h2.09 - Un homme dans la nuit

 
 
     Arnoldson, qui n’en était pas à un mensonge près, avait donc dit à Pold, dans un but que l’on comprendra bientôt, que Diane n’aimait plus le prince Agra.
 
C’était bien la chose la plus fausse du monde, et, depuis un mois environ que Diane avait juré obéissance au prince, son amour avait atteint les extrêmes limites de la plus violente passion.
 
Et, cependant, le prince, s’il s’était montré chez Diane et avec Diane à plusieurs reprises, le prince n’était point son amant !
 
Son pouvoir sur cette femme était tel qu’il avait pu se refuser si longtemps sans avoir à craindre une révolte finale qui l’eût déliée de lui.
 
Sa générosité, mieux que cela : sa folle somptuosité tenait Diane en haleine. Enfin, à cette heure, tout Paris parlait du palais grandiose que le prince faisait élever avenue du Bois-de-Boulogne à celle que tous croyaient sa maîtresse.
 
Une armée d’ouvriers y travaillait nuit et jour.
 
– Patience ! disait-il à Diane, patience ! Je veux que nous ayons là une demeure digne de nos amours…
 
Et quand Diane était trop lasse, trop fatiguée d’attendre et qu’elle ne pouvait s’empêcher de lui dire son supplice, en le priant avec des larmes d’y mettre fin, Agra disait :
 
– J’ai fait un vœu, Diane. Je poursuis une œuvre, une grande œuvre de réparation et de justice. Nous ne serons point l’un à l’autre avant qu’elle ne soit accomplie…
 
– Et vous m’y avez associée, disait-elle, très grave. Certes, j’obéis en aveugle ; je ne sais où je vais, j’ignore la raison de mes actes… Ce doit être bien terrible, ce que vous avez entrepris, prince Agra, bien terrible, si j’en juge par ce que je vois.
 
– Que voyez-vous ?
 
– Je vois Lawrence…
 
– Certes, dit-il, d’une parole glacée, je suis content de vous, Diane… et vous avez fait de Lawrence une misérable chose…
 
– Si misérable ! insista-t-elle. Si misérable ! si vous saviez !
 
– Il faudra montrer cela à Arnoldson, fit Agra.
 
– Quoi donc ?
 
– Mais la misère de cet homme…
 
– Et pourquoi à Arnoldson ?
 
– Parce qu’il aime ce genre de spectacle, madame, et que tout ce qui m’intéresse le touche.
 
– Prince, dites à Arnoldson d’être dans ma loge, le soir de la première aux Folies, à dix heures. Vraiment, fit-elle avec un sourire lamentable, s’il se réjouit de la souffrance des hommes, il passera quelques minutes divines…
 
Car elle avait suivi férocement le programme que lui avait inspiré Agra. Lawrence n’était plus qu’un pauvre être à ses pieds. Elle fut sans pitié, et tout ce qu’une femme peut avoir en elle ou imaginer d’artifices, de mensonge, d’impudeur et de coquetterie, elle en usa avec une science infinie du cœur des hommes et de ses faiblesses, de ses fatales défaillances, tour à tour se donnant, puis se reprenant au moment où on allait la prendre, où le malheureux espérait qu’il allait enfin réaliser le rêve de sa chair, se faisant désirer d’une furieuse ardeur et fermant sa porte soudain, alors qu’elle venait à peine de l’entr’ouvrir.
 
Et le malheureux pleurait de rage, râlait d’amour, parlait de tuerie et de suicide. Mas il ne tuait ni ne se suicidait, et se soumettait, au contraire, et se ruinait en cadeaux inutiles.
 
Car il crut que cette femme se donnerait à lui pour de l’argent, et il compromit sérieusement sa fortune, celle de sa femme et de ses enfants.
 
Arnoldson n’avait que trop dit la vérité à la malheureuse Adrienne.
 
Ce jeu ne cessait pas. Plus les jours s’écoulaient et plus Diane se montrait cruelle. Elle agissait maintenant non seulement par obéissance à Agra, mais par haine de Lawrence. Elle lui avait une inimitié mortelle de ce qu’il s’était placé entre elle et Agra et le considérait comme la cause du retard que le prince mettait à leur bonheur.
 
Nous voici donc le soir de cette représentation aux Folies où Diane, qui avait toujours l’amour de la scène et qui n’avait pu vaincre ses instincts de cabotinage, allait s’exhiber dans la danse du feu.
 
Le Tout-Paris des premières était là, et des loges avaient été louées fort cher par des amis de Diane qui voulaient lui faire un triomphe.
 
Une avant-scène avait été retenue pour le prince Agra, mais cette avant-scène restait vide.
 
