h2.11 - Un homme dans la nuit

 
 
     Entièrement vêtue de noir, Adrienne attendait l’Homme. Horriblement pâle, elle avait une face d’angoisse. Cependant, elle en paraissait plus belle encore.
 
Déjà courbée sous la destinée que lui faisait Arnoldson, s’avouant vaincue à l’avance et n’ayant plus rien à tenter pour empêcher l’écroulement, très proche, de tout ce qui avait constitué jusqu’à ce jour son bonheur et sa foi, elle avait en elle quelque chose de fatal et d’immuable qui faisait peur.
 
Elle avait suivi les instructions de l’Homme. Elle avait vidé la maison de ses hôtes. Elle savait Pold à Villiers, où il était allé louer une bicyclette, disait-il, pour une longue promenade qu’il voulait faire le soir même, car il se proposait de rejoindre des amis qui l’attendaient à Crécy. Pold eût pu partir sans explications : elle ne lui en eût pas demandé.
 
Lily, se disant souffrante, s’était retirée dans sa chambre, où elle rêvait, en réalité, à l’amour du prince Agra et à la disparition du cavalier blanc, qui ne lui était pas apparu, au crépuscule, depuis deux jours.
 
Adrienne était donc seule, toute seule, en attendant Arnoldson.
 
Dehors la chaleur accablante de l’après-midi semblait avoir endormi toutes choses.
 
Les persiennes du salon où se tenait Adrienne étaient à demi closes. Un demi-jour régnait dans la pièce.
 
Adrienne était debout depuis longtemps, et, sans un mouvement, fixait entre les persiennes, qui ne se rejoignaient pas, la grille du jardin.
 
Par cette grille, il devait entrer. Elle regardait le seuil, qu’allait franchir ce messager de catastrophes.
 
Elle savait qu’il viendrait. Elle n’avait plus de doute. Elle avait cette sensation que tout était consommé.
 
Et il vint. Il arriva lentement par l’allée verte, sous les feuillages.
 
Elle vit son atroce image, cette silhouette de monstrueux oiseau de nuit. Il venait en balançant sans hâte les ailes de son manteau. Sur sa face blême, elle vit les deux trous noirs de ses lunettes, les deux trous effrayants où se cachaient ses yeux.
 
Et il poussa la grille, et il franchit le seuil comme s’il fût entré chez lui.
 
Alors, alors, elle vit qu’il souriait. Il souriait en la regardant. Il l’avait devinée entre les persiennes.
 
Adrienne semblait hypnotisée par ce sourire. Une terreur folle s’empara d’elle. Plus que jamais celui qu’elle avait entendu appeler l’Homme de la nuit et qui lui avait toujours inspiré une grande répulsion, plus que jamais il lui apparut non point seulement comme un sinistre amoureux qui ne reculerait devant aucune infamie pour arriver à ses fins, mais comme un être inexplicable, redouté et mystérieux, qui semblait ne faire le mal que pour le mal et pour l’atroce joie qu’il paraissait y prendre.
 
Arnoldson gravit rapidement le perron, ouvrit une porte qu’il claqua derrière lui, fut dans le salon, devant Adrienne, croisa les bras et dit :
 
– Vous m’attendiez… me voilà !
 
D’un coup d’œil qui enveloppa Adrienne, il vit ce que son œuvre, depuis quelques jours, avait fait de cette femme.
 
Et il fut satisfait.
 
Son sourire s’élargit encore. Il goûtait une jouissance suprême à voir Adrienne si misérable malgré l’orgueil qui la dressait, devant lui, dans une attitude de défi et de lutte.
 
Il s’inclina encore :
 
– Je vous avais promis les lettres : je vous les apporte, madame.
 
Et il jeta sur un guéridon le paquet de lettres que lui avait apporté Pold.
 
Adrienne n’avait pas la force de prononcer un mot. Elle s’avança d’un pas automatique vers le guéridon où gisaient les lettres et allait mettre la main sur le paquet quand Arnoldson fut devant elle et l’empêcha de mettre son projet à exécution.
 
Adrienne leva sur l’Homme de la nuit un fier regard où il y avait plus de dédain que de colère.
 
Arnoldson prit immédiatement la parole.
 
– Madame, fit-il, avant de vous livrer les preuves de la trahison de votre mari, permettez-moi de vous donner quelques explications.
 
– Je n’en ai que faire, dit Adrienne d’une voix glaciale.
 
– Qu’en savez-vous, puisque vous ne les soupçonnez même pas ? répliqua l’Homme de la nuit.
 
