h2.01 - Deuxième partie

DEUXIÈME PARTIE

L’AMOUR ET LA MORT
 
I

OÙ NOUS REVENONS QUELQUES ANNÉES EN ARRIÈRE
 
 
     Ainsi, Jonathan Smith vivait toujours. Le roi de l’huile avait échappé par miracle à la mort ! Ce n’était pas un cadavre que Charley avait jeté par-dessus le pont de Julesbourg. Jonathan respirait encore ! L’une des piles de ce pont repose sur un étroit îlot, et c’est sur cet îlot, parmi les grands joncs qui poussent aux bords de la rivière Platte, que le roi de l’huile vint échouer.
 
Combien de temps resta-t-il sans connaissance ? Quand il ouvrit les yeux, d’étranges visages le fixaient. C’étaient des têtes aux teintes de cuivre, tatouées et empennées. Certaines avaient de larges anneaux passés dans les narines, ou encore des bâtonnets. Certaines portaient d’immenses plumes multicolores dressées sur leur longue chevelure. Tous ces gens bizarres étaient vêtus d’étoffes éclatantes jetées sur les épaules ; les poitrines étaient nues, badigeonnées au minium et tatouées comme les visages. Ils étaient armés de longs fusils et portaient des ceintures qui recelaient les munitions. La plupart s’entretenaient dans un langage incompréhensible pour un homme civilisé. Certains affectaient de parler anglais ou tout au moins de « sortir » les quelques mots, les quelques phrases qu’ils connaissaient de cette langue.
 
Le roi de l’huile comprit qu’il était aux mains d’une tribu de Peaux-Rouges. Il était le prisonnier des Delawares !
 
On se rappelle que ceux-ci traversaient alors le Nebraska, en pirates, s’attaquant aux Blancs chaque fois que l’occasion en était jugée bonne, et pillant. Ils s’attaquaient même alors aux convois, aux trains en marche, et trois voyageurs, le jour qui précéda l’arrivée du roi de l’huile, de Charley et de Mary dans le Nebraska, avaient ainsi disparu.
 
C’était dans l’une de ces expéditions qu’un groupe de Delawares, qui avaient eu l’audace de se rapprocher, à la tombée de la nuit, de Julesbourg, et qui avaient campé aux rives de la rivière Platte, aux environs du pont, couchés et cachés dans les roseaux et derrière quelques bouquets d’arbres, avaient découvert le corps, fort endommagé, du roi de l’huile. Ils l’avaient aperçu de la rive dès l’aurore. Jonathan Smith avait donc passé la nuit dans les joncs de son îlot. Deux pirogues allèrent à lui et le ramenèrent au camp.
 
Le médecin des Delawares, en lequel ils avaient toute confiance, n’était point de leur race. C’était un noir géant, qui paraissait fort versé dans l’art de guérir le plus simplement du monde les maux les plus récalcitrants. Ce noir était originaire de la Louisiane où il avait servi longtemps dans une famille française. L’esprit des aventures le poussa à quitter la Louisiane.
 
Il s’en fut tout seul, par les bois, montant vers le Nord. C’est là qu’il rencontra pour la première fois quelques échantillons des naturels qui faisaient, à cette époque encore, l’ornement de la jeune Amérique. Ces Peaux-Rouges, les derniers qui fussent restés dans les Florides, lui parurent tellement supérieurs, par la politesse qu’ils lui montrèrent et les égards dont ils l’entourèrent, aux planteurs qu’il venait de quitter qu’il résolut de vivre avec eux. Et c’est alors qu’il se découvrit des aptitudes spéciales pour la médecine. Quelques plantes bien choisies, de bizarres incantations et quelques bouteilles de gin constituaient une science médicale à laquelle les Peaux-Rouges ne purent pas résister.
 