Il était dix heures du soir, et Diane se trouvait dans sa loge. Elle s’était livrée à la camériste et procédait aux premiers détails de sa toilette de scène quand on frappa à la porte.
 
– Qui est là ? cria Diane sans se retourner.
 
– Arnoldson.
 
– Allez ouvrir, Jenny.
 
Jenny ouvrit à Arnoldson. Celui-ci vint saluer Diane, qui sans lui dire un mot de bienvenue, lui désigna, au fond de la loge, une tenture qui retombait sur une petite porte communiquant avec une sorte de cabinet de débarras.
 
Arnoldson alla se dissimuler dans ce cabinet. Pas un mot n’avait été échangé entre eux.
 
Dix minutes s’écoulèrent. Diane s’était fardée et maquillée selon le rite, quand on frappa de nouveau à la porte de sa loge.
 
Lawrence entra. Il déposa son chapeau sur un guéridon, vint baiser la main de Diane, qui lui dit : « Bonsoir, mon ami » et s’assit.
 
– Je vous demande pardon de ne point vous avoir reçu ce matin, fit Diane : j’avais une migraine atroce.
 
– Et hier soir, Diane, demanda Lawrence, aviez-vous votre migraine ?
 
– Non, mais j’étais de si méchante humeur que je ne voulus point vous la faire supporter.
 
– J’aime mieux vous voir souffrir et je préfère supporter votre mauvaise humeur que de ne point vous voir, Diane, vous le savez.
 
– Mon cher Maxime, on n’a jamais le dernier mot avec vous. Même quand vous avez raison, si vous m’aimez réellement, vous devriez bien accepter d’avoir tort.
 
– Je suis le plus malheureux des hommes, Diane, vous me dédaignez.
 
– Quelle erreur est la vôtre, cher ami ! Si j’étais une de ces femmes qui se donnent avec la rapidité que vous semblez souhaiter, vous seriez le premier à le regretter… Les hommes sont bien étranges…
 
– Voilà un mois que je vous prouve ma fidélité et que vous me donnez des espérances que vous ne réalisez jamais.
 
– Cela viendra, cela viendra…
 
– J’en doute…
 
– Alors, que faites-vous ici ?
 
Lawrence dit, d’une voix suppliante :
 
– J’attends que vous soyez meilleure. Je ne puis supposer une seconde que vous m’ayez supporté si longtemps si ce n’est que pour me repousser à jamais !… Pourquoi avez-vous fait tout ce qu’il faut pour que je vous aime, Diane, si vous voulez éternellement me refuser votre amour ?
 
Diane avait croisé les jambes sous son peignoir ; elle fit sauter de l’un de ses petits pieds son soulier et dit :
 
– Nous ne nous adorerons que mieux plus tard. Je te mets à l’épreuve, mon chéri, pour te récompenser selon ton mérite et ta patience…
 
Et comme son pied, nu dans le bas de soie noire, s’agitait nerveusement, Lawrence fut à genoux, lui prit ce pied entre ses deux mains et le baisa.
 
– Relève-toi, grand fou, et va te cacher derrière le paravent. Je vais passer mon maillot.
 
La soubrette, en effet, était là, tendant le maillot.
 
Lawrence disparut derrière le paravent.
 
Quand il eut le droit de revenir, Diane était debout, droite et cambrée dans son maillot, la poitrine découverte. Toute sa grâce était dévoilée aux yeux troubles de Lawrence. Elle s’exhibait orgueilleusement dans sa pleine puissance, sachant que Maxime en serait affolé.
 
Une odeur de femme, des parfums compliqués de femme à sa toilette emplissaient l’étroite loge.
 
Comme la soubrette sortait, envoyée en commission, Lawrence s’approcha vivement de Diane, tendant les bras vers elle. Mais celle-ci l’arrêta d’un geste.
 
– Halte-là ! monsieur, fit-elle, halte-là ! Vous voilà bien émotionné !
 
– Diane ! supplia Lawrence.
 
– Eh bien, quoi, Diane ? fit la jeune femme… Tu es ridicule, mon cher… Tu as tout le temps l’air d’une bête fauve…
 
Lawrence tomba dans une désolation effroyable, qu’il ne dissimulait pas. Véritable loque, il se mit à geindre :
 
– Tu me permets de te voir et tu ne me permets pas de te toucher. Tu me promets toutes les joies et tu ne me les donnes jamais… Et cependant, Diane… Écoute ce que je vais te dire et ne souris pas de ce sourire qui me rend fou… Cependant, j’ai tout fait de ce que tu m’as ordonné… J’ai eu de la patience quand tu m’en as demandé. J’ai remis à une heure plus propice mon bonheur quand tu m’en as prié… Le désir que tu voulus exprimer, je le contentai sur-le-champ… Non, non ! Diane ! je ne reculai devant rien ! Ma fortune, je l’ai compromise !…
 
– C’est le tort que tu as eu, mon cher ! fit Diane, très froidement, en se bichonnant le nez d’une houppette tirée d’une boîte de poudre de riz.
 
