h2.16 - Un homme dans la nuit

 
Ce soir-là, Victor, l’ouvrier tapissier dont nous avons fait la connaissance chez Martinet, et qui était tout dévoué aux intérêts d’Arnoldson, Victor, disons-nous, remplaçait, dans sa loge, le concierge de la rue de Moscou, auquel, depuis huit jours, son propriétaire avait donné congé.
 
Victor était donc préposé à tirer le cordon. Ce lui était une besogne d’autant plus facile qu’il n’avait pas à le tirer du tout. On n’a pas oublié, en effet, que le singulier propriétaire de cette maison avait obtenu successivement le départ de tous ses locataires, qu’il avait couverts d’indemnités.
 
Soudain, un coup de sonnette retentit. Victor alla, d’un pas pressé, tirer le cordon, chose qui ne lui était pas arrivée de toute la journée, et se précipita vers la porte.
 
Une femme entrait :
 
Elle dit :
 
– Il n’y aura pas de lune cette nuit !
 
Victor s’inclina, alla soigneusement refermer la porte derrière elle, et revint se mettre à la disposition de la visiteuse.
 
– Voulez-vous me suivre ? dit-il.
 
Celui-ci la conduisit sous la voûte, ouvrit de deux tours de clef la porte de la garçonnière de Pold et précéda Diane dans cette garçonnière. Il fit la lumière dans l’appartement, et, sans avoir dit un mot, disparut.
 
Il referma la porte à double tour.
 
La femme qui avait été introduite d’une façon aussi étrange avait retiré sa voilette et son chapeau.
 
C’était Diane.
 
Elle avait un air radieux.
 
Elle se promena dans l’appartement, alla dans la salle à manger, dans le bureau de Pold.
 
– C’est gentil, ça… pour un étudiant… Mais qu’est-ce qu’il prend au prince Agra de me donner rendez-vous dans un rez-de-chaussée d’étudiant ?
 
Elle eut un geste d’indifférence :
 
– Bah ! Ici ou ailleurs… pourvu qu’il vienne !…
 
Elle chantonna, s’assit, prit un livre, essaya de lire, n’y parvint point, reposa le livre et songea… Elle se disait :
 
– Il va donc venir !…
 
Le mystère de ce rendez-vous ne l’étonnait même plus. Tout était mystère dans sa vie depuis qu’elle avait fait la connaissance du prince Agra. Ce mystère, après l’avoir quelque peu épouvantée, l’amusait presque maintenant.
 
Elle tira une lettre de son corsage. Elle lut et relut :
 
 
« Chère madame,
 
« Je suis chargé par le prince Agra de vous prier de vous rendre, ce soir même, vers neuf heures, rue de Moscou, n°… Un homme vous ouvrira la porte de cette maison, et vous prononcerez la phrase suivante : « Il n’y aura pas de lune cette nuit. » Cet homme vous introduira aussitôt dans un appartement du rez-de-chaussée de cette maison, où le prince Agra viendra vous rejoindre. »
 
 
Cette lettre était signée « Arnoldson ».
 
Diane remit la missive dans son corsage. Elle pensait bien que le prince finirait par lui être moins cruel et qu’il jugerait enfin qu’il était temps de mettre un terme aux épreuves qu’il lui faisait subir.
 
Elle avait tant attendu cette minute-là que sa joie, au fond, se doublait d’une certaine anxiété.
 
« S’il ne venait pas ! » se disait-elle maintenant…
 
Elle s’en fut à la glace, se remit de la poudre de riz. Elle fut contente d’elle-même.
 
Le prince Agra n’arrivait toujours pas. Alors elle tomba dans un fauteuil et ne bougea plus. Elle prit sa montre et regarda les aiguilles qui marquaient la fuite des minutes.
 
Soudain, elle poussa un cri et se dressa, toute droite. Quelqu’un venait de lui déposer un baiser brûlant sur la nuque.
 
Il était là ! derrière elle !
 
Elle se retourna.
 
Pold l’étreignait déjà et l’embrassait à pleines lèvres. Elle était saisie d’une stupéfaction telle qu’elle ne le repoussait même pas. Et Pold l’embrassait, l’embrassait !
 
Enfin, elle se dégagea et lança au jeune homme un regard étrange qui le cloua à sa place.
 
Il demanda d’une voix tremblante :
 
– Qu’y a-t-il, Diane ?… Cela ne vous fait donc point plaisir que je vous embrasse ?…
 
Elle continuait à le regarder. Elle se demandait si elle était bien éveillée, si c’était bien Pold qui était là… Elle était prête à croire à quelque sortilège…
 
– Vous ne me répondez pas ? disait Pold.
 
