h2.08 - Un homme dans la nuit

VIII

PREMIER AMOUR
 
 
     Le jour qui suivit, à l’heure du crépuscule, Lily était à sa fenêtre, à la fenêtre de cette chambre d’où l’on voyait le soleil se coucher derrière le coteau de Montry.
 
Elle était fort émue, d’une émotion toute nouvelle pour elle, à la fois pénible et délicieuse. Elle se sentait oppressée du désir ardent de voir apparaître, comme la veille, le blanc cavalier au sommet du coteau. Elle avait la crainte qu’il ne vînt pas.
 
Le soleil venait de disparaître, n’était plus qu’une mince ligne rouge à l’horizon.
 
Et le cavalier ne venait pas.
 
Lily espérait encore, attendait encore. Chaque seconde qui s’écoulait faisait sa peine plus grande, quand, sur la route, au même endroit où elle l’avait vu la veille, le prince Agra s’en vint vers Lily.
 
Il n’arriva pas au sommet du coteau avec la fougue de la veille. Il grandit, à l’horizon, sur son coursier. Il était une grande ombre sur l’immensité violette de la nuit très proche. Et cette ombre équestre s’arrêta. Ce ne fut pas la vision rapide de la veille. De longues minutes, au contraire, s’écoulèrent quand cette ombre se fut arrêtée en face de la fenêtre où s’encadrait la fine silhouette de Lily.
 
Le jeune homme, comme il l’avait fait déjà le jour précédent, lui jeta un baiser.
 
Ce fut un baiser qui lui vint à travers l’espace qui les séparait. Le geste du cavalier, grandi, élargi par le jeu des ombres au crépuscule, sembla l’atteindre. Lily en défaillait.
 
Alors, elle le lui rendit. Elle ne comprenait pas ce qui se passait en elle.
 
Presque aussitôt le mystérieux cavalier n’était plus là. La campagne en même temps devint encore plus sombre.
 
Lily s’accouda à la fenêtre et rêva longtemps, puis un murmure la fit se diriger vers la chambre de sa mère.
 
Mme Lawrence, depuis la veille, était au lit. Elle n’adressait que de rares paroles aux personnes qui la venaient visiter. Elle s’entretint même fort peu avec ses enfants, auxquels elle commanda de ne point faire venir de médecin.
 
– Ce ne sera rien, disait-elle. Demain, je serai debout.
 
Mais le lendemain, elle ne se leva pas, car elle était encore très faible, et la fièvre qui la dévorait depuis ses premières heures de lit n’avait guère diminué.
 
Effrayé, Pold, malgré les recommandations de sa mère, écrivit à Lawrence, à Paris.
 
Mais, quand vint le soir, Adrienne, qui se sentait mieux, put se lever. L’état de son esprit s’était amélioré comme l’état de son corps.
 
Elle espérait. Après le désespoir dont elle avait été saisie à la suite de son entrevue avec l’Homme de la nuit, un doute avait grandi en elle, ce doute qu’elle avait déjà exprimé devant Arnoldson et que celui-ci avait fait disparaître momentanément en lui criant : « J’ai les preuves et je vous les apporterai !… »
 
Bientôt même, Adrienne, prenant ses désirs pour la réalité, se dit que les dernières paroles d’Arnoldson n’étaient, après tout, qu’une défaite. Il aurait ainsi masqué piteusement sa fuite et sa déconvenue, voyant que ses dénonciations et ses calomnies n’avaient pas produit auprès d’elle l’effet qu’il en espérait…
 
Adrienne n’avait pas oublié la phrase redoutable qui devait lui annoncer la production des preuves de l’adultère de son mari pour le lendemain du jour où elle serait prononcée, et, ce jour-là, elle devait préparer à l’Homme de la nuit une longue entrevue qui serait définitive entre eux.
 
Elle ne croyait plus maintenant à cette entrevue fatale ; elle était certaine qu’Arnoldson s’était joué d’elle et que jamais cette phrase ne retentirait à ses oreilles : « Il n’y aura pas de lune cette nuit ! »
 
Aussi était-elle presque gaie, d’une gaieté un peu factice, quand, le soir venu, elle s’assit à la table où ses enfants seuls avaient déjeuné le matin même.
 