– Évidemment, tu ne m’as rien demandé.
 
– Alors ?
 
– Alors, ton attitude était incompréhensible, et tu te montrais vis-à-vis de moi de mœurs si sévères que j’eus le droit de me dire que…
 
– Que ?…
 
– Que tu ne serais pas insensible à des présents !
 
– Ah ! le pauvre chéri !
 
Et Diane haussa, d’un geste charmant, ses blanches épaules. Lawrence marchait de long en large dans la loge, d’un pas rageur.
 
– Si je ne t’avais pas aimé, mon chéri, je t’aurais cédé tout de suite… Je ne veux pas que tu puisses songer une seconde que je ne t’aime pas… Voyons, raisonne un peu, si, cependant, l’état dans lequel je te mets te permet de raisonner encore… Le prince Agra est à mes pieds… Il est jeune, et il est beau, et il est mille fois plus riche que toi… Alors… alors, pourquoi aurais-je jeté les yeux sur toi si je ne t’aimais pas ?… Songe à cela !
 
– C’est bien ce que je me dis, et c’est bien là ta force… et c’est bien aussi ce qui fait que je ne te comprends pas…
 
– Je veux te faire souffrir, je veux savoir ce que je puis exiger de toi… je veux essayer mon pouvoir sur toi… Quand tu auras mérité mon amour…
 
– Qu’arrivera-t-il ?
 
– Diane sera à toi…
 
– Je ne le sais pas, j’en doute… J’en doute et je reste !
 
Lawrence avait des larmes dans les yeux. Il dit :
 
– Diane ! Si tu savais ce que j’ai fait pour toi, ce que je n’ai pas hésité à faire ! Qu’importe ma fortune ! Mais il est des choses plus sérieuses que ma fortune, plus importantes, et qui n’ont rien pesé dans ma main quand il s’est agi de contenter ta fantaisie. Je t’ai tout donné, tout accordé ! Écoute-moi ! Écoute-moi !
 
Lawrence, de plus en plus stupide, avait pris les pieds de Diane et déposait sur ces pieds des baisers précipités.
 
– Écoute-moi ! J’ai une femme, que j’aimais comme nul homme au monde n’aima une femme !… Eh bien !… cette femme – et je commets un crime, ici, en te parlant d’elle – cette femme est souffrante, très malade… sa vie, peut-être, est en danger, et je ne suis pas à côté d’elle, parce que je suis à côté de toi ! J’ai un fils. Ce fils m’a écrit que sa mère m’attendait, que l’état de sa santé était alarmant… et qu’il fallait quitter Paris sur-le-champ… Or je n’ai pas quitté Paris, je néglige l’avertissement de mon fils, je fuis le chevet de ma femme et je suis aux Folies !… aux Folies !… Pourquoi ? mon Dieu ! Pourquoi ?… Pour un sourire de toi ! Et tu ne souris pas !…
 
Lawrence continuait à se plaindre de Diane, et Diane à se montrer indifférente. Rien de ce que disait Maxime ne semblait l’émouvoir, et, bientôt, celui-ci, après avoir montré tant de faiblesse et tant de soumission, ne put s’empêcher de laisser échapper des paroles de colère et de révolte.
 
Oui, maintenant, sa voix grondait et menaçait.
 
Lawrence s’écria :
 
– Vous vous jouez de moi, Diane ! Mais prenez garde, car vous m’avez rendu fou, et cette folie pourrait vous devenir fatale…
 
– Que voulez-vous dire ?
 
Lawrence, dans une grande exaspération, continua :
 
– Ah ! insensée qui ne comprends pas qu’on n’accule point un homme à l’amour ou à la mort sans risquer pour soi-même cette mort quand on refuse l’amour !
 
Diane éclata d’un long rire :
 
– Ah ! mon cher, vous êtes délicieux !… Vous êtes délicieusement ridicule !
 
Et drapant sur ses épaules l’étoffe multicolore dont elle devait envelopper sa danse, elle fit :
 
– Allons, monsieur, vous parlez comme à l’Ambigu, et nous sommes aux Folies !
 
Lawrence s’essuya le front d’un geste fébrile.
 
– Oui, je suis stupide, dit-il d’une voix brisée… Il y a si longtemps que vous m’avez mis à l’épreuve… un long mois… Mais je suis fou, je m’égare… moi, vous faire du mal, vous tuer ? ne croyez pas cela !
 
