h3.08 - Un homme dans la nuit

VIII

DANS LEQUEL ON VERRA QU’UNE COMMERÇANTE DE LA RUE DU SENTIER PEUT MONTRER AUTANT DE COURAGE QU’UNE HÉROÏNE ROMANTIQUE À LA FIN DU CINQUIÈME ACTE
 
 
     Arnoldson avait longtemps attendu Adrienne, et Martinet avait pu juger de son impatience. Il passait, en effet, et repassait devant la fenêtre, accélérant sa marche et répétant ses gestes d’ennui.
 
C’est alors qu’il avait appelé Joe, et que celui-ci était venu le rejoindre au premier étage.
 
– Elle devrait être déjà arrivée ! s’écria l’Homme de la nuit.
 
– C’est bien mon avis, avait fait Joe, et il est vraiment surprenant que nous ne l’ayons pas encore vue.
 
– Se douterait-elle de quelque chose ?
 
– Ce n’est guère possible. Il y a à peine vingt-quatre heures que le prince s’est enfui avec Lily… À moins que le prince ne l’ait prévenue lui-même… Mais c’est fou !… Le prince ne va pas prévenir la mère qu’il lui prend sa fille !…
 
– Et ici, interrogea l’Homme de la nuit, il ne s’est rien passé de suspect ?
 
– Que voulez-vous qu’il se soit passé ?… Quant à moi, j’arrive de voyage et je n’ai rien appris qui puisse nous donner des inquiétudes. Je sais seulement que Martinet et sa femme sont venus rejoindre, depuis hier, Mme Lawrence aux Volubilis.
 
– Les Martinet sont aux Volubilis ? Ce ne sont pas ces petits commerçants qui vont me gêner !
 
– Qui donc redoutez-vous ici ?
 
– Que sais-je ?… Au fond, la seule chose que je redoute, c’est qu’un messager de malheur ne soit venu apprendre à Adrienne que je ne dispose plus de sa fille. Alors… alors, cela m’expliquerait son absence… cela m’expliquerait qu’elle ne vient pas, n’ayant plus rien à redouter de moi. Si cela était !… Le prince me le paierait cher… très cher !…
 
– Le prince ne songe qu’à ses amours, maître !
 
Tout à coup, l’Homme de la nuit s’écria :
 
– Victoire !… La voilà !
 
Et sa main, tendue vers la fenêtre, montrait sur la route, illuminée de clair de lune, Adrienne, qui se dirigeait vers l’auberge Rouge, accompagnée de Mme Martinet.
 
– Ah ! s’écria Joe, la voilà ! Mais elle n’est pas seule… Vous voyez bien la Martinet…
 
– Oui, oui, je la vois. Eh bien, mon vieux Joe, tu la conserveras pour toi. Garde-la bien, en bas, dans la salle. Arrange-toi avec elle comme bon te semblera. Fais-en ce qu’il te plaît…
 
– Entendu, maître, et comptez sur moi.
 
Là-dessus, Joe était précipitamment descendu. Quelques instants plus tard, on frappait à la porte de l’auberge. Joe alla ouvrir et salua les deux visiteuses.
 
– Entrez, mesdames, dit-il, entrez à l’auberge Rouge. Vous ne sauriez savoir combien je suis honoré…
 
Les femmes entrèrent. Il referma la porte.
 
Derrière le talus, Martinet disait alors à Pold :
 
– Et maintenant, attention !… Tu sais que nous ne devons agir que sur un signal de ma femme. Elle viendra nous le donner elle-même sur le seuil de la porte… Ne perdons pas de vue la porte…
 
La clarté qui tombait de la fenêtre du premier étage s’éteignit soudain. On venait de dérouler sur les vitres de cette fenêtre les plis d’un épais rideau.
 
Pold bondit sur le talus. Mais Martinet l’avait retenu déjà.
 
– Pas d’imprudence ! s’écria-t-il. Veux-tu donc tout compromettre ? Si tu n’attends pas le signal de ma femme, je ne réponds plus de rien.
 
Pold vint à nouveau s’étendre auprès de Martinet.
 
– Ah ! dit-il, savoir ma mère là-dedans, à la merci de ce monstre, et être obligé d’attendre… d’attendre…
 
Et ils attendirent le signal.
 