– On a mis un couvert de trop, remarqua-t-elle.
 
– Mais point du tout, mère, fit Pold. C’est le couvert de papa.
 
– De ton père ? Mais il est à Paris !
 
– Il doit être maintenant sur la route d’Esbly et il sera ici dans quelques instants…
 
– Comment cela ?
 
– Je lui avais écrit, mère, que vous étiez très souffrante. Ne doutez point qu’il vienne…
 
Adrienne embrassa tendrement son fils. Elle voulut attendre, pour commencer le repas, l’arrivée de son mari. Elle attendit une demi-heure, une heure.
 
Lawrence n’arrivait pas.
 
– Il aura manqué le train, fit Pold.
 
Mais, dans la soirée, Lawrence ne vint pas.
 
– C’est étonnant ! Je n’y comprends rien ! s’exclamait Pold.
 
Adrienne songeait.
 
– Ses affaires l’ont retenu. Il va nous arriver demain.
 
Mais le lendemain se passa comme la soirée de la veille et Lawrence ne vint pas. Adrienne était reprise de soupçons et, naturellement, selon l’ordre régulier de ces sortes de sentiments, les soupçons se changèrent à nouveau en certitude.
 
Lawrence la trompait. Son mari était coupable. Arnoldson n’avait dit que l’exacte vérité !
 
Enfin, on reçut une lettre, une courte lettre, dans laquelle Lawrence disait l’impossibilité en laquelle il se trouvait de quitter en ce moment Paris et ses affaires, à moins que sa présence ne fût rendue absolument nécessaire à Montry… Il pensait qu’il n’en était pas ainsi et qu’Adrienne allait certainement mieux…
 
Cette lettre fit le plus grand mal à Adrienne.
 
Elle prouvait une indifférence soudaine à laquelle Lawrence ne l’avait pas préparée. En d’autres temps, à la première nouvelle d’une maladie de sa femme, si bénigne fût-elle, il serait accouru et n’aurait voulu la quitter que complètement rassuré.
 
Que les temps étaient changés ! Comment se pouvait-il qu’une pareille transformation se fût accomplie en quelques jours ?
 
Elle voulait savoir et elle craignait de savoir… Elle ne se sentait pas, à cette heure, la décision nécessaire pour agir. Elle résolut d’attendre la fin de cette semaine, comme le lui avait ordonné l’Homme de la nuit…
 
Et elle attendit, en effet, dans les larmes, des larmes qu’elle cachait soigneusement à ses enfants.
 
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Ce soir-là, Pold se livra à son escapade coutumière dans le petit pavillon qu’habitait Mme Martinet, au fond du jardin des pavots, chez Arnoldson.
 
Mme Martinet, qui avait revêtu un léger peignoir pour reconduire Pold jusqu’à la porte du pavillon, lui dit :
 
– Je suis bien coupable !
 
– Ça, oui ! fit Pold. Ça, oui ! Pour être coupable, tu l’es ! Mais il n’y a là rien qui doive t’étonner, car voilà déjà quelque temps que tu es coupable…
 
– Je me fais tous les jours mille reproches. Non point tant à cause de mes devoirs oubliés envers ce pauvre M. Martinet…
 
– Ah ! s’écria Pold, en voilà un qui doit avoir de la veine au jeu !
 
– Il ne joue jamais.
 
– Tu devrais lui dire d’aller aux courses. Tu lui dois bien cette réparation-là… Au revoir, Marguerite ; il faut que je rentre…
 
– Eh ! mon Dieu ! comme tu es pressé ! Ce n’est pas encore le jour…
 
– Ce n’est pas l’alouette !… chantonna Pold.
 
– Je ne t’ai pas dit pourquoi je me fais mille reproches. C’est que j’ai une peur affreuse de ce que tu peux penser de moi… Comment me juges-tu, mon Pold ? Réponds-moi bien franchement… Comme…
 
– Allez ! vas-y !
 
– Comment, « vas-y ! »
 
– Mais oui, marche… Mais marche donc ! Comme…
 
– Je ne te comprends pas…
 
– Je parie sur la tête de Martinet que tu vas me dire : « Comme tu dois me mépriser maintenant ! »
 
– Eh bien, cela t’étonne ?
 