La renommée de Joe, docteur pour Peaux-Rouges, se répandit de tribu en tribu. C’est ainsi que nous trouvons Joe, à l’heure qui nous occupe, définitivement établi chez les Delawares, en plein Nebraska. Ce fut Joe qui soigna Jonathan. Le malheureux n’avait point besoin des soins de Joe pour rester estropié toute sa vie. Il avait été fort malmené dans sa chute et, sans rendre un compte exact des opérations qu’il eut à subir, dans des appareils plus que primitifs, nous nous bornerons à constater la transformation de cet être grand, fort et corpulent qu’était le roi de l’huile en cet individu ample d’épaules, quasi bossu, d’attitude et de marche fantasques, que fut celui que l’on appela plus tard l’Homme de la nuit, lequel, aussitôt qu’il le put, cacha la déformation de son corps et la déviation de ses membres sous ce macfarlane qui ne le quittait jamais.
 
Quant à la balle dont l’avait gratiné miss Mary et qui était entrée dans les chairs du cou, déterminant une syncope, elle y resta. Joe essaya, il est vrai, de délivrer Jonathan de son projectile, mais ayant constaté que les instruments dont il se servait pour cette délicate besogne ne réussissaient, au lieu de tirer la balle au-dehors, qu’à l’enfoncer plus profondément au-dedans, il y renonça. Une large cicatrice resta à la nuque du patient, cicatrice due beaucoup moins au passage de la balle qu’à celui des instruments du docteur.
 
Quoi qu’il en fût de la science de Joe et de ses opérations, Jonathan prit tout de suite en grande amitié ce géant noir qui lui témoignait tant de zèle et l’entourait de tant de soins.
 
Un autre personnage aussi ne quittait guère le prisonnier, car Jonathan se considérait avec juste raison comme le prisonnier des Delawares. Celui-là était aussi grand, aussi fort que Joe. C’est cette égale puissance qui les avait réunis en une solide affection autant que l’infirmité dont ce colosse souffrait – car il était sourd-muet – et dont le guérit en partie le docteur Joe, puisque celui-ci enseigna à celui-là à exprimer sa pensée et à comprendre celle des autres, grâce à des signes fort ingénieux. Dans leur langage imagé, les Delawares appelaient ce formidable Peau-Rouge « l’Aigle », sans doute à cause de son regard qui semblait très dur et qui était infiniment puissant.
 
La nature paraissait avoir voulu remplacer ce qu’elle avait enlevé à cet homme du côté du tympan et des cordes vocales par la force dont elle avait doué sa prunelle.
 
Joe et l’Aigle tenaient donc compagnie à Jonathan, qui souffrait beaucoup moins des blessures de son corps que de celles de son cœur. La trahison de miss Mary lui était autrement douloureuse que les soins inexpérimentés de Joe et de l’Aigle. Une rage inexprimable, une soif inextinguible de vengeance, d’effroyable vengeance, le jetaient des heures entières dans un silence farouche. Sa pensée, toujours hantée du crime de Mary, qui l’avait voulu tuer pour sauver son amant, sa pensée agitait des projets de terrible revanche. Elle inventait des supplices.
 
C’est à cette heure-là qu’ayant jugé par lui-même combien les souffrances de l’âme sont supérieures à celles de la chair, il résolut de châtier « par l’âme ». Il avait été frappé dans son amour : il frapperait les autres dans leur amour ! Ah ! l’amour ! De quelle haine il allait le poursuivre ! Ce qui faisait monter sa colère au paroxysme était cette considération qu’il n’avait pu être aimé, qu’il n’avait jamais été aimé pour lui-même, qu’il ne le serait jamais ! Il songeait, avec furie, qu’avec son immense fortune, les centaines de millions qui constituaient sa fortune, il n’avait pu acheter une minute de l’amour d’une femme ! Il avait acheté la femme, mais point son amour !
 
Il se décida. Ce fut une résolution soudaine, un serment terrible, qu’il se fit à lui-même de ne plus vivre que pour la haine de l’amour. En attendant qu’il se vengeât sur Mary et sur Charley – car il était décidé à attendre longtemps pour se venger davantage – il se vengerait sur les autres, il exercerait sa vengeance, il aiguiserait les instruments de sa vengeance sur l’amour des autres ! Cela lui permettrait, plus tard, beaucoup plus tard, de frapper à coup sûr. Et cela lui donnerait la patience d’attendre !
 