– Donnez-moi les lettres, monsieur. Toute parole entre vous et moi est superflue.
 
– Croyez-vous ? fit l’Homme de la nuit. Croyez-vous ? Moi, je suis sûr du contraire, et puisque vous ne me donnez pas la parole, je vais avoir le désespoir de la prendre.
 
Ceci dit, sans qu’il y fût invité, Arnoldson s’installa confortablement dans un fauteuil, et, les yeux sur la fière Adrienne, il commença :
 
– Madame, vous sembliez avoir deviné l’objet de ma conduite, dans notre dernière entrevue, quand vous me laissiez à entendre que je n’aurais à tirer aucun bénéfice de ma dénonciation. Vous étiez dans le vrai, madame, et votre perspicacité n’était point en défaut. Le secret de mon attitude, de mon ardeur à vous prouver l’infamie de votre époux réside tout entier dans ces trois mots : « Je vous aime ! »
 
Adrienne recula. Tant de cynisme dépassait tout ce qu’elle pouvait imaginer, tout ce qu’elle croyait avoir à redouter de cet homme.
 
– Qu’est-ce donc, monsieur, demanda-t-elle presque en tremblant, qu’est-ce donc que cette inqualifiable passion qui vous possède et que vous appelez l’amour, et au nom de laquelle vous me faites subir tous les martyres et toutes les tortures ? Si c’est cela votre amour, monsieur, si c’est ainsi que vous m’aimez, laissez-moi donc implorer votre haine ; haïssez-moi, haïssez-moi, au nom du ciel !
 
Arnoldson subit l’indignation d’Adrienne sans broncher. Il avait toujours le même air fort dégagé et souriant. Il poussa un léger soupir et dit :
 
– Oui, madame, c’est ainsi. Je vous aime. Vous vous étonnerez peut-être que mon amour se manifeste sous un jour tel que je n’aie plus à espérer de vous que de la répulsion. J’y comptais, madame, j’y comptais. Vous pensez bien que ce n’est pas avec mon physique que je pouvais attendre de vous autre chose que le sentiment que je vous inspire à cette heure et qui ne m’est guère favorable. Je suis vieux, madame, et je suis laid, mal fait et contrefait. Me voyez-vous aimable, empressé, joli cœur, avec des allures, autour de vous, de jeune premier ? Non, vous ne me voyez pas ainsi ou, alors, vous m’estimeriez le dernier des imbéciles. Au contraire, je suis fort intelligent et je le prouve. Ne pouvant vous avoir par la grâce de ma personne, je vous aurai par la terreur qu’elle vous inspire !
 
Adrienne voulut protester. Elle jeta ses deux bras devant cet homme, comme pour l’éloigner d’elle à jamais.
 
Pour ne pas tomber, elle s’appuya au mur, contre lequel elle s’était réfugiée.
 
– J’en ai décidé ainsi, madame. Songez à une chose : c’est que je n’ai jamais été aimé. Je ne puis espérer l’être jamais ! Je suis riche, madame, à un point que vous ne sauriez croire. Malgré toutes mes richesses, je n’ai jamais pu prendre un cœur de femme : aussi l’expérience est-elle faite et ne la tenterai-je plus. Mais, si je n’ai pas son cœur, c’est son corps qui sera à moi ! Oui, madame, son corps. Je veux que la femme que j’aurai élue – et vous l’êtes, madame – je veux qu’elle se donne à moi malgré toute l’horreur que je puis lui inspirer, malgré la haine qu’elle peut nourrir pour ma misérable personne… Et vous serez à moi… Oui, vous serez à moi !
 
Adrienne fut superbe dans la colère terrible qui la posséda soudain.
 
– Fuyez, monsieur ! s’écria-t-elle. Fuyez ! Si vous ne voulez que j’appelle mes domestiques pour vous chasser, fuyez !… Emportez vos lettres, vos mensonges, vos vaines déclarations, votre amour et ma haine, mais fuyez !
 
Arnoldson ne se leva même pas.
 
– Vos domestiques, madame ? Ils m’appartiennent, J’ai tout acheté, ici-bas, de ce qui m’intéresse et peut m’être utile. Vous êtes à ma disposition, croyez-le bien, et ne me forcez point à vous le prouver plus tôt que je ne l’ai décidé moi-même. Calmez-vous donc et écoutez-moi dans le plus religieux des silences. Je vais vous lire les lettres de votre mari à cette Diane, et vous verrez qu’elles méritent toute votre attention.
 