– Là ! ça y est ! Qu’est-ce que je disais !
 
– C’est d’une honnête femme, monsieur, ces scrupules.
 
– C’est d’une petite-bourgeoise, madame, déclama Pold, qui haussait les épaules. Comment, madame ? comment ? vous ne pouvez avoir un pauvre petit amant sans lui demander s’il vous méprise ? Ah ! madame Martinet, vous êtes bien de la rue du Sentier !
 
Marguerite était horriblement vexée.
 
– J’aime mieux être une bourgeoise de la rue du Sentier qu’une cocotte de l’avenue Raphaël ! s’écria-t-elle en fermant ses petits poings.
 
Pold fit, en riant :
 
– Ah ! la méchante ! Ah ! la vilaine qui insulte sa sœur !…
 
– Vous ne la méprisez pas, celle-là ?
 
– Je ne la méprise pas…
 
– Vous l’aimez ?
 
– Je l’adore !…
 
– Vous dites ? demanda Mme Martinet, suffoquée.
 
– Je dis : « Je l’adore ! »
 
– Vous l’adorez ?… Oh !…
 
Et Marguerite se précipita sur Pold qu’elle griffa au visage.
 
– Bas les pattes, fit Pold. Tu sais, Marguerite, la moutarde commence à me monter au nez !…
 
– Ah ! tu l’adores !… Tu l’adores !… Eh bien, et moi ?…
 
Pold poussa la porte, se jeta dans le jardin et lui lança cette dernière réplique :
 
– Toi ?… Tu me rases !
 
Mme Martinet en eut la respiration coupée. Elle alla se recoucher et donna, jusqu’au jour, libre cours à son indignation.
 
Aussitôt dans le jardin, Pold se dirigea vers la petite porte du mur de clôture qui donnait sur la campagne, du côté de la villa des Volubilis.
 
Il faisait fort nuit. Pold marchait avec précaution.
 
Au moment où il se croyait sorti déjà des Pavots, sur le seuil même de cette porte, il sentit tout à coup une main qui se posait sur son épaule.
 
Il fit un bond et poussa un cri.
 
Mais la main ne l’avait pas lâché, et l’ombre à laquelle appartenait cette main semblait fort menaçante.
 
– Monsieur Pold Lawrence, dit l’ombre, veuillez m’écouter un instant, s’il vous plaît.
 
– L’Homme de la nuit ! s’écria Pold. Vous êtes le bien nommé, monsieur Arnoldson. Et que voulez-vous de moi à cette heure ?
 
– Que vous m’expliquiez votre présence dans ma demeure.
 
– Croyez-vous, monsieur, que je sois venu vous voler ?
 
– Eh ! que non pas… Mais, si ce n’est pas pour voler que vous venez de nuit chez moi, pourquoi est-ce donc faire, monsieur Pold ?
 
– Ne le devinez-vous point ?
 
– Non pas.
 
– Vous n’êtes guère perspicace. Quand un monsieur viole une propriété, saute des murs et passe des seuils défendus, c’est sûrement un voleur ou un amoureux. N’étant point un voleur, je suis un amoureux.
 
– Pas possible ! Vous aimez quelqu’un chez moi ?
 
– C’est tout à fait possible ! Que voulez-vous, je suis assez gobé des femmes ! fit Pold avec un petit ton d’extrême fatuité.
 
– Et qui donc aimez-vous chez moi ?
 
– Oh ! cela, c’est un secret, un secret que rien au monde ne pourrait m’arracher, monsieur. Quand il s’agit de l’honneur d’une femme, ou plutôt, en la circonstance, de son déshonneur, je suis plus discret que la tombe !
 
– Mais il n’y a que Mme Martinet chez moi… C’est donc Mme Martinet que vous aimez ?
 
– Libre à vous, monsieur, de tirer de la présence de Mme Martinet chez vous et de l’absence de toute autre femme la conclusion qu’il vous plaira, mais moi je ne vous aiderai point dans votre raisonnement…
 
– Vous êtes un garçon fort réservé.
 
– Oui, monsieur…
 
– La réputation de Mme Martinet n’aura pas à souffrir avec vous.
 