Quand la porte eut été refermée derrière les femmes, Joe avait dit, s’adressant à Adrienne :
 
– J’ai ordre, madame, de me mettre à votre disposition pour vous conduire là-haut, où mon maître vous attend, ayant, paraît-il, des choses fort graves à vous dire et qui ne souffrent aucun retard. Voulez-vous me suivre, madame ?
 
– Je vous suis, fit Adrienne d’une voix ferme. Mais madame, qui est mon amie, ajouta-t-elle en montrant Mme Martinet, madame m’accompagnera…
 
Non point, non point, fit Joe. J’ai reçu l’ordre de vous conduire auprès de mon maître ; mais, comme mon maître ne m’a pas parlé de madame, madame restera ici.
 
Mme Martinet fit signe à Adrienne de suivre Joe.
 
– Allez donc, madame, dit-elle. Je vais tenir ici compagnie à M. Joe, qui doit m’entretenir d’un projet d’installation et d’ameublement…
 
Et elle ajouta, très sérieuse :
 
– Allez faire vos affaires ; nous ferons les nôtres.
 
Elle adressa en même temps un tel coup d’œil à Adrienne que celle-ci comprit qu’elle ne devait pas insister davantage.
 
Et elle suivit Joe, cependant que Marguerite restait dans la salle basse.
 
Cinq minutes plus tard. Joe redescendait et trouvait Mme Martinet à la place où il l’avait laissée. Il lui dit :
 
– Eh ! quoi, madame Martinet, vous n’êtes donc point retournée à Paris ?
 
– Mais si, monsieur Joe… J’y suis bien retournée, mais il est probable que j’en suis revenue, puisque me voilà.
 
– Et serait-il indiscret, madame Martinet, continua Joe fort aimablement, de vous demander la cause de ce retour ?
 
Et Joe avança galamment une chaise à Mme Martinet :
 
– Veuillez vous asseoir, chère madame. Nous serons mieux pour causer.
 
Mme Martinet s’assit, et Joe, ayant approché un nouveau siège, y prit place ; puis il saisit la main de Mme Martinet, qui ne la retira point…
 
– La jolie main, madame Martinet ! la jolie main que vous avez là !…
 
– Monsieur Joe, vous êtes trop aimable…
 
Et Mme Martinet fit semblant de retirer sa menotte des énormes pattes du nègre. Mais celui-ci s’y était déjà opposé.
 
– Savez-vous bien, madame, que vous êtes charmante, exquise, adorable ?… continuait Joe, dans un crescendo de qualificatifs qui semblait ne point effrayer trop Mme Martinet.
 
Au contraire, on eût dit qu’elle se prêtait à ce jeu. Il était même évident qu’elle « minaudait ».
 
Joe en était tout ému.
 
Il n’était plus très maître de ses paroles.
 
Les derniers mots de son maître, qui lui donnaient carte blanche vis-à-vis de Mme Martinet, le tête-à-tête avec Marguerite, la certitude où il était que rien ne viendrait le troubler, l’amabilité inespérée de la femme du tapissier de la rue du Sentier, autant de circonstances qui concouraient à faire croire à Joe qu’il était en bonne fortune et que nul obstacle ne gênerait certain dessein qui se précisait dans sa cervelle.
 
D’autre part, l’idée qu’Arnoldson devait occuper ses loisirs au premier étage et qu’il ne s’ennuyait point en la compagnie d’Adrienne, tout cela faisait que Joe se rapprochait davantage de Mme Martinet, lui souriait d’un sourire de plus en plus large, lui caressait la main d’une caresse de plus en plus rude.
 
Il essaya de passer son bras autour de la taille arrondie de Mme Martinet. Mais celle-ci se leva et lui dit, très digne :
 
– Eh là ! monsieur Joe, que faites-vous ? Perdez-vous la tête ? Oubliez-vous que nous avons à parler de choses sérieuses ?
 
Cette nouvelle attitude, un peu brusque, fit réfléchir Joe. Il se rappela le coup d’œil lancé par Marguerite à Adrienne, et il crut prudent d’éclaircir la situation.
 
– Pourquoi donc, ma chère madame Martinet, lui demanda-t-il, êtes-vous venue avec votre mari aux Volubilis ?
 
