h2.19 - un homme dans la nuit
L’Homme de la nuit se croisa les bras et resta en face de ce cadavre durant des minutes interminables.
Il dit encore :
– Il est mort et il a bien souffert avant de mourir !
L’Homme de la nuit avait complètement oublié qu’au-delà du lit il y avait, sur le parquet, deux autres corps : celui de Pold et celui de Diane.
Mais il négligeait ces victimes.
Et toute l’affreuse joie qui emplissait à cette heure son âme de damné lui venait uniquement de la mort de celui qui fut Charley et qui lui avait volé jadis sa petite Mary.
… Mary !…
… Il ne songea bientôt plus qu’à elle, car il savait qu’elle allait venir et il se délectait déjà du désespoir sans nom où celle qui l’avait trahi, celle qui avait levé sur lui une main criminelle, allait être plongée devant la mort de ces deux êtres chers.
Il songea aussi à autre chose…
Il pensa que rien désormais ne s’élèverait plus entre elle et lui et qu’elle était en son pouvoir, n’ayant plus pour la défendre ni son mari, ni son fils, ni personne…
Et, après s’être ainsi atrocement vengé d’elle, rien au monde ne pourrait empêcher qu’elle fût à lui…
Après la haine satisfaite… il allait satisfaire son abominable amour…
Et, comme l’idée lui vint qu’elle le repousserait avec horreur et qu’elle préférerait la mort à son amour, il eut à nouveau son diabolique sourire.
Non, elle ne le repousserait point… Non, elle ne mourrait point…
Est-ce que tout jusqu’à ce jour ne s’était point passé comme il l’avait prévu, comme il l’avait voulu ?… Qui donc serait capable d’entraver ses desseins ?… Qui serait jamais assez puissant pour les faire échouer ?… Qui ?…
Il était bien sûr de lui ! Et il était bien sûr d’elle !…
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Soudain derrière l’Homme de la nuit se firent entendre des pas dans le vestibule.
Arnoldson se rejeta contre la muraille et assura sur son profil d’oiseau de nuit les deux disques noirs de ses lunettes.
Une femme venait de se précipiter dans la chambre.
Elle ne vit point Arnoldson.
Elle ne vit qu’une chose…
… Le cadavre sur le lit…
Et elle fut sur ce cadavre, elle se jeta sur lui.
Et elle lui prit la tête.
– Je suis venue trop tard, gémissait Adrienne, trop tard… Charley, tu es mort !…
Elle étreignit ce corps, et lui cria comme s’il pouvait encore l’entendre :
– Pourquoi n’as-tu pas pensé que je te pardonnerais, Charley ?…
Et elle ne dit plus rien… Arnoldson n’avait pas bougé. Enfin, l’épouse de Lawrence se releva…
Il la vit de profil et il ne la reconnut point, tant la douleur l’avait transformée…
Mais elle était belle encore, belle toujours…
Elle essuya, de ses mains tremblantes ses dernières larmes…
Alors, il dit :
– Madame !…
Elle se retourna…
– Ah ! vous ! s’écria-t-elle. Vous ici !…
Il y eut entre eux un terrible silence. Puis elle ajouta :
– C’est vous, n’est-ce pas, qui êtes la cause de tout ceci ?
Arnoldson répondit :
– C’est moi, madame… Vous me haïssez bien, n’est-il point vrai ?
Elle ne répondit point ; mais il y avait dans son regard tant de menaces que tout autre que l’Homme de la nuit en eût été épouvanté.
– Je vous avais prédit ces choses… dit Arnoldson… Je vous avais signalé ce malheur… Pourquoi n’avoir point tenu compte de ma parole ?
Elle dit, d’une voix sinistre :
– Je vengerai Lawrence !… Maintenant, monsieur, fuyez ! Votre présence ici est abominable… Fuyez !
Arnoldson s’inclina :
– Je vais m’éloigner, madame, mais pas avant de vous avoir donné quelques renseignements sur ce qui s’est passé ici…
– Que voulez-vous dire ?
– N’êtes-vous point venue dans cet appartement parce que votre mari devait y rencontrer sa maîtresse… dans les bras de son fils ?… Vous avez vu votre mari, madame…
Et Arnoldson, d’un geste d’effroyable ironie :
– Le voilà ! dit-il en montrant le cadavre.
– Eh bien ? fit Adrienne, qu’une terrible expérience de la férocité de cet homme affolait à nouveau.
– Eh bien, vous ne vous êtes occupée ni de la maîtresse ni de votre fils.
– Mon fils ! clama-t-elle. Mon fils !… Où est mon fils ?…
Arnoldson, très calme, déclara :
– Avant de se tuer, madame, votre mari a tué son fils !