Elle ne lui répondait pas. Elle se disait : « Pourquoi est-il là ? Et pourquoi suis-je ici ? Que faisons-nous tous les deux dans cette chambre ?… »
 
Elle ne l’avait pas entendu entrer. Par où était-il entré ? Comment ?…
 
Sa pensée s’affolait…
 
Et l’autre reprenait :
 
– Mais, Diane, ma petite Diane, pourquoi ne me parles-tu pas ? Pourquoi ton regard me fixe-t-il ainsi ?
 
Il s’approcha d’elle, mais elle recula. Il s’approcha encore mais elle reculait toujours.
 
– Vous me fuyez !… Pourquoi me fuyez-vous, Diane ? Pourquoi être venue ici si c’est pour me fuir, si c’est pour me repousser ?
 
Il vit son regard de colère.
 
– Ah ! pourquoi m’accueillez-vous ainsi, Diane ? M’avez-vous donc donné toute cette joie pour me la retirer si tôt ? Vous ai-je offensée ?… Avez-vous des reproches à m’adresser ?… Écoutez, Diane… C’est vrai que je vous ai offensée… J’ai aimé… ou plutôt-non… je n’ai pas aimé… je me suis laissé aller à l’amour d’une femme… je n’ai pas été assez fort pour le repousser… Cette femme n’a pu détacher une seconde ma pensée de votre image, de votre souvenir, Diane !
 
Diane n’était pas touchée le moins du monde de tant de supplications. Sa colère finit par éclater :
 
– Enfin, que faites-vous ici ? Répondez !
 
Pold eut un étonnement sans bornes :
 
– Ce que je fais ici ?…
 
– Allons, je vous écoute ! Parlez ! Je suis très pressée… très pressée de me débarrasser de vous, monsieur, très pressée de vous voir fuir d’ici ! Comment y êtes vous venu ? Comment avez-vous su que j’y étais ?
 
– Vous me demandez comment je me suis introduit ici… Mais… mais je suis ici chez moi !
 
– Chez vous ?
 
– Parbleu ! Vous ne le saviez pas ?
 
Pold expliqua comment il était chez lui, comment cette chambre était la sienne, et Diane, qui comprenait de moins en moins, mais dont la colère se calmait pour faire place à un commencement de terreur irraisonnée, Diane sortit de son corsage la lettre d’Arnoldson et la tendit à Pold.
 
– C’est lui qui m’a fait venir ici, c’est Arnoldson qui m’a conduite ici. J’attendais Agra. Il ne vient pas, et c’est vous qui venez. Que signifie tout ceci ? Oh ! c’est étrange, bien étrange !
 
Pold avait lu et poussait des exclamations de rage.
 
– Et moi, c’est Arnoldson, s’écria-t-il, qui m’a ordonné de me rendre à Paris ce soir ! Il m’avait promis que vous seriez à moi ! Il s’était chargé de vous amener ici. Le concierge, sans doute, qui possède les clefs de cet appartement, vous a introduite chez moi sur ses indications. Mais, s’il m’a dit que vous seriez chez moi ce soir, il m’avait dit aussi que vous y seriez pour moi. Et voilà que j’apprends que vous y êtes… pour le prince Agra !… Diane ! vous attendiez le prince Agra et vous étiez certainement bien joyeuse de l’attendre pour m’avoir montré tant de froideur et tant de colère, à moi qui suis venu à sa place ! Diane ! aimeriez-vous donc encore cet homme ?…
 
Diane eut un pâle sourire :
 
– Pouvez-vous en douter ?… on ne désire vraiment avec tant de force que ce que l’on n’a pas… que ce que l’on n’aura peut-être jamais…
 
Pold l’écoutait et son regard exprimait une épouvante grandissante.
 
– Oh ! alors, pourquoi cet homme m’a-t-il menti ? Pourquoi m’a-t-il dit que vous n’aimiez plus le prince Agra ? Pourquoi vous a-t-il menti, à vous ? Pourquoi ment-il à tout le monde ? Et quel est donc son dessein en nous réunissant ici ? Madame, si vous vous en doutez, dites-le-moi !
 
– Son dessein ?
 
Diane ne le devinait point, mais, maintenant, elle plaignait Pold de tout son cœur, car elle comprenait que, quel que fût le dessein d’Arnoldson, il devait être terrible pour Pold. Elle voyait bien qu’il poursuivait le fils d’une haine dont elle ne s’expliquait point les raisons, comme il avait, de connivence avec Agra, préparé la ruine et la démence amoureuse du père.
 