Et d’abord, il fallait qu’on le crût mort. Il fallait que Charley et Mary vécussent en toute tranquillité et l’oubliassent complètement… Le hasard le servit.
 
Un des prisonniers des Delawares, qui était justement l’un des voyageurs disparus dans l’attaque d’un des derniers convois, voulut, un soir, s’échapper du camp et n’hésita pas à tuer une sentinelle qui gênait son projet. Il fut surpris, dans sa fuite, par un Peau-Rouge qui le tua d’un coup de carabine.
 
Jonathan expliqua à Joe qu’il lui fallait ce cadavre. Il y avait eu entre Joe et Jonathan de longues conversations. Jonathan promit une récompense splendide à Joe si celui-ci exécutait ses ordres. Joe acquiesça à ces offres. Le cadavre fut défiguré. On l’habilla des vêtements du roi de l’huile ; on lui mit les papiers du roi de l’huile dans les poches et l’on alla porter ce cadavre dans les joncs de la rivière Platte, où il fut découvert quelques jours plus tard. Alors se répandit dans le monde entier la nouvelle de la mort du roi de l’huile, dont on doutait encore, malgré la disparition soudaine de Charley et de Mary qui avait fait croire à un drame intime.
 
Un mois plus tard, les Delawares quittèrent le camp volant qu’ils avaient établi sur la rivière, non loin de Julesbourg, et retournèrent chez eux, emmenant Jonathan dans une sorte de carriole, car il n’était pas encore tout à fait remis de ses blessures.
 
Déjà, avant cette époque, Joe s’était absenté du camp sur les prières de Jonathan et n’y était revenu que quelques jours plus tard. Ce fut à ce moment que des hommes de loi trouvèrent dans un secrétaire du bureau de la maison de campagne que Jonathan possédait sur les bords du lac Michigan un testament fort régulier qui laissait tous les biens du roi de l’huile, de par sa volonté, à celui qu’il appelait dans ce testament son « plus fidèle serviteur », à M. Harrison, qui, jusqu’à ce jour, avait occupé dans la maison de Jonathan le rôle de majordome et n’avait pas encore eu le temps de donner beaucoup de preuves de son dévouement, puisqu’il n’avait guère que vingt-deux ans, mais qui, en revanche, avait donné à Jonathan Smith la preuve absolue de son honnêteté en des circonstances où il lui aurait été loisible de s’approprier des sommes considérables.
 
On s’étonna beaucoup et l’on parla longtemps de ce legs extraordinaire, auquel nul ne s’attendait. Mais, comme le roi de l’huile n’avait pas de parents et que le testament était régulier, il fallut bien en passer par la volonté du testateur.
 
La vérité était que tout s’était fait par l’entremise de Joe, auquel Jonathan avait raconté ses terribles aventures, en lui promettant de se l’attacher pour la vie s’il voulait servir ses projets. Jonathan avait jugé Joe fort intelligent, et celui-ci ne manqua pas de lui rendre bientôt les plus signalés services. C’est ainsi que, sur ses indications, il substitua au testament qui était dans le secrétaire de Jonathan, testament qui instituait Mary sa légataire universelle, un autre testament olographe, antidaté, naturellement, que lui remit au camp Jonathan et qui donnait toute la fortune à Harrison.
 
Quelques jours après, Joe s’éloignait du petit village qui constituait la capitale des Delawares dans les territoires réservés et où l’on avait transporté Jonathan Smith. Quand il revint, il avait avec lui Harrison. Celui-ci vint à Jonathan lui jurer une fidélité absolue. Il savait par Joe toute l’histoire, tout le crime. Déjà il haïssait Charley de ce qu’il avait plus que lui encore la confiance de Jonathan. À lui aussi la vengeance serait douce, disait-il.
 
