai fait cela ! J’ai fait cela ! Je vous ai montré tant d’épouses parjures, tant d’amantes infidèles, tant d’honnêtes femmes prostituées, tant de fiancées impures que vous ne croirez jamais à la parole menteuse des femmes !
 
– C’est vrai, dit tout bas le prince Agra, jamais une femme n’a fait battre mon cœur !
 
– Voilà, reprit avec force Arnoldson, voilà ce que j’ai fait de vous ! J’ai fait de vous cet être tout-puissant, ce merveilleux instrument dont j’avais besoin pour l’œuvre que je poursuis et qui touche à son terme. Et c’est à l’heure où cette œuvre va s’accomplir, œuvre de justice, entendez-vous, prince ? c’est à cette heure que l’instrument me fait défaut. C’est à ce moment suprême qu’ayant un peu le droit de compter sur votre reconnaissance, j’apprends que vous m’abandonnez ! Eh bien ! non ! non ! vous ne m’abandonnerez pas ! Je vous jure, par le Dieu entre les mains duquel vous vouliez vous réfugier, je vous jure que dans un instant vous serez à mes pieds et que vous me demanderez pardon de votre révolte, prince Agra !
 
Le prince regardait avec étonnement cette transformation soudaine d’Arnoldson.
 
D’ordinaire, il le voyait ironique et toujours prêt au sarcasme. Et voilà qu’il se dressait devant lui, le geste superbe, la parole éclatante, l’aspect prophétique.
 
– Parlez, monsieur, dit-il.
 
– Oui, continua l’Homme de la nuit. Le moment est venu que je parle ! Prince Agra, prince Agra, écoute de toute ton attention, écoute ! Tu vas savoir le secret de ta vie, ô mon prince, ce secret dont je conservais le mystère pour ne te le dévoiler qu’à l’heure des suprêmes résolutions !… Et cette heure a sonné… Écoute, car je vais te parler de ton père…
 
– Mon père ! s’écria le prince Agra… Mais vous m’avez dit maintes fois que vous ne le connaissiez point… et, pour avoir une famille, il me fallut inventer cette fable du radjah et de la Thessalienne.
 
– Je te dis que je vais te parler de ton père !… Et ne mets pas en doute, une seconde, mes paroles, car j’ai toutes les preuves de ce que je vais te dire !… Et si tu doutes encore, malheureux, malgré ces preuves, interroge alors Harrison, fais signe à ce colosse qui est derrière cette porte et qui, nuit et jour, veille sur moi ; interroge Joe lui-même ; interroge-les, car ils savent et je les délierai de leur serment !… Et si tu doutes encore, alors, oh ! alors, j’irai tout de suite à ceux que j’accuse et, devant toi, je leur dévoilerai mon regard, ce regard qu’ils reconnaîtront, Agra, et qui les fera mourir d’épouvante. Mais alors tu me croiras !
 
– Parlez, parlez, monsieur, fit précipitamment le prince, je vous écoute et je vous crois !
 
– Agra, ton père était un homme colossalement riche. Il s’appelait Jonathan Smith et on l’appelait le roi de l’huile ! Il commit une faute en aimant ta mère, mais une faute qu’il voulut réparer sur-le-champ, dès qu’il apprit qu’elle était enceinte. Il voulut l’épouser. Mais quelqu’un veillait qui avait intérêt à ce que ce mariage n’eût point lieu. Ton père avait un jour recueilli dans les rues de Chicago une petite fille, une enfant qui l’avait séduit par sa grâce et sa beauté. Il avait également recueilli la mère. Or, cette femme, dès qu’elle vit l’engouement de Jonathan Smith pour sa fille, conçut les plus grandes ambitions. Elle songea que, quelques années plus tard, son enfant serait d’âge à se marier et que son bienfaiteur, qui était jeune encore, pourrait l’épouser. Ce fut justement cette femme que, dans l’ignorance de ses desseins, ton père choisit comme intermédiaire entre ta mère et lui. Elle s’arrangea de telle façon que jamais une lettre de ta mère ne parvînt à Jonathan et qu’il ne revît plus celle qui lui avait donné un fils, mais que les machinations de la mendiante de Chicago avaient irrémédiablement éloignée de lui !
 
« Il arriva ce que cette femme avait prévu, mais ce qu’elle ne vit pas, car elle mourut avant que sa fille fût fiancée au roi de l’huile. Oui, ton père, ayant vainement recherché partout les traces de ta mère, et désespérant de les jamais retrouver, s’était laissé prendre aux manœuvres de la fille de la mendiante, de miss Mary !
 
« Or, écoute ce qu’il advint. Cette miss Mary, dont ton père était fou, n’aimait pas Jonathan Smith. Ton père la croyait pure. Elle aimait un jeune homme, Charley, un employé de Jonathan. Ce Charley, le roi de l’huile, après la mort de la mendiante, l’avait chargé de continuer ses recherches. C’est cet homme qui finit par te découvrir et qui te plaça dans une maison de La Nouvelle-Orléans. Mais il ne dit rien de sa découverte à Jonathan. Il avait intérêt à t’avoir sous la main dans le but de t’éloigner toujours du roi de l’huile. Il voulut que toute la fortune de celui-ci allât à celle qu’il aimait, à miss Mary. Tous deux nourrissaient certainement contre Jonathan des desseins criminels. La suite, hélas ! le prouva… »
 
Arnoldson s’arrêta un instant et regarda le prince Agra. Le prince, effroyablement pâle, écoutait avec religion la parole persuasive d’Arnoldson, persuasive même dans cette partie du récit relative aux manœuvres de la mendiante et de Lawrence et que nos lecteurs savent fausses, mais qui était destinée à expliquer vis-à-vis du fils l’abandon du père.
 