– Son dessein ? répéta-t-elle… Le sais-je, moi ?… Il vous a dit que je n’aimais plus le prince ?
 
– Certes !
 
– Et que, peut-être, n’aimant plus le prince, je serais toute disposée à ne point vous repousser ?…
 
– Il me l’a fait comprendre…
 
Et Pold prit une grande résolution :
 
– Écoutez, Diane : il faut que vous sachiez tout. Cet homme m’a dit que le prince voulait rompre avec vous, mais que cela lui était fort difficile, parce que vous le teniez avec certaines lettres de lui fort compromettantes !
 
– Des lettres de lui ? des lettres du prince ? s’écria Diane. Mais je n’en ai qu’une, et fort insignifiante…
 
– Des lettres avec lesquelles vous le faisiez chanter !…
 
Diane bondit :
 
– Je fais chanter le prince ?
 
– Mais c’est ce qu’il m’a dit ! Vous lui demandiez des sommes considérables en échange de ces lettres…
 
– Mais c’est un mensonge abominable !
 
– Arnoldson ajouta même, quand il me raconta cette histoire, reprit plus froidement Pold, que, s’il n’avait pas ces lettres dans les vingt-quatre heures, il vous faisait arrêter.
 
Diane avait des gestes inconscients. Elle sentait que sa raison s’enfuyait et qu’elle était suspendue au-dessus d’un abîme où peut-être elle allait sombrer avec Pold…
 
Celui-ci la supplia de se calmer et de l’entendre. Quand il l’eut plus calme en face de lui, il dit :
 
– Voyons, Diane, vous ne vous souvenez donc plus ? Cela est tout à fait impossible… Vous dites que vous n’avez pas de lettres du prince… C’est exact à cette heure… mais, il y a quelques jours, vous les aviez…
 
– Mais c’est fantastique !… Où étaient-elles, ces lettres, que je n’ai jamais vues ?…
 
Pold, qui avait reconquis tout son sang-froid, déclara :
 
– Dans le secrétaire de votre chambre.
 
– Malheureux ! Mais ces lettres sont des lettres de votre père !…
 
Pold crut avoir mal entendu :
 
– De mon père ?…
 
– Eh ! oui ! Des lettres d’amour de votre père, vous dis-je, car votre père m’aimait, comme vous m’aimez ! Car j’ai cette fatalité dans ma vie d’être aimé de tous ceux que je n’aime pas !…
 
Pold avait poussé un cri sauvage :
 
– Des lettres d’amour de mon père !…
 
Il demanda d’une voix rauque et saccadée :
 
– Mais ces lettres… ces lettres… étaient bien dans votre secrétaire ?…
 
– Je vous le jure !
 
– Et bien, fit Pold, terriblement sombre… elles n’y sont plus !…
 
– Parce que ?
 
– Parce que je les ai volées !
 
– Vous ?
 
– Moi ! Par ordre d’Arnoldson, pour vous sauver de vous-même, pour que vous ne fussiez point dénoncée à la justice, j’ai livré à Arnoldson ces lettres, que je croyais du prince Agra, et qui étaient de mon père !
 
– Vous avez fait cela ?
 
– Je l’ai fait !…
 
Il y eut un court silence.
 
– Oh ! oh ! reprit Diane, voilà qui est grave, très grave…
 
– Que pensez-vous qu’il en puisse résulter ? demanda Pold en tremblant.
 
– Je ne sais, mon ami, et c’est cela qui fait que la situation est très grave…
 
– Vrai, fit Pold, elle m’épouvante ! car cet homme avait un but… Ah ! connaître le but de cet homme !
 
– Je ne sais qu’une chose, fit Diane ; c’est que cet homme exerce sur toute votre famille une œuvre terrible de vengeance…
 
– Comment a-t-il à se venger de nous ? Que lui avons-nous fait ?
 
– Ne me demandez point autre chose que ce que je vous dis, Pold, car je ne sais rien de plus. Mais cela, je le sais bien. Il a voulu se venger sur votre père. Il y a réussi, croyez-moi… Je vois maintenant qu’il va se venger sur vous, et je vous en avertis. Je ne devrais pas vous en avertir, car il y va de ma sécurité ! Car il faut être avec cet homme si l’on tient à la vie, Pold… Je vois, je sens qu’il est terrible et que rien ne saurait lui résister… Écoutez-moi, suivez mon conseil, le conseil que je vous donne et que me dicte la pitié que votre sort m’inspire, Pold. Fuyez ! fuyez loin ! Ne me revoyez jamais plus !… Et, surtout, ne vous retrouvez jamais sur le chemin de cet homme !
 
