h2.15 - Un homme dans la nuit
Car cet homme n’était autre que M. Martinet, lequel s’ennuyait à Paris de l’absence de sa femme et qui mettait à exécution la menace qu’il lui avait faite de la venir chercher.
Quand il arriva aux Pavots, il rencontra sur le seuil Arnoldson, qui se disposait à monter dans un coupé stationnant à quelques pas de là.
– Vous voilà, fit Arnoldson, vous voilà, monsieur Martinet !
Et Arnoldson parlait sur un ton de sensible contrariété.
– Mais oui, monsieur. Je viens chercher ma femme.
– Mme Martinet ? Mais elle est très bien ici… Et elle a beaucoup d’ouvrage en perspective…
– C’est que j’ai besoin d’elle à Paris.
Arnoldson vint à Martinet :
– Vous n’allez pas l’emmener tout de suite, j’espère bien, dit-il. Elle n’a pas besoin d’être à Paris ce soir.
– Mais rien ne nous force à partir ce soir, monsieur. Avec votre permission, nous ne prendrons le train que demain matin.
– C’est cela ! c’est cela ! fit avec empressement Arnoldson.
Et Arnoldson appela :
– Joe !
– M. Martinet va passer la nuit ici, dit Arnoldson. Je veux qu’il s’y trouve très bien.
Et il ajouta, d’une voix singulière :
– Je tiens à ce que M. Martinet soit si bien chez moi qu’il ne prenne fantaisie ni à lui ni à sa femme de partir avant demain matin.
Joe fit signe qu’il avait compris.
– Soyez tranquille, maître.
Arnoldson sauta dans son coupé, qui descendit vers Esbly. À côté du cocher, on distinguait la haute silhouette de l’Aigle.
M. Martinet arrivait une minute plus tard au pavillon habité par Mme Martinet. Celle-ci l’accueillit aimablement, sans enthousiasme.
– Tu sais que je m’en vais demain, fit-elle.
– Alors, tout va bien. Je venais te chercher. Nous partirons à la première heure. On est très bien ici, ajouta Martinet en se renversant sur sa chaise.
– Pas mal, mon ami. M. Arnoldson est plein d’attentions à mon égard.
Martinet frappa la table de son poing.
– Et Pold ? fit-il.
Mme Martinet demanda, toute rouge :
– Pold ?
– Oui, Pold, Pold Lawrence ! Ma parole, on dirait que tu ne sais pas ce que je veux dire ! Je te demande des nouvelles de mon ami Pold. Ça me fait bien plaisir de te revoir, mais je ne te cache pas que j’espère bien me trouver avec lui avant mon départ. Il y a longtemps que je ne l’ai vu. Je voudrais bien lui serrer la main, à ce brave petit ami. Tu l’as vu quelquefois ?
– Mais oui, de temps en temps… Je l’ai rencontré…
– Comme tu dis cela ?… Est-ce qu’il y aurait une nouvelle brouille entre vous ?… Tu as vraiment une conduite bizarre avec ce garçon. Il n’y a pas eu de scène entre vous depuis ma dernière visite ?
– Aucune mon ami.
– Ah ! à propos de Pold, tu sais que je viens de rencontrer son père…
– Son père ? répliqua Mme Martinet, soudain très intéressée.
– Mais oui. Il avait une drôle de tête.
– Où cela, l’as-tu rencontré ?
– Mais en venant ici, sur la route de Picardie. Je l’ai croisé, mais il ne m’a pas vu. Il marchait très vite et il avait une mine sinistre, la mine d’un monsieur à qui il vient d’arriver un malheur ou qui va en commettre un !
– Où allait-il ? fit Mme Martinet, très anxieuse.
– Mais à Villiers, prendre sans doute la diligence pour Esbly, ou commander une voiture. Il retournait évidemment chez sa Diane !
– Sa Diane ?
– Eh ! oui. Tu ne sais pas ? Je n’ai pas encore eu le temps de rien t’apprendre ! Mais il en fait de belles, le père de Pold, et il serait bien venu à faire des remontrances à son fils ! Ah ! ta sœur peut se vanter d’avoir du succès dans la famille…
Mme Martinet s’était précipitée sur son homme :
– Que veux-tu dire ? Explique-toi ! cria-t-elle.
– Bah ! comme te voilà tout excitée ! Qu’est-ce qui te prend ?
– Pourquoi dis-tu que M. Lawrence retournait chez sa Diane ?
– Eh ! mais… parce que Diane est sa maîtresse… Et, comme elle lui en fait voir de toutes les couleurs, et comme il avait l’air tout retourné et mauvais en diable, je me suis dit : « Voilà un homme qui va faire une scène à sa maîtresse. » Et il semblait pressé ! Tu sais, il courait presque !
Mme Martinet, qui était, d’écarlate, devenue livide, demanda, d’une voix tremblante :
– Diane est la maîtresse de M. Lawrence ?