Lawrence supplia, la face douloureuse :
 
– Donnez-moi vos lèvres.
 
Diane fit une moue et eut un geste agacé :
 
– Ah ! ça ! non, par exemple ! Vous voulez donc me démaquiller ?
 
Lawrence chancela. Il porta les mains à son front.
 
– Ah ! fit-il d’une voix sourde… madame, comme vous savez faire souffrir les hommes !…
 
Jenny entrait. Diane lui dit d’ouvrir à Lawrence la porte de la loge. Celui-ci s’en alla en se heurtant aux meubles comme un homme ivre.
 
Quand il fut parti, Arnoldson sortit de sa cachette. Un sourire effrayant illuminait cette figure horriblement joyeuse.
 
– Cela n’est pas mal, fit-il, ma petite Diane.
 
D’un geste familier, il frotta ses longues mains osseuses.
 
– Mais nous aurons mieux ! beaucoup mieux !… Dites-moi donc, madame, les lettres de Lawrence…
 
– Le prince, avec qui j’ai eu un long entretien hier, m’a priée de les mettre de côté et de vous les donner si vous me les demandiez… Qu’en ferez-vous ? Je n’ose, je ne veux pas y penser… Mais, puisque le prince veut qu’il en soit ainsi, je vous les donnerai, monsieur…
 
Diane avait dit cela d’une voix basse et désigna du doigt Jenny.
 
– Ah ! votre soubrette, madame ? fit tout haut l’Homme de la nuit. Mais Jenny vous est d’autant plus fidèle, à vous qu’elle m’est entièrement dévouée, à moi… N’est-ce pas, Jenny ?
 
– C’est vrai, madame…
 
– Eh ! quoi ? mes domestiques ?… interrogea anxieusement Diane.
 
– Vos domestiques, madame, sont d’abord les nôtres. Ne craignez rien : nous achetons les gens assez cher pour ne point craindre la concurrence.
 
– Ah ! mon Dieu ! fit Diane… De telle sorte que je ne puis faire un pas, une démarche, prononcer une parole sans que tout cela soit su de vous ?…
 
– J’ai l’honneur de vous en prévenir, madame…
 
Diane paraissait épouvantée.
 
– Calmez-vous, lui dit Arnoldson avec son hideux sourire. Tout ceci se terminera bien pour vous…
 
Diane, tremblante, demanda :
 
– Alors, les lettres…
 
– Vous les garderez !
 
– Elle ne vous serviront donc pas ?
 
– Mais certainement, madame, elles me serviront. J’en ai même un besoin urgent.
 
– Aussi je vous les offre…
 
– Mais je n’en veux pas.
 
– Je ne comprends plus.
 
– Croyez-moi, madame, dans toute cette histoire, il vaut mieux que vous ne compreniez pas… Écoutez-moi donc… Voici ce que vous allez faire.
 
– Qu’est-ce encore, grands dieux ?
 
– La chose la plus simple. Ces lettres sont dans le tiroir d’un secrétaire de votre chambre ?
 
– Oui, monsieur. Comment savez-vous cela ?
 
– C’est Jenny qui me l’a dit. N’est-ce pas, Jenny ?
 
Jenny approuva d’un signe de tête.
 
– Je chasserai Jenny !
 
– Vous ne la chasserez pas, car, si vous la remplaciez, vous ne changeriez rien à la situation particulière dans laquelle vous a mise votre liaison avec Agra. On obéit au prince, et le prince ne veut pas que vous chassiez Jenny.
 
– Continuez, monsieur. Ces lettres sont dans mon secrétaire… Eh bien ?
 
– Eh bien, vous les y laisserez ! Seulement…
 
– Seulement ?
 
– Seulement, ce secrétaire a une clef. Vous allez me la donner.
 
– Oui, monsieur.
 
– D’autre part, Jenny va me donner la clef de la petite porte qui donne sur l’avenue Prud’hon et grâce à laquelle elle peut introduire dans votre hôtel, presque tous les soirs, son amant, un jeune homme qui est apprenti tapissier dans une maison de la rue du Sentier et qui répond au doux nom de Victor.
 
– C’est vrai, Jenny ? s’écria Diane.
 
– C’est vrai, madame, fit Jenny en baissant pudiquement les paupières.
 
– Donnez votre clef, fit Diane.
 
Jenny tendit la clef.
 
– Victor en sera quitte pour revenir une autre fois ou pour faire une autre clef, dit Arnoldson.
 
– Victor ne devait pas venir ce soir, monsieur, car il sait que nous rentrerons très tard.
 
