h2.17 - Un homme dans la nuit
XVII
DUO D’AMOUR
DUO D’AMOUR
Deux heures environ après le départ d’Arnoldson des Volubilis et quelque temps après que Martinet se fut dirigé vers Esbly, poursuivi par Joe, le père Jules quitta sa loge, et se dirigea vers la villa. Il en gravit l’escalier qui conduisait à la chambre d’Adrienne.
– Qui va là ? fit la voix d’Adrienne. Pourquoi me dérange-t-on à cette heure ?
– C’est moi madame, le père Jules !
– Que me voulez-vous ?
– Je désirerais vous parler.
– Pourquoi n’attendez-vous pas à demain matin ?
– Parce que ce que j’ai à vous dire, madame, est tellement grave que je ne saurais attendre. Je vous en prie, madame, écoutez-moi.
– C’est bien sérieux, ce que vous me dites là ?
– Ah ! madame ! si sérieux qu’il ne s’agit de rien de moins que de la vie de votre mari et de votre fils !
Adrienne, depuis le départ de Lawrence, n’avait pas bougé de sa chambre.
Elle se décida à ouvrir au père Jules, qui entra respectueusement.
Il y avait une veilleuse sur la cheminée, et c’est à la lueur de cette veilleuse que le dialogue suivant s’engagea entre Adrienne et son concierge.
– Voici, madame, ce dont il s’agit, fit le père Jules.
Mais, ayant prononcé ces mots, il s’arrêta. Il tournait, d’un geste embarrassé, sa casquette dans ses mains.
– Eh bien, reprit impatiemment Adrienne, je vous écoute… et parlez vite… qu’y a-t-il ?
– Il y a, madame, que je viens m’accuser d’une chose…
– De quoi ?
– Oh ! madame… je me reproche bien, à cette heure, d’avoir été aussi indiscret. Mais c’était pour son bien que je le faisais…
– Pour le bien de qui ?
– Mais pour le bien de M. Pold…
– Mais vous me faites mourir ! Qu’est-ce que vous avez fait pour le bien de M. Pold ?
– Madame me pardonnera ?
– Oui, fit rageusement Adrienne. Mais parlez, au nom du ciel, parlez !…
– Sachez donc, madame, reprit le père Jules, que M. Pold avait une maîtresse… sauf votre respect… À son âge… c’est permis, n’est-ce pas, madame ?…
– Allez ! Allez !…
– C’est permis quand on ne fait pas de bêtises. Or j’ai vu justement que M. Pold faisait des bêtises, de grosses bêtises…, et j’ai cru de mon devoir d’avertir son père de ce qui se passait… J’ai donc tout dit à M. Lawrence… Je pensais bien que M. Lawrence, quand il saurait ce que j’avais à lui apprendre, ne serait pas content, qu’il gronderait M. Pold, qu’il lui ferait des remontrances et qu’il prendrait des dispositions pour que M. Pold ne recommence plus ses farces… Mais jamais je n’aurais pensé que mes révélations le mettraient dans un état pareil à celui dans lequel je l’ai vu…
– Quand lui avez-vous parlé de Pold ?
– Mais quand il sortait d’ici. Il paraissait déjà tout drôle ! et fort préoccupé. Cependant je l’abordai et lui dis que M. Pold avait une maîtresse et qu’il venait encore de partir pour Paris, où il devait la rejoindre. Je lui dis que cette liaison prenait des proportions telles que j’avais cru devoir l’en prévenir.
– Que vous a-t-il répondu ?
– Il m’a demandé l’endroit où M. Pold rencontrait sa maîtresse, et je lui ai donné l’adresse de la garçonnière de M. Pold… oui, madame, M. Pold a une garçonnière. C’est n0…, rue de Moscou… Il me demanda ensuite le nom de cette femme, et je le lui donnai en ajoutant que c’était une grande cocotte… sauf votre respect, madame…
– Et alors ?
– Oh ! alors, je n’avais pas plus tôt prononcé le nom de cette femme qu’il changea brusquement de visage. Il fut pris d’une grande fureur, proféra des paroles de menace contre cette femme et contre M. Pold et, me quittant brusquement, se mit à courir comme un fou. Il faisait des gestes terribles, et j’ai bien cru qu’il disait : « Je les tuerai ! je les tuerai !… »
– Le nom de cette femme ? s’écria Adrienne en saisissant le bras du père Jules et en le serrant jusqu’à la meurtrissure…
Le père Jules dit, avec un grand air de soumission :
– Elle s’appelle Diane, madame.