– Continuez, monsieur ! continuez ! supplia le prince Agra.
 
– Je termine, prince Agra, par une question : Que ferais-tu si tu apprenais que ton père, victime, comme ta mère, de Charley et de Mary, avait été assassiné par eux ?
 
– Assassiné ! s’écria Agra.
 
– Assassiné impunément, en chemin de fer, sur l’Union Pacific railway, et précipité du haut du pont de Julesbourg dans le gouffre de la rivière Platte ! Assassiné de la main même de cette jeune fille qu’il adorait et dont il allait faire sa femme, avec la complicité de son amant ! Prince Agra, que ferais-tu ?
 
Les yeux d’Agra flamboyaient :
 
– Vous me le demandez !
 
Et le prince eut un geste de terrible menace.
 
– Tu le vengerais, n’est-ce pas ? Eh bien, William, s’écria Arnoldson, levant les bras au ciel, puisque tu veux venger ton père, venge-moi !…
 
Agra se précipita vers Arnoldson. Il lui demanda, la voix rauque :
 
– Vous ? vous ?… mon père ?
 
– Ton père, te dis-je. Je suis Jonathan Smith, qui a survécu à ses blessures. Je suis le roi de l’huile, qui revient déformé, estropié par les coups de ses ennemis, mais qui revient plus puissant que jamais ! Je suis l’Homme de la nuit, enfin, qui t’a élevé pour que tu accomplisses un jour l’œuvre de justice et de châtiment !… Que vas-tu faire, mon fils ?
 
Le prince Agra étendit la main et prononça lentement ce serment :
 
– Sur la tête de ma mère, morte dans mes bras par la faute de vos ennemis, je jure de la venger, je jure de vous venger, mon père !
 
– Vous avez souffert, dit-il. Mais ils souffriront ! Pourquoi avez-vous attendu si longtemps ?
 
– Pour que le châtiment soit plus terrible. Vois-tu, mon fils, je veux que Charley et Mary, qui se sont mariés, me croyant mort, soient maudits jusque dans leurs enfants, punis jusque dans leurs enfants. Ils ont un fils et une fille. Le fils vient d’atteindre l’âge d’homme ; la jeune fille est ravissante. Au lieu de deux cœurs, mon fils, nous allons en broyer quatre !
 
Maintenant, l’Homme de la nuit riait d’une effrayante façon.
 
– Ah ! il y a des hommes qui tuent, qui se vengent en tuant ! Les insensés ! La mort, n’est-ce pas le repos ? La vie, c’est le martyre ! D’autres s’attaquent à la chair, se vengent sur la chair ! Les imbéciles ! Les tortures du cœur sont autrement terribles !
 
Et il ajouta :
 
– J’en sais quelque chose.
 
Il alla à la fenêtre et l’ouvrit à nouveau.
 
– J’étouffe, dit-il.
 
Le tonnerre était lointain déjà.
 
Agra dit :
 
– Mon père, vous allez me faire connaître qui sont Charley et Mary et vous allez me faire connaître leurs enfants.
 
– Tu les connais, William, et tu as déjà commencé à me venger.
 
– Qui sont-ils, mon père ?
 
L’Homme de la nuit allait répondre quand un grand bruit se fit entendre au-dehors. Il pencha la tête et regarda dans les ténèbres.
 
Il distingua, sur la route qui passait à une cinquantaine de mètres de l’auberge Rouge, une voiture qui était arrêtée et dont le cocher fouettait vivement les chevaux. La route, étroite, montait, assez rapide. L’orage et la pluie y avaient creusé de profondes fondrières. Il semblait que tout l’équipage dût à jamais y rester. Les chevaux refusèrent de donner de nouveaux efforts. La portière de la voiture s’ouvrit, et, à la lueur de la lanterne, sir Arnoldson vit quatre personnages qui descendaient de cette voiture et se dirigeaient rapidement vers l’auberge, dont les fenêtres, éclairées, avaient dû attirer l’attention des voyageurs.
 
Ils arrivèrent à la porte et frappèrent. La porte s’ouvrit, et tout le groupe fut vivement éclairé.
 
L’Homme de la nuit poussa une exclamation.
 
– Le ciel est avec nous ! s’écria-t-il. Prince Agra, vous avez raison de croire en Dieu ! C’est Dieu qui nous les envoie cette nuit. Vous me demandez qui furent mes assassins ! Regardez !
 
À son tour, le prince se pencha à la fenêtre et reconnut le dernier voyageur qui entrait dans l’auberge Rouge.
 
– Lawrence ! fit-il. Vos dernières paroles me l’avaient fait prévoir. Ah ! mon père, vous faites bien de dire que j’ai commencé à vous venger !
 
– Ce n’est rien à côté de ce qui te reste à faire, mon fils !