– Oui, madame, fit Arnoldson, vous ne rentrerez pas avant deux heures ou trois heures du matin chez vous.
 
– Et pourquoi ?
 
– Je crois que le prince Agra vous mènera souper ce soir, au sortir des Folies.
 
– Ah ! si vous pouviez dire vrai !
 
– Je vous le promets.
 
– Merci, monsieur. Voici la clef de mon secrétaire. Et faites selon votre bon plaisir.
 
Arnoldson, qui avait déjà pris des mains de Jenny la clef de la petite porte, prit des mains de Diane la clef de son secrétaire.
 
– C’est tout de même bizarre, conclut Diane, que vous réclamiez la clef de la petite porte d’un hôtel quand vous pouvez y entrer par la grande à toute heure du jour et de la nuit, et la clef d’un secrétaire pour y prendre des lettres que je ne mets aucune difficulté à vous livrer.
 
– Madame, dit Arnoldson sur un dernier salut, la vie n’est faite que de contradictions…
 
Il allait partir, quand il sembla se raviser.
 
– Dites donc, madame, j’ai quelqu’un à vous présenter ce soir.
 
– Qui donc ?
 
– Oh ! quelqu’un que vous connaissez très bien… Un jeune homme qui viendra vous féliciter après votre succès… disons le mot : votre triomphe, tout à l’heure.
 
– Mais son nom ?
 
– Il s’appelle Pold, et c’est presque un enfant.
 
Diane s’écria :
 
– Pold Lawrence ! mais c’est le fils du malheureux que vous m’avez donné à torturer… Oui, une nuit, j’aimai cet enfant… C’est un brave enfant que le prince me fit chasser… pour son bonheur… car, lorsque je vois ce qu’il est advenu du père, je n’ose pas me demander ce qu’il adviendrait du fils. Enfin, que voulez-vous de lui ?
 
– De lui ? Rien madame. Mais, de vous, nous voulons que vous le receviez comme un de vos amis, qu’il fut, et comme un brave enfant qu’il est, dites-vous vous-même.
 
– Vos sentiments ou, du moins, ceux du prince à cet égard sont donc bien changés ?
 
– Il paraît.
 
Diane se leva, effrayée :
 
– Vous n’allez pas me demander de martyriser le fils comme je martyrise le père… Oh ! cela, ce serait trop affreux !
 
– Non, madame. Dites-lui quelques bonnes paroles ce soir… Et ce sera tout, madame… tout… Ce sera bien suffisant.
 
Sur ces mots, Arnoldson quitta la loge et descendit dans la salle.
 
Là, on attendait avec impatience le « numéro » de la danse du feu.
 
Et, cependant, il y avait bien d’autres numéros intéressants.
 
Pold, selon les recommandations d’Arnoldson, s’était dissimulé derrière une colonne du promenoir, et de là, au milieu des groupes qui se pressaient autour de lui, il assista au spectacle de la scène et à celui de la salle.
 
C’est ainsi qu’il vit son père, assis entre de Courveille et Grékoff.
 
Pold applaudissait, quand une voix, dont le timbre connu le fit se retourner sur-le-champ, lui dit :
 
– Je vois, jeune homme, que vous vous enthousiasmez facilement.
 
Pold reconnut l’Homme de la nuit, qui était parvenu à se glisser jusqu’à lui.
 
– Mais, monsieur, fit Pold, je serais bien exigeant si je n’applaudissais Jim, et la boxe est un sport qui me plaît.
 
– C’est sans doute cette sorte de spectacle qui vous a fait quitter aussi précipitamment la villa du bois de Misère ? demanda Arnoldson d’un ton mielleux.
 
– Bah ! monsieur, vous savez bien que non ! Avez-vous déjà oublié ce que vous m’avez promis ?
 
– Et quoi donc, jeune homme ?
 
– Mais de me conduire chez Diane après la danse du feu…
 
– Oui-da ! Nous en reparlerons tout à l’heure. En attendant, jeune homme, regardez !
 
Le théâtre venait d’être plongé dans l’obscurité la plus profonde.
 
Puis, dans une lueur éclatante, au sein de flammes rouges dont elle semblait être le foyer et qui semblaient rayonner de son corps, Diane apparut.
 
Elle dansa en agitant des voiles dont la couleur changeait à chaque instant.
 
Elle glissait plutôt qu’elle ne dansait, et la même lueur mouvante la suivait partout.
 
La grâce de sa danse semblait avoir vaincu le mystère du feu, qui se prêtait maintenant à tous ses caprices et qui lui faisait une robe mille fois plus subtile et plus idéale que les tissus rares dont elle voilait à peine sa silhouette.
 