– Il n’y a plus que toi qui l’ignores, ma chère !
– Et… dis-moi… Martinet… je t’en prie… dis-moi… Toutes tes paroles ont en ce moment une importance colossale, que tu ne soupçonnes pas… M. Lawrence, quand tu l’as rencontré, semblait… très… très méchant… très… mauvais ? Sa figure…
– Ah ! sa figure… Je te dis qu’il allait faire un mauvais coup.
Mme Martinet s’appuya à la table et eut à peine la force de dire :
– Il est perdu !
– Voyons, Marguerite ! Tu es souffrante ?
– Écoute… écoute, Martinet… Lawrence est l’amant de Diane… mais Diane… est aussi la maîtresse de Pold.
– De Pold ?… Allons donc. Il y a longtemps que c’est fini !
– Non, je t’assure, Pold est en ce moment l’ami de Diane… Il la voit tous les soirs… et ce soir même il a rendez-vous avec elle rue de Moscou.
– Eh bien ?… fit Martinet.
– Eh bien, reprit Mme Martinet avec effort… Lawrence le sait… Lawrence a appris la chose… aujourd’hui… et quand tu l’as vu… il allait les surprendre… que va-t-il se passer ?…
Puis Mme Martinet, l’air de plus en plus égaré, prononça des mots sans suite… laissa échapper des phrases incohérentes… Elle disait :
– Pold !… Pold !… Que va-t-il arriver ?…
Et Martinet, dont la stupéfaction allait grandissant, entendit encore ces mots :
– Il va les tuer !… les tuer… Et moi !… moi !…
Et Mme Martinet se tordit les mains, cria :
– C’est moi… c’est moi qui aurai tout fait !… Oh ! ce n’est pas possible !…
Martinet, maintenant, se dressait devant sa femme. Il lui dit, d’une voix très grave :
– Madame Martinet, que signifie tout ceci ?… Que voulez-vous dire ? Et pourquoi êtes-vous dans cet état ?
Quant Martinet « vouvoyait » sa femme, c’est que la situation était excessivement critique.
Mme Martinet ne semblait plus l’entendre. Elle continuait sa litanie… Elle répétait :
– C’est moi !… c’est moi qui aurai fait cela ! Martinet fut pris d’un grand accès de colère.
– Mais, enfin, s’écria-t-il, qu’as-tu fait ? et de quoi t’accuses-tu ?… Réponds ! Tu deviens folle !… ou tu as commis un crime !…
– Oh ! oui, avoua Mme Martinet, oh ! oui… un crime !… J’ai commis un crime !
– Et lequel ? réclama Martinet, qu’une agitation extrême gagnait. Explique-toi, bon sang de bon sang !
Mme Martinet s’écroula sur une chaise. Elle cacha sa figure dans ses mains :
– Je t’ai dit que Lawrence savait tout et qu’il allait les surprendre… Je t’ai dit qu’il allait les tuer !…
Martinet bondit :
– Les tuer ? Il va tuer Pold ?… Mais c’est infâme, ce que tu racontes…
– Est-ce qu’on sait ce qu’il va faire ? Oh ! j’ai peur ! j’ai peur !
– Mais enfin, es-tu certaine qu’il sait que Pold est avec Diane ? Et qui te fait croire qu’il va les surprendre ?
– C’est moi qui lui ai tout appris !
Ce fut le cri de sa conscience ! Elle ne pouvait plus le retenir.
Martinet était maintenant plus effrayant à voir que sa femme.
– Comment ! hurlait-il, tu as fait cela ? C’est toi qui l’as dénoncé ? Et pourquoi as-tu fait cela, Marguerite ? Qui t’a poussé à commettre cette abominable action ?
Il commandait. Il voulait une réponse tout de suite.
– Je l’ai dénoncé ! Je lui ai écrit, te dis-je ! Je lui ai donné l’adresse ! Je lui ai tout appris !
– Mais pourquoi ? Pourquoi ?
– Ah ! tais-toi, Martinet… Tais-toi, je t’en prie… Tu me tortures…
– Je veux savoir pourquoi. Pourquoi as-tu dénoncé Pold et Diane ? Pourquoi as-tu dit cette chose au père ?…
Mme Martinet, maintenant, ne répondait plus.
Elle roulait sa tête dans ses mains, d’un geste sans cesse répété.
Martinet la considérait. Il semblait comprendre ! Il avait peur de comprendre !
– Que t’a donc fait Pold, s’écria-t-il, pour que tu le haïsses ainsi ?
– Je ne le hais pas ! Je te le jure, Martinet…
– Si tu ne le hais pas, fit Martinet d’une voix solennelle qu’elle ne lui avait jamais connue, si tu ne le hais pas… c’est donc que tu l’aimes ?…
Mme Martinet ne releva point la tête, mais elle cessa de pleurer, mais elle cessa de se plaindre. Il y eut entre Martinet et sa femme un terrible silence…
Martinet fit :
– Alors… alors… Tu es jalouse ? N’est-ce pas, Marguerite, que c’est par jalousie que tu l’as dénoncé ?
