h3.07 - Un homme dans la nuit

 
C’était une nuit lunaire, qui faisait les feuillages des arbres très pâles.
 
Il pouvait être dix heures. Pas un bruit dans le bois de Misère.
 
Sur la lisière de ce bois, les murs blancs de la villa des Volubilis et de la villa des Pavots, dressés les uns en face des autres, éclataient dans la nuit. Aucune lumière aux fenêtres. La villa des Pavots était déserte, et les hôtes des Volubilis semblaient déjà s’être livrés au sommeil.
 
Dans le bois, non loin de la route qui descendait vers Villiers, une lueur, une unique lueur tremblotait parmi les feuillages.
 
Cette lueur venait d’une fenêtre, au premier étage de l’auberge Rouge.
 
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Une ombre se coucha derrière un talus, les yeux fixés sur cette lueur.
 
Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées que cette ombre fut rejointe par une autre.
 
Et une conversation à voix très basse s’engagea entre les deux ombres.
 
– Il est là ? demanda l’ombre que nous avons vue venir des Volubilis à l’auberge Rouge.
 
– Oui, il est là. Voilà deux heures qu’il est arrivé. Il est dans cette chambre.
 
Et l’ombre montra la fenêtre éclairée.
 
– Du reste, tu vas le voir s’agiter tout à l’heure. Une demi-heure avant ton arrivée, mon petit Pold, quelqu’un l’a rejoint dans cette chambre. Ils doivent être à converser dans un coin. Quand son compagnon l’aura quitté, Arnoldson va recommencer ses cinq cents pas à travers la chambre, et tu vas le voir passer et repasser à la fenêtre. Il commence à s’impatienter. Il trouve sans doute que ta mère est bien lente à venir…
 
– Qui donc est avec lui, mon vieux Martinet ? Tu n’as point reconnu celui qui l’a rejoint là-haut ?
 
– Je crois bien que si. Ce doit être Joe. C’était bien sa carrure. Et puis, depuis trois heures que je surveille la maison, comme je n’ai vu arriver qu’Arnoldson, je ne pense point qu’il y ait en ce moment à l’auberge Rouge d’autres personnages que l’Homme de la nuit et le noir.
 
– Alors, tout est pour le mieux, fit Pold. Je n’osais point l’espérer. Tu sais qu’Arnoldson est ordinairement accompagné d’une sorte de géant qui a reçu l’unique consigne de veiller sur les jours précieux de son maître…
 
– Eh bien, aujourd’hui, il manque à la consigne.
 
– Ce géant, paraît-il, est terrible, et, avec cela, sourd-muet.
 
– Sourd-muet ? interrogea Martinet, intrigué… sourd-muet ?… Attends un peu… mon cornichon… attends… Eh bien, mon vieux, j’ai comme une vague idée qu’il ne viendra pas ce soir ? continuait Martinet…
 
– À cause ?
 
– À cause qu’il doit être en train de digérer une lame de couteau qui ne veut sans doute pas passer…
 
– Je ne comprends pas…
 
– C’est que je m’exprime mal. Sache donc que je l’ai estourbi.
 
– Quand ? où ça ?
 
– C’était, s’il m’en souvient, un soir où mon ami Pold était enfermé dans une certaine chambre de la rue de Moscou. L’ami Martinet passait par là, et comme il y avait un olibrius qui l’empêchait d’entrer, qui faisait le sourd à ses observations et refusait de lui répondre, et que les circonstances étaient au moins aussi graves que ce soir, l’ami Martinet a glissé son canif entre deux côtes de l’olibrius. Je ne pouvais pas deviner que, s’il ne m’entendait pas, c’est qu’il était sourd ; que, s’il ne me répondait pas, c’est qu’il était muet…
 
– Heureuse fatalité, mon cher Martinet… Je t’avoue que s’il nous avait fallu lutter contre Joe et l’Aigle nous aurions couru quelques chances de sortir de l’auberge Rouge bien malades… Maintenant, il n’y a plus que Joe et l’Homme. Nous en viendrons à bout.
 
Martinet fit un geste d’assentiment.
 
Et il fit signe à Pold d’observer le silence.
 