Ce fut un triomphe sans précédent pour Diane. Des ténèbres de la salle, les bravos montèrent. Et, malgré sa fatigue, elle dut danser encore. Cette fatigue se traduisait alors en langueur, et cette langueur fut encore une des formes de son triomphe.
 
Quand, enfin, Diane put se retirer et quand la lumière revint à flots éblouir les spectateurs, Arnoldson fixait Pold, qui était en extase, la bouche ouverte et les yeux humides.
 
– Ah ! monsieur, dit-il, monsieur, je vous en prie, conduisez-moi à Diane ! Tout de suite, tout de suite ! Je veux lui porter mon admiration. Je ne saurais attendre. Pourquoi m’avoir fait venir et me l’avoir montrée si je ne puis approcher d’elle ?
 
Arnoldson sourit :
 
– Tout beau, jeune homme ! Vous voyez que tout le monde vous regarde et vous écoute, et que l’on sourit…
 
Pold se tourna vers ceux qui l’entouraient.
 
– Ah ! vraiment, l’on sourit ! s’écria-t-il en fermant ses poings solides.
 
Il paraissait si décidé à renfoncer les sourires qu’il ne trouva plus autour de lui que des visages fort graves.
 
– Suivez-moi, fit Arnoldson.
 
– Enfin ! s’écria Pold, joyeux.
 
Et il ne lâcha pas Arnoldson d’une semelle.
 
Ils suivirent la courbe du promenoir et, sur la gauche de la scène, se firent ouvrir une petite porte sur le seuil de laquelle veillait un huissier en habit noir dont le col s’ornait d’une chaînette d’argent.
 
Arnoldson dit quelques mots à l’huissier en lui montrant du doigt Lawrence, debout dans une loge.
 
– Entendu, monsieur, fit l’huissier. Cette porte est condamnée.
 
Pold entra alors avec Arnoldson dans les coulisses des Folies.
 
Il ouvrit de grands yeux sur le spectacle, tout neuf pour lui, des coulisses et qu’il jugeait beaucoup plus intéressant que celui de la scène.
 
Une foule de petites femmes, légèrement vêtues de maillots et de gazes, babillaient à voix basse en attendant le moment de leur entrée. Elles étaient fardées à l’impossible et exhalaient des parfums violents.
 
L’une d’elles prit le menton de Pold. Le jeune homme rougit.
 
Il ne trouvait rien à dire.
 
– Comme il fait chaud ! hasarda-t-il.
 
Ce fut un éclat de rire chez les figurantes et les danseuses.
 
Mais Pold fuyait déjà, très honteux, derrière Arnoldson, qui grimpait un étroit escalier conduisant aux loges du premier étage.
 
Enfin, une dernière porte s’ouvrit. Ils étaient chez Diane. Celle-ci, enveloppée d’un chaud peignoir, étendue sur un étroit divan, laissant pendre négligemment ses jambes où collait encore le maillot de soie, recevait les compliments du directeur et des amis de la direction.
 
Deux immenses corbeilles de fleurs attestaient son succès.
 
Arnoldson lui montra, en souriant, Pold.
 
Pold s’avança, ému à un point que l’on ne saurait dire.
 
Diane, très aimable, lui tendit languissamment la main.
 
– Bonsoir, mon vieux Pold, lui dit-elle affectueusement. Qu’est-ce qui vous prend de venir me voir ?
 
– Madame… fit Pold.
 
Mais, il ne put rien ajouter, tant son émotion était profonde. Sa voix s’étranglait. Il suffoquait.
 
– Vous savez que nous sommes de vieux amis !
 
– Oh ! oui, madame !
 
Et Pold lui embrassa la main avec une passion qui amena sur les lèvres de Diane un adorable sourire.
 
Diane, tout d’un coup, fut debout :
 
– Laissez-moi tous ! cria-t-elle. Laissez-moi tous ! Je vous remercie… mais il faut que je me change ! Jenny, chasse ces messieurs et qu’on n’entre plus…
 
Arnoldson se pencha à l’oreille de Diane :
 
– Le prince vous prendra à la sortie.
 
Diane fut joyeuse.
 
– Oh ! merci ! fit-elle.
 
On sortit. Arnoldson entraîna Pold dans les couloirs et le fit sortir par le derrière des Folies, sur la rue de Trévise.
 
– Vous me paraissez content, jeune homme, dit Arnoldson.
 
– Ah ! oui, monsieur, éclata Pold, très content ! Elle ne m’en veut plus ! Elle a été si bonne, ce soir, pour moi !
 
– Monsieur Pold, vous voilà bien emballé !
 
