h3.06 - Un homme dans la nuit

 
Lily, tenant toujours sa mère embrassée, lui dit tout bas :
 
– Parlez-moi, ma mère… Vous ne me demandez rien, et moi j’ai tant de choses à vous dire, tant de choses !…
 
Agra assistait, muet et les bras croisés, à cette scène. Pold regardait tour à tour le prince, sa mère et sa sœur, et il avait un pli de colère au front.
 
Lily ajoutait :
 
– Oui, c’est lui qui m’a ramenée, c’est grâce à lui que je vous revois, mère… Voulez-vous qu’il soit votre fils ? Vous ne me répondez point… Pourquoi ces yeux de colère ? Et pourquoi Pold le regarde-t-il avec tant de haine ?
 
Elle continua sur un ton désolé :
 
– N’est-ce pas que vous allez lui dire de rester près de nous, de rester avec nous !… N’est-ce pas que vous n’allez pas le chasser ?… Il disait, lui… oui, il disait qu’il faudrait nous séparer et que nous ne nous reverrions jamais plus, parce qu’il était certain que vous le chasseriez pour toujours… Mais moi, je connais toute votre bonté, ma mère, et je lui répondais qu’il avait des pensées de fou…
 
Enfin, elle s’écria, s’adressant au prince :
 
– Ils ne disent rien, monseigneur… faites qu’ils parlent… Vous voilà muet… Vous voyez bien que l’on va vous chasser… Je devine cela au visage de ma mère et de mon frère… Défendez-vous, et défendez-moi !…
 
Mais Adrienne dit au prince, d’une voix dure de commandement :
 
– Je sais qui vous êtes, monsieur. De quel droit m’avez-vous enlevé mon enfant, la nuit, comme un voleur ?
 
Agra s’avança jusqu’au milieu du salon. Il dit :
 
– Madame, j’ai accompli le crime de vous avoir ravi votre enfant. Mais oubliez-vous que c’est moi qui l’ai ramenée, aussi pure… qu’à l’heure où je l’emportai !
 
– Monsieur, fit Adrienne, il y a une chose que je n’oublierai point : c’est que vous êtes le fils d’un misérable !
 
Le prince Agra fit un pas en arrière, et il devint plus pâle encore.
 
Lily poussa un cri…
 
– Que dites-vous ma mère ?
 
– Silence ! cria Pold à Lily, et écoute…
 
Le prince déclara, d’une voix sourde :
 
– C’est vrai, madame. Je suis le fils d’un misérable !… Je comprends que vous nourrissiez contre cet homme une haine éternelle… Et, cependant, madame, vous ne le haïrez jamais autant que je le hais !…
 
Adrienne voulut interrompre le prince, mais celui-ci l’arrêta d’un geste violent et continua :
 
– Madame, quand je vous demandais tout à l’heure de ne pas oublier que vous me deviez le retour de votre enfant, je n’espérais pas que ce souvenir pût modifier du tout au tout les sentiments de répulsion et d’horreur que vous pouvez avoir pour moi. Je sais, madame, que je n’ai rien à attendre de votre clémence, et je l’ai dit à Lily. Elle ignore l’abîme qui nous sépare… Ce que je vous demandais, madame, ce n’était point un impossible pardon… C’était tout au plus un adieu qui ne fût point accompagné de votre malédiction…
 
« Oui, madame, rassurez-vous : je vais partir, et vous ne me reverrez jamais plus si votre volonté de ne plus me revoir reste inébranlable… Mais, auparavant, permettez-moi quelques paroles et apprenez à connaître le fils du misérable dont vous parliez tout à l’heure…
 
Lily s’était jetée sur un canapé, la tête entre les mains.
 
Adrienne et Pold attendaient les paroles promises.
 
Le prince, alors, raconta rapidement son éducation première. Il montra Arnoldson attaché à l’âpre besogne qui devait faire de son fils un monstre d’insensibilité et de misanthropie. Dans quel but ? Dans un but qu’il avait été longtemps à ignorer, mais qu’il connaissait à cette heure et qu’il ne voulait point dire à Adrienne, lui promettant des révélations plus complètes pour plus tard, si elle ne s’y opposait point et si ces révélations devenaient nécessaires. Bref, il n’avait été pendant longtemps qu’un instrument docile entre les mains d’Arnoldson. Il faisait ce que cet homme lui disait de faire, sans discuter ses actes, sans chercher à se les expliquer, parce que toutes choses lui étaient indifférentes, et, du jour où il avait essayé une révolte contre la toute-puissance de l’Homme de la nuit, celui-ci avait étouffé cette révolte avec un mensonge. Il l’avait intéressé à sa vengeance, lui faisant croire qu’il avait le devoir d’y prendre part… Et, en effet, la fatalité avait voulu qu’il aidât Arnoldson dans son œuvre ténébreuse, cette œuvre qui devait frapper une famille dans laquelle il allait rencontrer Lily.
 
Il dépeignit la statue de marbre qu’il était, l’égoïsme formidable qui l’avait glacé. Tout cela n’avait pas résisté à un regard de Lily.
 
Il se tut.
 
Adrienne dit :
 
– Monsieur… qu’Arnoldson vous ait trompé ou non, que vous ayez agi de votre propre initiative ou poussé par le mensonge de cet homme, que vous ayez ignoré, en l’aidant dans son œuvre abominable, le but vers lequel il marchait et le secret de ses machinations, dont je devais être la victime, de toute façon vous l’avez aidé ! Vous avez pris votre part de ce drame qui faillit m’enlever mon fils et qui…
 
Ici Adrienne ajouta, à voix basse, en regardant Lily qui ne la voyait point :
 
–… qui m’a faite veuve…
 
Agra l’arrêta encore :
 
– Et c’est pourquoi je me retire, madame. C’est pourquoi il est probable que vous ne me reverrez jamais plus. Oui, toute alliance est impossible entre nous. Mais, avant que je n’aie franchi le seuil de cette porte, laissez-moi vous avertir que la passion d’Arnoldson est telle qu’il ne vous laissera le repos qu’après l’avoir assouvie… à moins que quelqu’un ne se mette entre ses desseins et vous, contre lui et pour vous. Je serai celui-là.
 
Puis il se tourna vers Pold :
 
– Adieu, monsieur.
 
Pold s’inclina.
 
Mais Lily s’était levée et criait :
 
– Ne partez pas ! William ! Pourquoi m’abandonnes-tu, William ? Pourquoi m’as-tu trompée ?
 
Agra alla vers Lily.
 
– Ne pensez plus à moi.
 
Et il gagna précipitamment la porte.
 
Au moment où il allait disparaître, Lily lui cria :
 
– Ne plus penser à vous… Mais à qui voulez-vous que je pense ?
 
Sa mère vint à elle.
 
– Ma fille, dit-elle, tu penseras à ton père !…
 
– À mon père ?…
 
– Oui, Lily… à ton père… N’as-tu donc point vu mes vêtements de deuil ?… Tu penseras à ton père… qui est mort !…