La fenêtre du premier étage venait de s’ouvrir. Ils distinguèrent la silhouette de l’Homme, qui resta un instant dans le cadre de cette fenêtre.
 
L’homme regardait au loin, dans la nuit claire, du côté de la route qui montait vers les Volubilis.
 
Il fit un grand geste d’impatience et referma la fenêtre.
 
– Il est seul ; Joe est redescendu, fit Martinet. As-tu vu son geste ?… Il commence à trouver qu’on le fait poser…
 
– Oui, continua Pold ; s’il se doutait de ce qui l’attend… il serait moins pressé… Martinet, voici l’heure d’aller chercher les femmes.
 
– Et toi ? demanda Martinet.
 
– Moi, je reste.
 
– Dis donc, Martinet, fit Pold au moment où Martinet se préparait à le quitter, es-tu sûr du courage de ta femme ?
 
– Comme du mien, mon ami. Maintenant que nous connaissons toute l’histoire, et que nous savons que le monstre a usé de nous, sans que nous nous en doutions, pour vous frapper… j’estime qu’il est de notre devoir de vous aider à vous débarrasser du bonhomme. Et, du moment où j’estime qu’il le faut, ma femme estime comme moi. Elle m’emboîte le pas, maintenant, Marguerite… Sur ce, je vais la chercher. Avec quelques paroles bien senties, je vais lui donner du cœur au ventre…
 
Et Martinet s’éloigna, cherchant les coins les plus ténébreux.
 
Pold resta à son poste.
 
Et, pensant au traquenard dans lequel il comptait bien que tomberait l’Homme de la nuit et qu’il avait préparé de connivence avec sa mère, Martinet et Mme Martinet, il disait, d’une voix de menace :
 
– À guet-apens, guet-apens et demi !
 
Pendant ce temps ; Martinet était arrivé aux Volubilis. Il courut jusqu’au salon où deux femmes l’attendaient. À son arrivée, elles se levèrent vivement.
 
– Eh bien ? demanda Adrienne.
 
– Eh bien, l’Homme de la nuit est seul à l’auberge Rouge, avec Joe. Joe est en bas, dans la grande salle. Arnoldson attend dans une chambre, au premier étage.
 
– Partons ! s’écria Adrienne.
 
– Madame ! supplia Mme Martinet, songez que vous allez courir les plus grands dangers. Songez que vous n’avez plus à redouter cet homme, puisque Lily vous est rendue. Songez que vous pouvez maintenant ne plus aller à ce rendez-vous et que rien ne vous y force…
 
– Je ne songe qu’à une chose, fit Adrienne avec force, je ne songe qu’à nous venger !
 
Martinet intervint :
 
– Allons !… ma femme, assez de paroles, et sortons ! Mme Lawrence a raison : si elle n’écrase pas le monstre, le monstre l’écrasera… L’occasion est bonne : profitons-en ! Et, surtout, ajouta-t-il d’une voix très rude, surtout, toi, pas de faiblesse !… Si tu n’as pas le courage nécessaire, je ne te le pardonnerai jamais !…
 
– Soit tranquille, fit Mme Martinet lentement : j’aurai le courage nécessaire… Ce que j’en disais, c’était pour cette pauvre ; Mme Lawrence…
 
Adrienne était déjà dans le jardin.
 
Mme Martinet jeta un châle sur ses épaules et la rejoignit.
 
Les deux femmes gagnèrent le bois par là route, ne cherchant nullement à se dissimuler.
 
À une centaine de pas, Martinet suivait, mais en prenant les mêmes précautions que précédemment pour n’être point aperçu.
 
Les deux femmes ne se parlaient point. Elles furent bientôt auprès de l’auberge. Elles passèrent le long du talus où était caché Pold.
 
D’un pas ferme, Adrienne, suivie de Mme Martinet, traversa la route et monta jusqu’à la porte de l’auberge.
 
De son poing fermé, elle frappa sur cette porte trois coups.
 
Une demi-heure environ avant que Martinet ne vînt, derrière le talus, surveiller l’auberge Rouge et ses hôtes de passage, Joe avait réintégré son domicile.
 