– Mais, enfin, monsieur, quand vous m’aurez lu ces lettres, demanda encore Adrienne, qu’espérez-vous ? Croyez-vous que le désespoir dans lequel elles me plongeront vous profitera ? Et, de ce que mon mari m’aura trahie, déduirez-vous que je doive un jour vous appartenir ?… Ah ! vous êtes un criminel et un fou !
 
– Non, madame, je ne déduis point cela. Je vais simplement, d’abord, vous détacher de votre mari, et croyez bien que la besogne va m’être facile. Ensuite, pour ce qui me concerne, ne vous en préoccupez pas, ajouta l’Homme de la nuit, avec un nouveau rire. J’en fais mon affaire.
 
– Mais, enfin, qui donc êtes-vous, monsieur, s’écria Adrienne avec épouvante, pour apparaître ainsi dans ma vie et pour m’avoir choisie, moi qui ne vous connaissais pas il y a quelques semaines encore, pour votre victime ?
 
Arnoldson dit :
 
– Je suis, madame, celui qui vous veut et qui vous aura !
 
Arnoldson prit les lettres et dit :
 
– Madame, prêtez-moi une oreille attentive ; cela en vaut la peine, je vous assure.
 
Et il commença.
 
Il prit la première lettre, celle que Lawrence adressait à Diane au lendemain du jour où elle le reçut chez elle et lui fit un si favorable accueil, après la représentation des tableaux vivants.
 
Cette lettre montrait un commencement de passion et implorait Diane, lui demandait un rendez-vous prochain. Lawrence affirmait qu’il avait à dire à Diane des choses fort curieuses et du plus haut intérêt.
 
Comme cette lettre restait sans réponse et comme les deux suivantes avaient le même sort, il en résultait que les trois missives que lut Arnoldson étaient écrites d’un style qui se faisait de plus en plus « amoureux » et qu’exaltait la passion naissante d’un homme pour une femme qui semblait le négliger, qui paraissait même l’ignorer tout à fait.
 
Puis ce furent d’autres lettres, d’un détail plus précis, des lettres qui disaient l’état d’âme de Lawrence vis-à-vis de cette femme et qui lui demandaient d’être plus propice à l’avenir.
 
Puis toute l’histoire de l’amour de Lawrence pour Diane se déroula… Les amabilités, les privautés même de la jeune femme pour le mari d’Adrienne furent relatées, et il y avait des détails tels qu’Adrienne, en écoutant cette lecture, ne pouvait retenir de temps à autre des exclamations qui traduisaient toute son indignation et l’étonnement profond en lequel elle était plongée.
 
Et, cependant, dès que l’Homme de la nuit s’était assis, accoudé au guéridon, et avait pris les lettres, Adrienne était résolue à ne point lui donner la joie du spectacle de sa douleur ; mais c’est en vain qu’elle s’était cuirassée.
 
Bientôt, Lawrence, par la passion qu’il mettait dans son langage et par l’ardent désir qu’il avouait presque cyniquement de Diane, se révélait à la malheureuse Adrienne sous un jour qu’elle n’avait jamais connu.
 
Lawrence la suppliait de mettre un terme à l’épreuve que Diane lui avait imposée.
 
Et il énumérait les folies qu’il avait commises, sa fortune qu’il n’avait pas hésité à compromettre. Finalement, il arrivait à parler de sa femme en des termes tels qu’Adrienne se laissa tomber sur un fauteuil, avec un sanglot qu’elle ne put retenir plus longtemps.
 
Lawrence, en effet, se rendait parfaitement compte de l’indignité de sa conduite et prenait une joie diabolique à l’étaler. Il décrivait avec des détails malsains l’abominable maladie morale qui l’avait gagné à s’approcher de Diane et à s’éloigner de sa femme.
 
Et il ne se révoltait point. Et il ne maudissait point cette femme. Mais il réclamait le prix de tant de bassesses.
 
Et, s’il ne s’expliquait pas plus clairement, il était visible que cet homme n’hésitait plus à sacrifier sa femme et ses enfants à l’abominable passion qui s’était emparée de lui.
 
Tant de bassesse, de vilenie et de bestialité stupéfièrent la malheureuse femme à un point que, bientôt, elle ne trouva plus un mot pour protester, une exclamation pour s’indigner.
 
Elle semblait, dans son fauteuil, comme morte.
 
L’Homme de la nuit se glissa vers elle. Elle ne le vit point venir. Elle ne le sentit point à ses côtés.
 