– Ah ! fit-elle, nous sommes venus pour faire plaisir à Mme Lawrence. Sans doute que la chère dame s’ennuyait…
 
– Cela ne vous a pas semblé bizarre ? Car, enfin, vous n’étiez pas liés ensemble ?
 
– Pas le moins du monde, et s’il faut vous dire toute la vérité, cela, comme vous dites, nous a semblé bizarre. Bien mieux : l’allure et les paroles un peu décousues de la chère dame nous ont surpris depuis notre arrivée. Elle paraissait fort préoccupée. Mon mari et moi, nous nous demandions si elle n’était point devenue un peu… toquée depuis la mort de M. Lawrence. Martinet n’a jamais compris grand’chose au drame qui s’est passé rue de Moscou… Il est allé au secours de Pold parce que je l’avais instruit de ce qui allait sans doute se passer… ayant appris par lui-même que M. Lawrence était amoureux de Diane. Je craignais une catastrophe à la suite de ma dénonciation… Et j’avais bien raison de la craindre, puisqu’elle s’est produite… Ah ! je regrette bien ce que j’ai fait… J’ai mal agi, dans mon ignorance. Et, quand je songe que c’est vous qui m’avez incitée à écrire cette lettre, je me demande ce que je dois penser… ce que je dois croire… Car, enfin, M. Arnoldson a été lui-même mêlé à l’affaire. Mon mari l’a vu ce soir-là… Il tenait Mme Adrienne dans ses bras… Tout cela est horrible, mais nous n’y comprenons rien… rien du tout. C’est une énigme… Et je pense bien que vous voudrez m’expliquer… Enfin, tout est bizarre dans cette lugubre histoire, et elle m’effraie. Notre démarche même de ce soir, qu’est-ce que cela veut dire ?
 
Mme Martinet avait « défilé son chapelet » avec rapidité, comme une femme qui n’y voit pas plus loin que le bout de son nez et qui a une cervelle de linotte.
 
Joe y fut à moitié pris, et il pensa :
 
– Voilà une femme qui ne sait rien. Elle est venue parce qu’Adrienne lui a dit de l’accompagner. Mais elle ne se doute pas de ce qui se passe là-haut…
 
Il reprit, les yeux rieurs :
 
– Bah ! je ne suis pas plus avancé que vous. Et je ne comprends rien à toutes ces manigances… Mais les affaires des autres ne nous regardent pas, n’est-il point vrai ?
 
Et il ajouta, en montrant toutes ses dents :
 
– Occupons-nous de nous ! Et, puisque Joe est en face de Mme Martinet, que Mme Martinet permette à Joe de lui dire qu’elle est la plus belle femme du monde !
 
Sur cette déclaration, Joe saisit la taille de Mme Martinet et déposa sur ses joues un double baiser, qui parut à la pauvre Marguerite une double morsure.
 
Elle bondit en arrière avec un tel élan et le repoussa avec une telle expression de dégoût que Joe en fut tout interloqué.
 
– Oh ! oh ! fit-il à part lui… Que veut dire ce double jeu ?… Méfions-nous, monsieur Joe, méfions-nous !
 
Mme Martinet voulut regagner le terrain qu’elle avait perdu dans l’esprit de Joe et l’empire qu’elle exerçait, quelques minutes auparavant, sur ses sens : elle s’efforça de se montrer plus aimable et plus communicative encore et de témoigner moins de sauvagerie.
 
Elle comprenait qu’elle avait commis une grande faute en trahissant, dans un mouvement tout instinctif, la répulsion que Joe lui inspirait.
 
Mais le noir se méfiait… Il était malin, et les alternatives d’amabilité et de froideur de son hôtesse ne lui disaient rien de bon.
 
Mme Martinet le regardait avec un sourire engageant, et lui ne savait plus à quoi se résoudre. Finalement, comme Mme Martinet ne lui avait jamais tant plu que ce soir-là, il se rapprocha d’elle à nouveau pour mieux la contempler.
 
Et il lui répéta la chose déjà dite vingt fois :
 
– Ah ! madame Martinet, je vous trouve bien jolie !
 
Il s’arrêtait là maintenant et souriait. Il n’osait plus risquer un geste.
 