– Si tu m’obéis, je te récompenserai, lui dit Jonathan, comme jamais serviteur n’a été récompensé en ce monde. Si tu me trahis, la mort est sur toi. Toute la fortune du roi de l’huile est à toi, mais tu n’y toucheras point. Sinon, Joe, l’Aigle et moi nous saurons te châtier. Tu as un an pour tout liquider, pour tout vendre, tout emporter. Joe ne te quittera pas. Moi, j’irai m’établir avec l’Aigle sur les bords du lac Érié, d’où je te surveillerai, prêt à te découvrir, prêt à me montrer, prêt, au besoin, à retarder ma vengeance sur Charley pour l’exercer d’abord sur toi !
 
Harrison l’avait interrompu.
 
– Monsieur, lui dit-il, si vous doutiez de moi, pourquoi m’avez-vous fait venir ? Que ferai-je de votre fortune si, du jour où je la fais mienne et où je veux réellement en user, vous apparaissez et vous prouvez que vous êtes vivant et, par conséquent, que votre testament n’est pas encore exécutoire ? Croyez-moi, monsieur, si, pour les autres, je suis l’héritier du roi de l’huile, pour vous je ne suis que votre serviteur.
 
Les choses ainsi réglées, et Jonathan s’étant définitivement remis sur pied, on songea au départ. D’innombrables caisses arrivèrent pendant huit jours au camp des Delawares.
 
Ces caisses renfermaient des trésors de passementeries, des bijoux, des colliers, des bracelets en grande quantité. Puis vinrent d’innombrables litres de liqueur, de l’alcool à enivrer tous les Delawares et tous les Osages, leurs voisins de l’État de Kansas. C’était la rançon du roi de l’huile.
 
En revanche, Jonathan Smith emportait aux Delawares ces deux géants, cette force précieuse : Joe, le noir et l’Aigle, le Peau-Rouge. Depuis qu’un heureux hasard, à la suite de sa terrible aventure du railway, l’avait fait tomber – tomber est bien le mot – au milieu des Delawares, il n’avait pas eu un instant à se plaindre de leur hospitalité forcée.
 
Jonathan, Harrison, Joe et l’Aigle s’en allèrent sur les rives du lac Érié. Le roi de l’huile s’installa à Érié même avec l’Aigle ; Harrison et Joe partirent pour Chicago. Comme les établissements du roi de l’huile se trouvaient mi-partie à Chicago, mi-partie à Oil City, et qu’Érié est entre les deux villes, ils avaient maintes occasions de rendre visite à Jonathan.
 
Celui-ci avait, naturellement, changé de nom et se faisait appeler sir Arnoldson. Il se procura même, à ce nom, tous les papiers qui peuvent constituer une identité.
 
Un an, ainsi, il resta sur les bords de ce lac, méditant sa vengeance. Il ne quitta Érié qu’à de rares occasions, quand il lui semblait bon d’aller surprendre Harrison et Joe à Oil City. Joe lui était de plus en plus dévoué. Harrison restait l’employé fidèle qu’il avait toujours été. Et celui que nous appellerons désormais Arnoldson se rendait bien compte, quand il se trouvait à Oil City ou même à Chicago, que, pour tous, Jonathan Smith était mort. De fait, il était, même pour les personnages qui l’avaient le plus fréquenté, méconnaissable. Déjà, il avait caché son regard sous des lunettes noires, car ce regard était toujours resté le regard du roi de l’huile, et les moins prévenus, s’ils eussent surpris ce regard, se fussent écriés : « Voici Jonathan Smith ! »
 
La liquidation touchait à son terme. Toutes les opérations se faisaient sous le contrôle d’Arnoldson et sur ses indications précises. Quand toute cette immense fortune fut entre les mains d’Harrison et tint en d’innombrables carnets de chèques sur les banques les plus riches du monde entier, Harrison peu à peu transmit à Arnoldson ce qui en fait et en droit n’avait jamais cessé de lui appartenir. Comme nous l’avons dit, en effet, il lui suffisait de se montrer et de dire : « Je suis Jonathan Smith », pour que toute cette fortune échappât à Harrison, en supposant que celui-ci voulût se l’approprier.
 