– Ce n’est pas vrai ! Monstre ! Misérable !…
Elle voulut se précipiter sur Arnoldson, mais celui-ci lui cria :
– Si tu doutes, fais le tour de ce lit… et regarde !
La pauvre femme bondit vers l’endroit que lui indiquait le geste de l’Homme de la nuit. Et elle vit le corps de son fils à côté du corps de Diane… Elle porta les mains à sa poitrine… Elle étouffait.
Et elle tomba…
Arnoldson la reçut dans ses bras avec un cri de triomphe…
Elle était à lui, bien à lui… avant même qu’il ne l’eût prévu.
Elle était sans vie dans ses bras, incapable de lui résister…
Et ce fut une scène effroyable que celle où l’Homme de la nuit, debout parmi tous ces cadavres, pressa sur sa poitrine ce corps de femme qu’il désirait depuis vingt ans !
Il lui salit les lèvres de son baiser immonde…
Puis, avec une force qu’on ne lui soupçonnait pas, il emporta cette femme dans ses bras et se précipita vers la porte de la chambre.
– Elle est à moi !… Elle est à moi !… Toute à moi !… Mary !… Mary !… Mary !…
Il était fou, fou de joie, fou d’amour… si l’on peut donner ce nom à la passion monstrueuse qui étreignait le cœur et les sens de cet homme.
Tout à coup, au moment où il surgissait dans le vestibule, emportant son précieux fardeau, une poussée inattendue le rejeta dans la chambre.
Et il dut lâcher Adrienne, sa « Mary », toujours évanouie.
L’Homme de la nuit relevait un front furieux contre son agresseur, mais, soudain, sa physionomie devint souriante.
Il avait reconnu M. Martinet.
C’était, en effet, M. Martinet qui arrivait, les mains en sang, les habits déchirés, haletant. Il était encore dans le vestibule et l’Homme de la nuit sur le seuil de la chambre.
– Oui, moi ! cria-t-il. Moi, qui arrive pour sauver Pold ! Mais j’arrive en retard, n’est-ce pas ?… Moi qui ai dû me débarrasser par la ruse de votre domestique et qui viens peut-être de tuer l’homme qui se trouvait derrière cette porte et qui m’empêchait d’entrer !… Moi, qui vous surprends tenant dans vos bras Mme Lawrence !… Que se passe-t-il ? Que s’est-il passé ? Dites-le-moi ! Dites-le-moi, ou je vous tue !
Arnoldson, plus souriant encore, s’effaça devant M. Martinet.
– Entrez donc, cher monsieur Martinet.
M. Martinet, de l’endroit où il se trouvait, vit Lawrence sur le lit, Diane et Pold sur le parquet, et Mme Lawrence à ses pieds.
Il s’arracha les cheveux et eut un rugissement.
Il courait déjà à Pold quand il vit qu’Arnoldson quittait la chambre.
Il le retint :
– Ah ! vous ne sortirez pas !… Ne sortez pas !… Nous allons appeler la justice, Arnoldson ! Je ne sais quel a été votre rôle dans tout ceci, mais il faut que nous le sachions ! La justice entrera ici avant que vous n’en sortiez !
Arnoldson, toujours souriant, dit :
– La justice ? Croyez-moi, si vous aimez les gens qui sont là, n’appelez pas la justice… Pas d’esclandre ! Vous étiez sûrement au courant des amours de M. Lawrence, de Diane, votre belle-soeur, et de Pold. Sachez donc quelle en fut la conclusion : M. Lawrence a tué son fils et Diane et s’est tué ensuite. Inutile de crier ces choses sur les toits : cela serait fort désagréable à cette pauvre Mme Lawrence, qui est arrivée quand tout était fini, et cela causerait du tort à Mlle Lily, pour peu qu’un jour elle désire se marier… Les choses se sont passées ici… dans une maison dont les locataires ne pourront rien dire, attendu qu’il n’y a pas de locataires. Profitez-en… Soyez muet comme une carpe, monsieur Martinet !… Et, au lieu d’aller chercher la justice qui n’a rien à faire dans cette histoire, donnez donc vos soins à cette pauvre Mme Lawrence, qui est bien malade… Ensuite, vous verrez tous deux s’il faut appeler la justice… Vous voilà raisonnable… J’ai bien l’honneur de vous saluer…
Et Arnoldson s’en alla.
Ses paroles semblaient avoir enlevé toute volonté à Martinet. Celui-ci, après le départ de l’Homme, se ressaisit, bondit vers Pold, et, arrachant son veston, son gilet, sa chemise, il mit la poitrine du jeune homme à nu.
Une plaie s’ouvrait au sternum…
Martinet appuya son oreille sur la poitrine de Pold.
Et Martinet se releva, radieux, avec un grand cri de joie :
– Il vit ! Il vit !…