– En admettant qu’elle ait déjà couru ce risque, monsieur, vous pouvez être certain qu’elle ne le courra plus. Et si vous adoptez cette hypothèse que j’ai aimé Mme Martinet, vous pouvez accueillir cette certitude que je ne l’aimerai plus…
 
– Je vous comprends. Vous êtes volage, jeune homme, et vous en aimez une autre.
 
– Monsieur, vous avez deviné.
 
– Plus que vous ne le pensez, peut-être, fit Arnoldson.
 
– Et qu’avez-vous encore deviné ?
 
– Le nom de celle que vous aimez.
 
– Dites…
 
– Diane !
 
– C’est vraiment merveilleux ! Et qui vous a si bien renseigné ?
 
– Mais Diane elle-même. Vous savez qu’elle reçoit de temps à autre le prince Agra, et il m’arrive d’accompagner mon prince chez son amie.
 
– Ah ! vous voyez Diane ? demanda Pold, tout à fait intéressé. Est-elle toujours aussi belle ?
 
Maintenant, Pold et l’Homme de la nuit se promenaient dans la campagne, côte à côte, comme de vieux amis.
 
– Elle est plus belle encore !
 
– Elle vous a dit du mal de moi, n’est-ce pas, monsieur ?
 
– Mais pas le moins du monde. Elle vous garde, au contraire, un charmant souvenir, et elle m’a raconté votre audacieuse entreprise avec presque de la joie.
 
– Ah ! puissiez-vous dire vrai, monsieur ! Je serais tout prêt à la recommencer.
 
– Vraiment ?
 
– Je vous le dis.
 
– Eh bien, et Mme Martinet ?
 
– Puisqu’il n’y a plus rien à vous cacher, sachez donc qu’elle est embêtante comme tout !
 
– Ces bourgeoises sont bien désagréables.
 
– À qui le dites-vous ? Je ne la reverrai de ma vie… Mais, dites-moi, comment se fait-il que Diane, qui m’avait si rudement chassé de chez elle la seconde fois que j’y vins, comment se fait-il qu’elle ait ainsi changé de ton ?
 
– Oh ! c’est bien simple !
 
– Mais encore ?…
 
– À ce moment, elle aimait le prince Agra ; aujourd’hui, elle en est lasse déjà. Vous savez qu’on ne peut compter sur des sentiments bien suivis de la part de ces dames.
 
– J’en sais quelque chose…
 
– Eh bien, elle ne porte plus le prince Agra dans son cœur, et je crois bien qu’il y a là une place à prendre.
 
– Monsieur ! vous me parlez comme un véritable ami.
 
– Vous savez que je suis celui de votre père, et il me plaît d’être le vôtre.
 
– Et le prince ?
 
– Bah ! il a autre chose à faire que d’être jaloux !
 
– Monsieur ! je voudrais la revoir…
 
– C’est bien la chose la plus facile du monde.
 
– Dites, monsieur, dites ! Je suis sur des charbons ardents !
 
– Demain, elle se montre sur la scène des Folies, dans une nouvelle création. Tout Paris sera là.
 
Pold cria, joyeux :
 
– Et moi aussi, j’y serai !… Au premier rang !
 
– Non point ! jeune homme. Au dernier !… Il ne faut pas la compromettre… Et puis qui vous dit qu’il n’y aurait point d’amis de votre père dans la salle, ou même votre père lui-même, qui est en ce moment à Paris ?… Il faut vous dissimuler : c’est plus sage.
 
– Monsieur, je suivrai vos conseils.
 
– Si vous suivez mes conseils, jeune homme, vous ne vous en repentirez point, et peut-être vous conduirai-je saluer Diane dans sa loge…
 
– Vous, vous feriez cela ?
 
– Mais oui.
 
– Tenez, monsieur, on vous a appelé l’Homme de la nuit ! Moi, je vous nomme l’Ange des ténèbres !
 
Mais Arnoldson disparaissait déjà dans l’ombre.
 
– À demain, aux Folies ! jeta-t-il encore à Pold.
 
– À demain ! s’écria Pold, et vive l’amour !
 
Sur ces mots, il s’en fut se coucher.