– Diane ! s’écria Adrienne, d’une voix égarée… Vite… une voiture… Faites atteler… Vite… arriverai-je encore à temps ?…
Rapidement et fébrilement, elle jeta un manteau sur ses épaules, et descendit, courut aux écuries, pressa le palefrenier, le cocher.
Puis elle appela sa femme de chambre, apprit d’elle que Lily était couchée depuis longtemps, et lui recommanda de dire à sa fille qu’elle serait de retour le lendemain, qu’elle n’eût pas à s’inquiéter.
Enfin, le coupé fut prêt. Elle cria au cocher :
– À la gare d’Esbly ! À fond de train !
Elle referma la portière. Seule dans la voiture, elle disait et redisait :
– Pold ! mon fils chéri ! que veut-il faire à mon Pold ? que va-t-il lui arriver ?… Et lui, Charley ! le misérable fou !… Pourquoi a-t-il fui ?… Pourquoi n’a-t-il pas compris que je lui eusse pardonné ?…
Le père Jules avait dit au cocher :
– Mon vieux, ne te presse pas… il ne faut arriver à Esbly que pour le dernier train. Ordre du maître !
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Le père Jules regarda s’éloigner le coupé et, derrière ce coupé, ne ferma point la grille.
Il resta sur le seuil, semblant attendre quelque chose ou quelqu’un.
Une demi-heure passa ainsi. Le père Jules dressa soudain l’oreille. Il avait entendu le pas d’un cheval. En effet, dans la nuit claire, il vit surgir de l’ombre bleue un cavalier.
Ce cavalier venait à lui, au pas lent de son cheval. Le cavalier s’arrêta au seuil des Volubilis.
Le père Jules s’inclina profondément et dit :
– Voulez-vous me suivre, monseigneur ?
Le cavalier ne répondit pas, mais, comme le père Jules avait pris l’allée du jardin qui conduisait à la villa, le cavalier suivit le père Jules.
Arrivés à la villa, ils en firent le tour. Le père Jules montra au visiteur nocturne une fenêtre et prononça ces simples mots :
– C’est là !
Cette fenêtre était au premier étage. Le terrain, derrière la villa, était plus élevé que sur la façade. S’il s’était dressé sur ses étriers, et s’il eût levé les bras, le cavalier eût pu toucher des mains le bord de cette fenêtre.
Le cavalier dit :
– Donnez-moi quelques-uns de ces graviers qui sont sur le chemin.
Le père Jules se baissa, ramassa des graviers et les mit dans la main du cavalier.
– Et, maintenant, éloignez-vous, dit celui-ci.
Le père Jules s’en alla.
Quand il fut seul, le cavalier jeta un petit caillou blanc à la vitre de la fenêtre. Puis il en jeta un autre, puis un autre.
Alors, la fenêtre s’ouvrit.
Lily parut dans le cadre de cette fenêtre, ses cheveux blonds faisant un halo dans la nuit. Elle vit le cavalier et lui reprocha dans un sourire :
– Oh ! c’est vous… ne m’aviez-vous point promis, le soir où vous m’avez surprise dans le jardin, que vous ne viendriez plus ainsi, la nuit, aux Volubilis ? Prenez garde, songez donc, si l’on vous voyait. Je tremble, prince Agra…
Agra dit :
– Oui, je vous ai juré, quand je vins ici, l’autre nuit, et que vous parûtes si épouvantée de mon audace. J’ai juré de vous obéir, de ne plus revenir et de savoir attendre… mais il a été au-dessus de mes forces de tenir mon serment. Ce soir, j’ai acheté l’un de vos serviteurs qui m’a ouvert la porte de votre demeure. Me voici, ma douce Lily… et je ne peux me passer de vous.
– Que voulez-vous dire, monseigneur, que vous m’aimez ?
– Ne me dites point : « monseigneur », ô Lily !
– De quel nom voulez-vous que je vous appelle ?
– Ma mère m’appelait William !
– Votre mère ? Votre mère est donc morte, William ?
– Oui, dit Agra, d’une parole lente. Jamais le souvenir de ma mère ne m’a quitté, Lily ! Jamais !