Arnoldson avait goûté à la douleur de cette femme une joie infernale, qu’il n’avait point cachée. Et maintenant, la sentant vaincue, il était près d’elle ; il la croyait sans résistance et sans force contre tant de malheurs et il eut l’audace de passer son bras autour de la taille souple de cette femme.
 
Sous ses lunettes, ses yeux flamboyaient. Une passion inavouable brûlait l’Homme. Il regardait Adrienne, qui, malgré tous ses malheurs, lui apparaissait encore majestueusement belle. Plus elle souffrait, plus elle lui semblait désirable. Et il la voulait. Et il se fût damné – s’il ne l’avait été déjà – pour l’avoir.
 
Elle ne le sentait pas. Elle ne le voyait pas. Il dit :
 
– Tu es belle ! Adrienne, je n’ai jamais aimé que toi ! Adrienne, tu souffres parce que tu me repousses ! Mais ne me repousse plus et tu seras heureuse ! M’entends-tu, Adrienne ?
 
L’Homme de la nuit attirait Adrienne à lui. La présence de cette femme l’affolait. De la sentir si proche de lui, prête sans doute à ne plus lui résister, pensait-il, tant les événements semblaient avoir annihilé en elle la volonté, il montrait plus d’audace. Il avait la conscience qu’elle lui appartenait. Il parlait déjà en maître. Et la pression de son bras se fit plus victorieuse.
 
Mais Adrienne se réveilla soudain du rêve affreux en lequel elle était plongée. Elle vit l’Homme. Elle sentit son bras. Elle essuya son souffle.
 
Et elle fut debout. Comme il approchait ses lèvres immondes de ses lèvres, elle le repoussa de toute la force de ses bras. Et, comme il la prenait encore et comme il la voulait à lui, alors elle le frappa.
 
Son poing alla violemment heurter le front de cet homme, et elle cria :
 
– Misérable !
 
Et elle le frappa à nouveau. Son poing battait cette face, qui se détournait, pendant qu’Arnoldson, dans un accès de passion terrible, pressait encore cette femme sur sa poitrine, avec des gestes d’homme ivre.
 
Enfin, il la lâcha. Sa bouche saignait. Arnoldson tira lentement de sa poche son mouchoir, et il épongea sa lèvre.
 
Il dit :
 
– Oui, je suis fou ! je suis fou de vous ! Écoutez, Adrienne. J’ai tout fait pour que vous fussiez à moi. J’ai tout prévu. Les pires désastres sont suspendus au-dessus de votre tête et de celle de votre mari et de celles de vos enfants… Eh bien, je renonce… écoutez-moi, Adrienne, écoutez-moi !… je renonce à tous ces désastres, à toutes ces catastrophes… que j’ai préparés de longue main, si vous cessez de me frapper… si vous écoutez, si vous daignez écouter la passion qui me dévore… cette passion qui m’a fait l’être misérable et criminel que je suis. Réfléchissez, Adrienne !
 
Mais elle était bien loin de lui. Elle lui criait :
 
– Assez ! assez !… Vous ne pouvez plus rien contre moi !… Et les maux dont vous me menacez ne sont rien à côté de ceux que vous m’avez causés !…
 
– Vous croyez, madame ?
 
Arnoldson avait reconquis son calme. Très tranquille maintenant, il essuyait encore sa lèvre, qui continuait à saigner.
 
– Eh ! vous croyez ! madame !… Eh bien, non ! je vous dis que votre malheur actuel est une douce chose à côté de ce que l’Homme de la nuit vous réserve !
 
Et il rit sinistrement.
 
– Que pouvez-vous de plus contre moi, monsieur, que ce que vous avez fait ? J’avais un mari : vous me l’enlevez ! J’avais une fortune : vous me la prenez !…
 
Arnoldson remit sur sa tête le chapeau qu’il avait déposé sur le guéridon.
 
– Vous oubliez vos enfants, madame ! fit Arnoldson.
 
Et, après un profond salut qu’il servait à son ordinaire, il ouvrit la porte et disparut.
 
Adrienne, l’œil hagard, regardait la porte qui s’était refermée sur lui.
 
– Mes enfants ! dit-elle. Mes enfants !
 
Elle passa une main fébrile sur son front.
 
– Que veut-il dire avec mes enfants ?
 
Mais elle vit les lettres que l’Homme de la nuit avait laissées sur le guéridon et elle se plongea dans une lecture qui lui fit à nouveau verser des larmes de rage…