Joe souriait toujours. Il y avait cinq minutes que la conversation languissait. Mme Martinet dit :
 
– Monsieur Joe, avez-vous encore de cet excellent malaga que vous me fîtes boire certain soir où vous étiez en la compagnie du père Jules ?
 
– Oui-da ! fit Joe, tout heureux que Mme Martinet prît de l’intérêt à son malaga.
 
– Eh bien ! vous seriez un brave homme de m’y faire à nouveau goûter, monsieur Joe… Je sens que j’ai besoin de « prendre quelque chose ».
 
Joe se dirigea vers un buffet, duquel il tira une bouteille et un verre.
 
Il brandit la bouteille et posa le verre sur la table devant Mme Martinet.
 
– Le malaga demandé ! s’exclama-t-il.
 
Mme Martinet montra le verre sur la table et dit :
 
– Vraiment, monsieur Joe, allez-vous me faire l’injure de ne point trinquer avec moi ?
 
– Vous le désirez ?
 
– Si je le désire ! N’est-il point étrange qu’étant chez vous, ce soit moi qui vous invite ?
 
– Mais je n’ai, moi, chère madame, aucun goût pour le malaga.
 
– Eh bien ! buvez autre chose… Mais ne me laissez point boire seule.
 
– Je boirai donc un verre de rhum.
 
Et Mme Martinet remplit de malaga son verre, pendant que Joe retournait au buffet et en revenait avec un nouveau verre et une nouvelle bouteille.
 
Et lui aussi remplit son verre.
 
Et il reprit la main de Mme Martinet et la serra avec effusion.
 
– Vous êtes souvent seul, monsieur Joe ! Et la solitude ne vous pèse pas ?
 
– Ça dépend des jours, répliqua Joe avec un clignement d’yeux qui voulait être éloquent… et même des nuits… Une idée, par exemple, que vous vous en alliez à cette heure, que vous me quittiez tout de suite, comme ça… sans dire gare… eh bien ! je vous jure que la solitude me pèserait… et que je regretterais les quelques instants agréables que vous m’avez permis de passer en votre compagnie.
 
La pression de la main de Joe se faisait de plus en plus significative, en même temps que ses clignements d’yeux se répétaient avec une promptitude qui ne laissait plus rien à deviner à Mme Martinet sur l’état d’âme de son compagnon.
 
Elle se renversa sur le dossier de sa chaise et poussa un profond soupir.
 
– J’ai chaud ! dit-elle. J’étouffe !
 
– Désirez-vous que j’ouvre la fenêtre ? demanda Joe.
 
Et il reposa sur la table son verre au moment où il se disposait à boire à la santé de Mme Martinet.
 
– Oui, fit celle-ci. Poussez le volet…
 
Joe se leva et se dirigea vers la fenêtre.
 
Il n’avait pas plus tôt le dos tourné que Mme Martinet avait sorti de la poche de sa robe un minuscule flacon, qu’elle déboucha rapidement.
 
Elle avança la main qui tenait le flacon vers le verre de Joe. Mais elle retira cette main aussitôt, car Joe s’était retourné.
 
– À moins que vous ne vouliez que j’ouvre la porte… demanda-t-il.
 
– Non point ! non point ! fit Marguerite d’une voix dont elle ne parvenait pas à dissimuler l’émotion. Un volet de la fenêtre, et ce sera bien suffisant.
 
Joe fut un peu étonné de trouver Mme Martinet penchée au-dessus de la table alors qu’il venait de la voir renversée sur le dossier de sa chaise. Il avait également surpris un mouvement rapide de bras qui ne lui avait pas semblé naturel.
 
Qu’est-ce que cela signifiait ?…
 
Il branla la tête et s’en fut à la fenêtre, dont il poussa le volet.
 
Mme Martinet avait profité de ces quelques secondes pour verser dans le verre de Joe la majeure partie du contenu de son flacon, qu’elle remit précipitamment dans sa poche.
 
Pas assez précipitamment cependant, car Joe, qui se doutait de quelque chose, avait fait une volte-face subite.
 
Et il lui sembla bien que Mme Martinet avait jeté quelque chose dans son verre. Il ne pouvait expliquer que de cette façon le brusque retrait du bras de Mme Martinet, qu’il venait de surprendre pour la seconde fois.
 