– Oh ! oui ! s’écria Pold… Fuyons ! Fuyons !…
 
Diane l’arrêta et lui dit encore, très grave :
 
– Fuyez ! Quittez la France, vous et toute votre famille… Fuyez avec votre père et votre sœur, votre mère !…
 
– Eh ! quoi ! après s’être attaqué à mon père et à moi, oserait-il s’attaquer à ma sœur ?… Et que pourrait-il contre ma mère ?
 
– Vous ne savez point l’idée qui m’est venue, Pold ?
 
– Non. Mais dites-la… Nous sommes à une heure sinistre où toutes les idées sont précieuses…
 
– Il m’est venu cette idée que, s’il a voulu les lettres de votre père (et, vraiment, je ne vois point quel autre usage il eût pu en faire), c’était, sans doute, qu’il voulait les montrer à votre mère…
 
Le visage de Pold exprima une douleur tellement effrayante que Diane ne put retenir ses larmes. Il dit, d’une voix qui n’était qu’un souffle :
 
– Et c’est moi qui les lui ai données… qui les lui ai vendues, Diane !… J’ai trahi mon père et je vais tuer peut-être ma mère… pour dix mille francs !… Je lui en ai donné un reçu…
 
Diane se précipita sur Pold :
 
– Allons, va-t’en !… va-t’en !… fuis !… Et moi aussi, je veux fuir ! Ah ! j’ai peur ! j’ai peur !… Il va nous arriver quelque chose d’effroyable… Ah ! fuyons de cette maison de malheur !…
 
Et, sans chapeau, les cheveux dénoués, elle entraîna Pold dans le vestibule. Elle le poussa vers la porte de sortie.
 
– Mais ouvre donc cette porte ! s’écria Diane, qui secouait la porte et qui ne parvenait point à l’ouvrir. Tu l’as donc refermée à clef quand tu es entré ici ?
 
– Moi ? Non… Je ne sais plus… Ah ! les clefs… Tiens, laisse-moi… Je vais ouvrir…
 
Il introduisit la clef dans la serrure et la tourna deux fois. Puis il tira à lui la porte. Mais elle ne s’ouvrit point.
 
– Grands dieux, qu’y a-t-il ?…
 
Il regardait la porte, et ses yeux s’agrandissaient de terreur. Diane encore se rua sur la porte et ne parvint point à l’ébranler.
 
– Alors… alors… fit-elle, elle est fermée à l’extérieur !
 
– Il faudrait qu’on eût mis à l’extérieur… des verrous ! reprenait Pold… Des verrous que je n’ai point vus… qui ne s’y trouvaient point la dernière fois que je vins ici… Mais c’est affreux !
 
– Ah ! ah ! s’exclama Diane, on nous a enfermés ! On nous a enfermés !… Pourquoi nous a-t-on enfermés ?…
 
Pold regardait toujours la porte… Il poussa un cri :
 
– La porte !
 
– Eh bien ?… Eh bien ? La porte ?
 
– Ce n’est point la porte ordinaire… Regarde cette lourde porte de chêne… Un bélier ne l’ébranlerait pas…
 
Diane poussait des cris aigus et s’arrachait les cheveux.
 
– Et il n’y a… il n’y a pas d’autre issue ? Soudain, Pold eut un rire strident :
 
– Ah ! nous sommes fous !… Nous sommes de pauvres fous !… Nous n’y pensions même pas… Les fenêtres, Diane !… Les fenêtres qui donnent sur la cour !… Nous sommes au rez-de-chaussée… Nous n’aurons qu’à enjamber…
 
– C’est vrai ! Vite ! À la fenêtre !
 
Et ils se précipitèrent sur la fenêtre de la salle à manger. Ils arrachèrent les rideaux, ouvrirent la croisée avec des gestes de déments…
 
Et ils reculèrent, pleins d’horreur et hurlant d’épouvante…
 
La fenêtre avait un mur ! ! !
 
Ils allèrent ou plutôt ils se traînèrent jusqu’aux autres fenêtres et eurent encore la force d’en ouvrir les croisées.
 
Partout, ils se heurtèrent à un mur !
 
Et ce mur apparut à Pold et à Diane comme la pierre qui ferme un tombeau !…