Arnoldson, quand tout fut terminé, voulut récompenser Harrison et lui proposa cinq millions. Harrison les accepta ; mais, quand Arnoldson lui dit qu’il pouvait s’éloigner de lui, qu’il reconquérait toute sa liberté et qu’il ne lui demandait plus que lesecret le plus absolu sur son existence, Harrison dit : « Je reste ! »
 
Et c’est alors qu’il lui fit l’aveu que lui aussi avait aimé miss Mary d’un amour que nul au monde n’avait soupçonné et que sa plus douce joie serait de joindre sa vengeance à celle de Jonathan.
 
– Il te suffira de servir la mienne ! fit Arnoldson. Tu attendras tant que je te dirai d’attendre. Tu n’agiras que lorsque je te dirai d’agir.
 
– Je vous le jure, maître.
 
Alors, Arnoldson se souvint de son fils. Il emmena ses serviteurs à La Nouvelle-Orléans. Joe s’en fut frapper à la porte de la family house et apprit que le petit William s’était échappé depuis deux mois, mais qu’on l’avait vu errant sur le port. Il en retrouva la trace. Il remonta derrière lui la rive du Mississippi et le rejoignit à Little Rock. Là, il reçut l’ordre de ne plus le perdre de vue mais de le laisser abandonné à lui-même et de ne le secourir en quoi que ce fût.
 
Arnoldson, ayant réussi du côté de son fils, songea alors à savoir où avaient pu se réfugier Charley et Mary. Il partit avec Harrison et l’Aigle pour le Colorado. Arrivé à Denver, il alla demander à l’hôtel d’Albany Mr Wallace. Celui-ci ne reconnut point Jonathan Smith. Arnoldson prononça ces mots : The queen city of the plains. Mr Wallace lui répondit : « Monsieur, je devais remettre à la personne qui m’aborderait ainsi un pli qui me fut jadis confié par le roi de l’huile. Or vous êtes le second qui venez me trouver avec cette phrase. Je n’ai plus le pli. Le premier fut un jeune homme blond qui ne fit que passer à l’hôtel d’Albany quelques jours avant que le bruit de la mort de mon malheureux ami ne se fût répandu jusqu’à nous. J’ai souvent songé à cette visite, qui me parut louche en de telles circonstances, et je donnai le signalement du voyageur à la police, qui ne le retrouva naturellement pas. »
 
Ce disant, Mr Wallace salua Arnoldson. Quand il releva la tête, il fut stupéfait de voir qu’Arnoldson était déjà loin.
 
– Bizarre individu ! fit-il.
 
Et il se remit à ses affaires.
 
Arnoldson savait tout ce qu’il désirait savoir. Charley était venu chercher le secret de l’ingénieur. Il le retrouverait quand il lui plairait. Car Charley, avec une invention pareille dans les mains, ne manquerait point de tenter la fortune.
 
Alors, Arnoldson revint à La Nouvelle-Orléans, où il resta de longs mois. Joe venait l’y voir souvent et lui donnait des nouvelles de son fils, qu’il lui dépeignait dans la misère la plus extrême. Arnoldson, alors, riait d’un rire sinistre et disait à Harrison qui le suppliait de venir en aide au petit :
 
– Attendons, mon cher, attendons. Plus il tombera, plus je l’élèverai, et plus il me sera reconnaissant.
 
Quelquefois, Harrison questionnait Arnoldson sur ses projets de vengeance. Alors, très sombre, le roi de l’huile disait :
 
– Tu verras… Tu verras… Je te ferai assister à quelque chose de vraiment bien. Mais il te faut de la patience… beaucoup de patience… Des années… Dix années peut-être !… Que sais-je ?… Vingt années !…
 
– Vous attendrez trop longtemps… Votre vengeance vous échappera…
 
– Pauvre fou !… J’attendrai qu’ils aient perdu même mon souvenir… J’attendrai qu’ils soient riches et pleins de quiétude. J’attendrai qu’ils aient des enfants, de beaux enfants, Harrison, de beaux enfants…
 
Et Arnoldson riait atrocement.
 