Marguerite semblait morte. La voix de Martinet éclata :
– Est-ce que tu m’aurais trompé, par hasard ?… Dis-moi cela, Marguerite !… Ton silence me dit tant de choses !…
Et Martinet brisa une chaise. Il jura. Il sacra. Il renversa des meubles.
– Tu m’as trompé avec Pold ! Avec Pold, mon ami, mon meilleur ami ! Il a fallu que tu me prennes mon meilleur ami ! Mais tu es donc un monstre ?
Puis Martinet, qui se remit à tourner dans la petite salle comme un fauve dans sa cage, dit encore :
– Avec Pold ! Qui aurait jamais cru cela ?
Il s’arrêta dans un mouvement circulaire. Mme Martinet reprit :
– C’est moi qui suis la seule coupable…
– Oh ! j’en étais bien sûr ! s’écria Martinet, en brisant une assiette sur le parquet.
Cet acte de véhémence le soulagea momentanément.
– Oui, c’est moi !… Il ne voulait pas faire mal, lui !… C’est moi qui… Je suis bien misérable… bien fautive… Martinet !…
Martinet dit :
– Quand on a dans sa famille une sœur comme la tienne… ton mari devait s’attendre à tout. J’aurais dû prévoir cela. Je suis un imbécile !…
Et il cassa une nouvelle assiette. Il en regarda, hébété, les morceaux.
Mme Martinet regardait aussi les morceaux de cette assiette.
– Non, tu n’es pas un imbécile. Tu es un brave homme, Martinet, qui ne se méfie pas du mal, qui ne le soupçonne pas… Et tu as été coupable de ne pas le soupçonner. Rappelle-toi… Tu nous jetais tout le temps dans les bras l’un de l’autre… Tu nous laissais seuls. Tu exigeais que je fusse aimable avec lui. Tu me reprochais tout le temps ma froideur. Cette froideur était ma sauvegarde, Martinet. Comme tu fus coupable de ne pas l’avoir compris !
Il dit, dans une grimace :
– C’est vrai ! j’ai été une vieille bête !…
Et avec une force croissante, il fit :
– Ah ! j’avais bien mérité de l’être !
Pour donner plus de force à son affirmation, il cassa une troisième assiette.
Le bruit que fit cette dernière assiette en s’émiettant sur le parquet sortit, cette fois, Mme Martinet de sa torpeur. Elle se dressa. Elle dit, sur un ton d’épouvante :
– S’il le tue, c’est nous qui l’aurons tué !
Martinet comprit sa femme :
– Et il est bien capable de tout, tu sais, dans l’état où je l’ai vu !
– Mais il faut le sauver !
– Il faut le sauver ! répéta Martinet.
– En est-il encore temps ?
– Je ne sais pas. Mais il faut le sauver !
Et Martinet n’eut plus qu’une pensée : sauver Pold, dont il venait d’apprendre la trahison et qui courait peut-être à cette heure le plus terrible des dangers.
Et c’était une chose vraiment touchante et un spectacle rare, peut-être unique, que celui de cet homme auquel sa femme venait d’avouer qu’elle avait un amant et qui ne songeait qu’à une chose : le protéger.
– Tu feras cela, Martinet ?
– Allons ! allons ! fit Martinet, du courage ! Nous n’avons pas de temps à perdre. Je fiche le camp tout de suite pour Esbly. Je pourrai encore arriver pour le premier train !
– Oui, et espérons que tu arriveras pour le sauver. Ils sont dans la garçonnière de la rue de Moscou… Ah ! Martinet !…
Martinet franchit la grille des Pavots et s’enfonça dans l’obscurité du bois.
Il n’avait pas plus tôt disparu qu’une grande ombre se dessinait sur le seuil de la villa. C’était Joe.
– Harrison ! cria Joe.
Harrison venait bientôt se joindre à Joe.
– Vous avez vu ?
– Oui.
– Il retourne à Paris.
– Sans aucun doute.
– Mme Martinet lui aura tout dit. Il connaît les relations de Diane et de Lawrence. Il va certainement rue de Moscou. Il craint qu’il n’arrive malheur à Pold.
– Il n’y a point d’autre explication à son départ.
– Il ne faut point qu’il arrive à Paris.
Joe réfléchit :
– Faites atteler la charrette anglaise.
– Pourquoi ?
– Pour conduire Martinet à Esbly, où il va certainement prendre le train.
– Compris ! fit Harrison.
– Je le rattrape sur la route. Je lui offre une place dans la voiture. Il accepte.
– Combien y a-t-il encore de trains pour Paris, ce soir ?
– Trois. Mais il les manquera tous les trois. Comptez sur moi !
Dix minutes plus tard, Joe sautait dans la charrette anglaise.