Après avoir ouvert la porte de son établissement avec force tours de clef, il pénétra dans la grande salle du rez-de-chaussée et jeta sur la table un modeste baluchon qu’il avait pour tout bagage.
 
Puis il regarda l’heure au cadran d’une énorme montre qu’il tira de son gousset. Après quoi il dit tout haut :
 
– Le maître n’arrivera pas avant une heure d’ici.
 
Il paraissait de fort méchante humeur et alluma sa bouffarde, une pipe en terre effroyablement culottée, avec des hochements de tête qui ne signifiaient rien de bon.
 
Puis il se balada à grandes enjambées dans la salle, poussa vers les solives du plafond des nuages de fumée et défonça quelque peu la paroi d’un buffet qu’il avait frappé de son poing.
 
– Ah ! bien ! il va être content le maître ! Il va être content !…
 
Il n’y avait point de doute que le maître allait apprendre de mauvaises nouvelles et qu’il n’en serait point content du tout.
 
Trois quarts d’heure se passèrent ainsi, et Joe paraissait de plus en plus impatient de confier à son maître ces nouvelles qui le bouleversaient tant.
 
Martinet montait alors la garde derrière le talus, et ce n’est que trois heures plus tard que Pold devait venir l’y rejoindre.
 
Martinet, comme il l’avait dit à Pold, vit donc arriver Arnoldson. Joe vint à sa rencontre sur le seuil de son auberge ; le salua bien bas et referma sa porte.
 
La porte n’était pas plus tôt refermée que Joe s’écriait :
 
– Ah ! maître ! je croyais bien que vous ne viendriez jamais !
 
– Et pourquoi tant d’impatience, mon ami ? demanda Arnoldson.
 
– Maître ! maître ! il se passe des choses inouïes !…
 
– Vraiment ? fit Arnoldson, de plus en plus calme à mesure qu’il voyait Joe de plus en plus excité… vraiment ?… Et vous plairait-il, mon cher monsieur Joe, de nous dire quelles sont ces choses inouïes ?…
 
– J’arrive de la demeure du prince…
 
– Oui-da ! Voilà bien une vieille nouvelle et qui n’a rien d’effrayant, monsieur Joe… Il y a bien deux heures que vous êtes revenu de chez le prince… Vous ne pouviez rester là-bas, puisque vous aviez l’ordre de m’attendre ici…
 
– Maître, j’avais reçu également l’ordre de voir le prince… Or…
 
– Or ?… interrogea Arnoldson.
 
– Or je ne l’ai point vu.
 
– Et où donc était-il ? Mes ordres étaient fort précis. Quelle fut donc sa lubie de s’éloigner en un moment où j’ai tant besoin de lui ?
 
– Où il était ? Où il est ? Nul ne le sait, maître…
 
– Joe, mon ami, tu es fou !
 
– Je vous dis, maître, que le prince a disparu…
 
– Ah ! bah ! On l’a enlevé sans doute ? fit Arnoldson, incrédule.
 
– Ne riez pas ! Ne riez pas, maître ! Le prince est parti sans dire où il allait, sans dire si on le reverrait…
 
– Oh ! oh ! c’est donc si grave que cela, monsieur Joe ? Vraiment, vous n’arrivez point à m’effrayer… Vos airs affolés me portent à rire… car je suis fort gai aujourd’hui et je vois tout en rose.
 
– Ah ! il n’y a point de quoi être gai, maître. Je vous assure que le prince s’est enfui, entraînant avec lui…
 
– Et qui donc ?
 
– Mais Lily !… Ils sont partis tous deux !… Ils ont fui tous deux !…
 
– C’est sans doute qu’il a voulu lui faire voir du pays, à la charmante enfant. Elle s’ennuyait chez le prince, et, comme Agra n’est point un méchant garçon, il aura eu pitié de son ennui… Rassure-toi, Joe : Lily est en notre pouvoir du moment où elle est au pouvoir du prince…
 
– Erreur, erreur, mon maître ! Le prince Agra aime Lily !
 
Arnoldson s’arrêta devant Joe et lui dit, d’un ton sévère :
 
– Que prétendez-vous là, Joe ?
 