Et le prince Agra déclara, avec une voix étrange :
– Et je ne fais rien dans la vie sans songer à ma mère…
– Oh ! mon Dieu ! dit Lily, pourquoi donc, monseigneur, votre voix est-elle si dure et presque menaçante quand vous parlez de votre mère ?… Quand je parle de la mienne, je voudrais avoir une voix d’une infinie douceur.
Agra ne répondit point.
Lily se pencha à sa fenêtre.
– William… dit-elle, William…
Si Arnoldson avait vu le prince à cette heure, il eût su lire dans son âme, et, alors, il aurait été épouvanté, car, après avoir constaté que le prince n’aimait pas Lily, il aurait deviné aussi qu’il allait l’aimer.
Le prince, en effet, se croyait toujours aussi fort contre la femme, aussi indifférent à son charme fatal. Et il mettait sur le compte de sa vengeance à accomplir les paroles d’amour qui devaient perdre Lily. Il ne s’avouait point que ces paroles jaillissaient de la sincérité d’une émotion dont bientôt il n’allait plus être le maître.
Et, cependant, il perçut cette émotion dont il ne s’avouait point la cause ; alors, il la dompta. Il se souvint au nom de qui et au nom de quoi il agissait, et il reconquit son calme.
Il se rappela ce qu’il avait juré à Arnoldson, ce qu’il avait juré à son père. Il se rappela le terrible serment qu’il avait prononcé un soir à l’auberge Rouge. Il se rappela sa mère !
Et, chassant le sentiment de pitié né de l’immense sympathie qu’il commençait à éprouver pour cette enfant, désignée par Arnoldson comme l’une de ses premières victimes, il dit :
– Lily, croyez-vous en moi ?
– Je crois en vous, répondit Lily, comme elle eût répondu : « Je crois en Dieu. »
– Lily, puisque vous m’aimez, vous ne douterez point de moi ?
– Je ne douterai jamais de vous.
– Lily, vous m’obéirez ?
– Je vous obéirai, William, fit Lily.
– Quels que soient mes ordres ?
– Qu’allez-vous exiger de moi ? Pourquoi me parlez-vous ainsi ? Voilà que votre voix est aussi dure qu’elle l’était tout à l’heure, quand vous me parliez de votre mère… J’ai peur de ce que vous allez m’ordonner.
Après un court silence, le prince dit :
– Voici : il faut me suivre, Lily !
– Vous suivre ?…
– Oui. Il faut quitter cette maison.
– Quitter cette maison ? Quitter ma mère, mes parents ?… Que dites-vous là ? Expliquez-moi vos paroles… William, où voulez-vous donc que je vous suive ?
Agra répondit :
– Où je voudrai !…
Lily, éperdue, fit :
– Mais je ne peux pas ! Je ne peux pas !… Ma mère en mourrait… Je ne puis quitter ma mère…
– Vous refusez de me suivre, Lily ?
– Oh ! William ! ce n’est pas moi qui refuse de vous suivre… Je voudrais vous suivre partout et toujours, William… Mais… Songez à ma mère… Non, je ne puis vous suivre…
– C’est là votre dernière parole, Lily ?
Le prince, d’un bond, fut debout sur sa selle et presque à la hauteur de Lily.
Il lui tendit les bras. Son regard tout-puissant l’attirait à lui.
Lily ne bougeait pas, mais elle était tout entière sous la domination de ce regard, et, lorsque, d’un geste lent, le prince l’eut entourée de ses bras, elle se laissa glisser sans résistance jusque sur sa poitrine.
Le prince l’avait saisie, et la pauvre Lily était sans force dans ses bras.
Agra retomba sur sa selle. Il ne toucha point aux rênes. Kali obéit à la pression de ses genoux et reprit de lui-même le chemin qui l’avait conduit derrière la villa.
Kali sortit du jardin et, sur la route, partit soudain en un galop furibond. Le prince ne se tenait toujours en selle que par l’étreinte de ses genoux et accélérait encore le galop de son cheval de son ardente pression des jarrets.
Et Lily était sur la poitrine d’Agra, défaillante, sans force…
Ils traversèrent ainsi le bois de Misère, atteignirent la route de Paris.
Kali semblait voler vers un but qu’il devait connaître.
Ils traversèrent des villages, une forêt, de vastes plaines…
Et le prince avait posé sur la bouche de Lily le baiser mortel de ses lèvres de marbre !…