– Comment voulez-vous qu’il en soit autrement ?… Vous qui me l’avez fait voir, vous me la ferez voir encore, n’est-ce pas ?
 
– Je vous le promets.
 
– Quand ? s’écria Pold. Quand ? Ce soir peut-être ?
 
Arnoldson était au coin de la rue de Trévise et de la cité Bergère. Il montra à Pold une voiture qui attendait là.
 
– Montez dans cette voiture, mon jeune ami, car nous avons des choses intéressantes à nous dire.
 
Pold monta dans la voiture, et Arnoldson l’y suivit, après avoir jeté au cocher :
 
– Au coin de l’avenue Prudhon !
 
Dans la voiture, Pold demanda à Arnoldson ce qu’ils allaient faire avenue Prudhon :
 
– Est-ce que vous me conduisez déjà chez Diane ?
 
L’Homme de la nuit ne répondit point à cette question.
 
Il fit :
 
– Jeune homme, est-ce que tout ce qui se passe ne vous semble pas quelque peu bizarre ?
 
– En quoi donc, monsieur ? J’aime Diane, je désire la revoir ; vous la connaissez et vous me facilitez une entrevue avec elle, parce que vous désirez me faire plaisir.
 
– Et vous ne vous demandez point pourquoi je veux vous faire plaisir ?
 
– Non : cela me semble, au contraire, fort naturel.
 
– Vous êtes d’une naïveté que n’excuse même pas votre âge, jeune homme, fit Arnoldson en riant. Je ne tiens pas à me faire à vos yeux meilleur que je ne le suis. Si je vous propose de vous rendre le service que vous me demandez, c’est que j’ai besoin de vous.
 
Pold en parut tout étonné :
 
– Besoin de moi ?
 
– Mais oui, mon petit Pold, mais oui. On a souvent besoin d’un plus petit que soi.
 
– Je suis plus grand que vous, monsieur, remarqua Pold.
 
– Oui, mais plus petit que le prince Agra.
 
– Le prince Agra a besoin de moi ?
 
– Certainement.
 
– Et pouvez-vous m’expliquer pourquoi le prince Agra a besoin de moi ?
 
– Nous ne sommes ici que pour cela, jeune homme.
 
– Allez, monsieur. Je suis fort impatient.
 
– Voici. Le prince n’aime plus Diane.
 
– Tant mieux ! Et, pour peu que Diane n’aime plus le prince, voilà tout de suite mes actions qui montent, et cela m’expliquerait peut-être pourquoi, tantôt, elle me fut aimable alors qu’il y a un mois elle me fut si cruelle.
 
– Vous tirerez, après mon discours, qui ne sera pas long, toutes les conclusions que vous voudrez. Mais, pour Dieu ! jeune homme, écoutez-moi !
 
– Je ne dis plus un mot. Mais je suis bien content, monsieur, bien content…
 
– Vous avez dû remarquer que la loge du prince est restée vide ce soir et qu’il fut le seul des amis de Diane à ne pas assister à son triomphe. Diane en est particulièrement affligée, ou plutôt vexée, car il ne saurait plus être question de grands sentiments entre eux. Il y a un froid.
 
– Ah ! ah ! Il y a un froid ?
 
– Parfaitement, et je dois même ajouter que la rupture sera proche.
 
– Bon, ça !
 
– Très proche.
 
– All right !
 
– Il n’y a qu’une chose qui retienne le prince.
 
– Et quoi donc ?
 
– Ses lettres.
 
– Ses lettres ?
 
– Oui. Il a écrit, au cours de cette liaison, à Diane des lettres fort compromettantes, qu’il voudrait avoir à tout prix. Mais Diane sait la valeur de ces lettres, et, puisqu’il faut appeler les choses par leur nom, elle fait chanter le prince.
 
– Pas possible !
 
– Ah ! vous ne connaissez guère les femmes… N’écrivez jamais, jeune homme…
 
– Trop tard !
 
– Vous avez déjà écrit ? Bah ! vous, ça n’a aucune importance. Mais le prince Agra, c’est grave ! Et les prétentions de Diane, qui sait le prince fort riche, sont exorbitantes.
 
– Tout cela ne m’explique pas en quoi le prince peut avoir besoin de moi.
 
– Patience ! les lettres, il veut les reprendre et, trouvant qu’il a suffisamment subi le chantage de sa maîtresse, il veut les reprendre en les faisant voler.
 
– Oh ! oh ! voilà un gros mot !
 
– Un gros mot, en effet. Car, de vol, il ne saurait y en avoir.
 
« Les lettres appartiennent au prince. C’est une bonne action que de les lui remettre et de les soustraire à des mains que nous pouvons, en la circonstance, qualifier de criminelles. »
 
– Vous êtes bien dur, monsieur, pour d’aussi jolies mains.
 