– Ah ! je prétends la vérité. Et apprenez toute la vérité : le prince adore Lily…
 
– C’est impossible !…
 
– Demandez-le à ceux qui les ont vus, suivis, espionnés pendant ces huit jours. Le prince aime Lily. Ils vous le diront tous.
 
– Par l’enfer ! s’écria l’Homme de la nuit, tu mens, Joe !
 
– Maître, c’en est fait de moi si je mens ! Mais je vous dis que vous êtes trahi et que le prince ne songe plus qu’à son amour… et qu’il a tout oublié, hors cet amour.
 
Arnoldson cria :
 
– Tu m’apportes là des nouvelles fabuleuses. Agra se laisser prendre à un regard de femme ? À quoi donc m’auraient servi les vingt années que j’ai consacrées à l’éducation de son cœur ?… Tu es fou !…
 
– Maître… j’ai dit toute la vérité !…
 
Arnoldson se tut un instant. Il se promena fébrilement par la pièce, puis il dit :
 
– En admettant même qu’il aime cette enfant… il n’oubliera pas qu’il a un devoir sacré à remplir…
 
Joe fit :
 
– Maître, si vous m’aviez laissé tout vous dire, vous sauriez déjà que le prince Agra n’ignore plus que, s’il doit venger sa mère, c’est sur vous qu’il la vengera !
 
– Allons, allons, Joe, parle, puisque tu sais tant de choses…
 
– Eh bien, écoutez-moi… Le prince Agra n’est point le seul qui nous trahit, maître…
 
« Il y a encore Harrison… Oui, c’est Harrison qui a tout appris au prince… C’est lui qui l’a renseigné sur le mystère de sa naissance… c’est lui qui lui a prouvé que vous l’aviez trompé en rejetant sur les Lawrence un crime que vous avez été seul à commettre… N’était-il point au courant de tout ? Il savait dans quelles conditions vous aviez abandonné la mère, il savait dans quelles conditions vous aviez abandonné l’enfant. Il a tout dit… »
 
– Et pourquoi Agra l’a-t-il cru ? rugit l’Homme de la nuit.
 
– Parce qu’on croit toujours un homme qui va mourir.
 
– Harrison est donc mort ?
 
– Il est mort, oui, mon maître… Il s’est tué. Il est mort dans les bras du prince Agra. Il s’est tué de dégoût pour la vie…
 
La colère d’Arnoldson atteignait la fureur.
 
– Ah ! l’imbécile ! cracha-t-il.
 
– Quelques heures après la mort d’Harrison, le prince quittait son château avec Lily… On ne sait ce qu’ils sont devenus…
 
Soudain, Arnoldson éclata d’un rire terrible…
 
– Qu’ils s’aiment donc ! Que veux-tu que cela me fasse, à moi ?… Ils sont partis certainement pour quelque Côte d’Azur où ils s’aimeront… qu’ils y restent ! Je te jure que je saurai les retrouver quand la fantaisie m’en prendra. Et je leur apprendrai à mieux connaître l’Homme de la nuit.
 
Arnoldson rit encore…
 
– Est-ce que cela empêchera la mère de Lily de venir me trouver ce soir, Joe ?… Le crois-tu ?… Joe ! que le prince aime la fille… tu sais bien que rien au monde ne m’empêchera d’aimer la mère !…
 
Et l’Homme de la nuit ajouta, d’une voix sinistre :
 
– Elle se dévouera, cette nuit, à une cause perdue d’avance… Tu ne trouves pas, Joe… que c’est mieux ainsi ?… et que, dans quelques minutes, quand je l’aurai, dans mes bras, alors que je saurai sa fille dans les bras d’un autre, je n’aurai vraiment plus rien à désirer sur cette terre et qu’il ne me restera plus qu’à mourir de joie ?
 
Arnoldson se dirigea vers l’escalier qui montait au premier étage et dit :
 
– Vois-tu, Joe… on croit me trahir. On me sert tout de même !
 
Arnoldson, montrant de son index le plafond, ajouta :
 
– Je l’attends là-haut ! Voilà une nuit qui va me faire oublier vingt années de torture !…
 
Et Arnoldson gravit lentement l’escalier qui le conduisit dans cette chambre dont on voyait la fenêtre, éclairée, dans là nuit.