– J’attendrai aussi que je ne l’aime plus… car mon cœur est encore plein de mon amour, vois-tu… et je ne veux pas avoir d’hésitation à l’heure du châtiment… Il faut savoir attendre… Si tu es las déjà, va-t’en !…
 
Mais Harrison restait. Il avait donné sa parole au roi de l’huile et il était ainsi fait qu’il ne la reprendrait jamais.
 
Quand Arnoldson se décida à sauver son fils, il n’était vraiment que temps. William n’eût pu résister encore à quelques semaines de misère. La constitution du petit, qui était d’une robustesse peu commune, prit bientôt le dessus, et William fut debout et bien portant un mois à peine après qu’Arnoldson l’eut ramassé sur la paillasse de la taverne de Boston.
 
Dire la reconnaissance de l’enfant et l’amour qu’il voua à celui qui le traitait alors comme le plus chéri des fils serait impossible.
 
Ce fut alors qu’Arnoldson passa avec William ce qu’il appelait son contrat. Il lui promit tout ce qu’il lui donna plus tard, à la condition que le petit obéît en tout et toujours, et qu’il se montrât son élève soumis. Arnoldson apparaissait à William comme un dieu bienfaisant. Il se donna à ce dieu sans hésitation.
 
Immédiatement commença l’éducation spéciale dont il fut déjà parlé et qui fit de William l’être unique qu’avait rêvé Arnoldson. On voyagea beaucoup, toujours avec Joe et l’Aigle et les professeurs du moment. On restait deux ans dans une contrée, et, William s’étant familiarisé avec la langue de cette contrée, on passait à une autre. Arnoldson parcourut ainsi la terre, certain qu’il retrouverait, un jour, Charley et Mary exploitant l’invention qu’ils tenaient de Mr Wallace. Et, en effet, il les retrouva finalement au Siam, où ils vivaient sous les noms de M. et Mme Lawrence, se faisant passer pour des Français d’origine anglaise. Ils avaient, à cette époque, deux enfants, et semblaient en train de faire fortune avec l’exploitation du minerai d’or.
 
Ce fut Harrison qui fut chargé de contrôler tous ces renseignements, et, quand il en eut reconnu l’exactitude, Arnoldson déclara qu’il fallait bien se garder de troubler Charley et Mary dans leurs travaux. Il ne voulut point les voir et fit tout pour les éviter. Enfin, s’étant assuré que, s’ils quittaient le pays, il en serait tout de suite averti, il revint en Europe.
 
Arnoldson, quand il ne s’occupait pas de son fils, s’occupait de sa fortune. Au bout de vingt ans, cette fortune, tant par les opérations heureuses auxquelles il se livra que par l’amoncellement des capitaux et des intérêts, avait dépassé de beaucoup le milliard.
 
Arnoldson était l’un des maîtres de la terre. C’est alors qu’il produisit son œuvre, ce prince Agra, auquel il venait d’acheter des terrains immenses dans les Indes anglaises, et dont l’apparition devait causer tant de drames dans les sociétés du vieux monde.
 
Enfin, trois années avant l’époque où se passent les événements qui nous occupent, Lawrence, sa femme et ses enfants étaient venus s’installer à Paris. Joe fut chargé de les surveiller et d’organiser autour d’eux cette surveillance, pendant qu’Arnoldson préparait tout pour une vengeance qu’il avait annoncée très proche.
 
Joe avait donc, depuis trois ans, acquis, à deux pas de la villa de Lawrence, l’auberge Rouge, dans laquelle nous avons vu entrer cette famille dont l’Homme de la nuit avait juré la perte !