– Soyez franc. N’êtes-vous point de mon avis ? Et ne jugez-vous point la conduite de Diane fort condamnable ?
 
– Oh ! certes !
 
– C’est une conduite qui pourrait la mener loin, et il y a des lois en France qui condamnent ces choses.
 
– À quoi elle s’expose, tout de même ! fit Pold, d’un air entendu.
 
– Si elle n’avait plus les lettres, elle ne s’exposerait plus à rien.
 
– C’est assez logique.
 
– C’est donc un service à lui rendre que de lui reprendre les lettres.
 
– Ceci me paraît bien déduit.
 
– Aussi le prince a songé à vous.
 
– Pour reprendre les lettres ? s’écria Pold.
 
– Mais oui.
 
– Et comment veut-il que je les reprenne puisque je ne sais où elles sont et que je n’ai point le droit de pénétrer dans son hôtel ?
 
– Je vous dirai cela tout à l’heure. Auparavant, je tiens à vous déclarer que le prince vous en sera fort reconnaissant. En même temps que vous servirez Diane, vous le servirez, lui aussi. Aussi m’a-t-il chargé de vous remettre dix mille francs aussitôt que vous m’aurez remis les lettres.
 
– Mais… c’est un rêve ! s’écria Pold. Et comment avez-vous songé à moi ?
 
– C’est bien la chose encore la plus simple du monde. Diane nous a conté votre escapade nocturne chez elle et la façon dont vous avez pénétré dans sa chambre en vous aidant de l’arbre de vigne qui monte le long du mur. Or, les lettres sont dans son secrétaire, et le secrétaire est dans sa chambre.
 
– Je vous arrête, monsieur. Lors de cette expédition, je passai par-dessus le mur. Or il y a maintenant une grille par-dessus ce mur, qui ne permet plus l’escalade.
 
– J’ai là une clef de la petite porte, que j’ai fait faire par un serrurier de mes amis.
 
– Cela, en effet, simplifierait la besogne. Mais le secrétaire aussi a une clef.
 
– Oui, mais j’ai fait faire une clef de ce secrétaire avec une empreinte de la serrure sur un cachet de cire.
 
– Vous êtes fort ingénieux. Malheureusement, cela ne servira de rien. Je veux bien escalader les murs de Diane pour de l’amour, pas pour de l’argent. Dites au prince, puisque vous avez les clefs, qu’il fasse les choses lui-même.
 
– Le prince ne peut plus remettre les pieds chez Diane. Quant à grimper le long de la vigne, il n’a point l’agilité de vingt ans. Si vous étiez raisonnable, vous n’hésiteriez pas une seconde à accepter des propositions qui nous servent tous et qui servent celle que vous aimez à un point que vous ne soupçonnez pas. Si nous n’avons pas ces lettres demain, nous déposons une plainte au parquet.
 
– Oh ! oh !
 
– Oui. Et vous pouvez sauver Diane d’elle-même. Pour cela, que faut-il ? Grimper à un mur et recevoir dix mille francs !
 
– Dix mille francs, c’est un chiffre !
 
– Et savez-vous ce que vous pourriez en faire, de ces dix mille francs ? Comme Diane sera libérée du prince, qui n’attend pour partir que ces lettres, elle serait toute disposée à vous être propice si vous lui offriez un joli petit voyage de quelques jours, où vous l’aimeriez tant qu’elle en oublierait toutes ses peines. Quant à moi, qui ai beaucoup d’influence sur elle, je me charge de l’y décider.
 
– Vous feriez cela ?
 
– Je vous le jure.
 
Il y eut un silence.
 
– Hésitez-vous encore ? demanda l’Homme de la nuit. Nous voici arrivés. Et il faut vous presser. Il s’agit de la sécurité de Diane et de votre bonheur ! Dites oui ou non !
 
Pold hésitait encore, très perplexe.
 
La voiture était arrivée au 4 de l’avenue Prudhon et stationnait. L’Homme de la nuit ouvrit la portière.
 
– Allons ! si vous n’êtes pas dans la chambre de Diane ce soir, je serai au parquet demain !
 
Pold fit un grand geste.
 
– J’accepte, dit-il.
 
L’Homme de la nuit lui donna ses dernières recommandations.
 
– Faites vite. Il n’y a personne dans la villa, Apportez-moi les lettres au bois de Misère, demain, à la villa des Pavots, où je vous attendrai.
 
Il fit descendre Pold, lui donna deux clefs, referma la portière, et la voiture s’éloigna au grand trot, laissant le jeune homme sur le trottoir, dans l’obscurité la plus profonde.