Toutefois, il n’était certain de rien. Il n’avait encore qu’une hypothèse. Mais, comme il était d’un naturel méfiant, il résolut d’agir comme s’il tenait une certitude.
 
Il revint vers Mme Martinet, le visage calme et placide, comme s’il ne se fût douté de rien.
 
Il s’assit, prit son verre et, heurtant le verre de Mme Martinet, il dit :
 
– À votre santé !
 
Mais il ne but pas.
 
Mme Martinet, elle, après avoir trinqué, avait bu.
 
– Vous ne buvez pas ? dit Mme Martinet, d’une voix étrange.
 
– Non, madame, fit Joe, et je vais vous dire pourquoi. J’ai un caprice.
 
– Lequel, monsieur Joe ?
 
– Je vais vous le dire… J’éprouve pour vous, madame, des sentiments que vous aviez peut-être devinés… Ils sont ardents, mais respectueux. Et mon intention, continua-t-il, n’est point de vous demander des choses qui vous feraient rougir.
 
– Je l’espère bien, monsieur Joe…
 
– Mais encore me sera-t-il permis de vous soumettre le désir que j’ai. Si vous n’êtes point une méchante femme, vous ne le repousserez pas. Je voudrais, madame, que vous trempiez vos lèvres dans mon verre… Ce n’est pas bien terrible ce que je vous demande là… Mais, foi de Joe, je ne boirai pas si vous ne le faites point !
 
Marguerite était devenue toute pâle.
 
Elle vit que Joe l’observait d’un regard aigu et qu’il fallait à toute force surmonter la terreur qui commençait à galoper en elle.
 
Avait-il vu le flacon ? Avait-il saisi son geste ? Se doutait-il simplement de quelque chose ? Questions terribles qui la remplissaient d’effroi. Il était vraiment extraordinaire qu’il exigeât d’elle qu’elle but quelques gouttes de rhum.
 
Et Mme Martinet lutta contre la peur atroce qui l’envahissait. Un mouvement maladroit, une crispation des muscles de sa face, une parole imprudente, et tout était perdu… Elle était à la complète disposition de cet homme, et Adrienne, là-haut, allait devenir la victime d’Arnoldson si elle faiblissait. Au dehors, Martinet et Pold, attendant toujours le signal et ne le voyant pas, ne l’entendant pas, resteraient derrière le talus. Ils ne viendraient, ils ne se décideraient à venir que lorsque tout serait consommé.
 
Et Mme Martinet fut héroïque. Elle trouva encore en elle la force de sourire.
 
– Quelle est cette fantaisie nouvelle, monsieur Joe ? demanda-t-elle sans que sa voix tremblât.
 
– Je veux, répéta avec force le noir, je veux que vous buviez mon verre.
 
– Mais cela n’est pas convenable du tout…
 
– Qu’importe ? Personne n’ira le répéter à ce bon M. Martinet…
 
– Je ne vous comprends pas. Pourquoi voulez-vous que je boive votre rhum ?… Je viens de boire du malaga et je déteste le rhum…
 
Joe fit un pas vers elle. Son visage exprimait alors presque de la colère.
 
– Vous n’aimez pas le rhum ?
 
Mme Martinet croyait à chaque instant qu’elle allait défaillir. L’attitude de plus en plus menaçante de Joe ne lui donnait plus le droit de douter qu’il se méfiait d’elle, qu’il la soupçonnait d’avoir versé quelque chose dans son verre. Il avait surpris certainement un geste équivoque. Elle n’avait point retiré sa main du verre avec assez de promptitude.
 
La situation devenait de plus en plus critique. Elle répéta :
 
– Mais non. Je n’aime pas le rhum. Vous savez bien que je n’aime pas le rhum… M’avez-vous jamais vu buvant du rhum ?
 
– Jamais ! fit Joe d’un ton mauvais. Mais il me plaît, moi, que vous l’aimiez ce soir… Vous m’entendez, madame Martinet ?… Ce soir, je veux que vous buviez mon rhum…
 
Et il lui tendit le verre.
 
– Tout le rhum ! dit-il, tout le rhum ! Je n’aurais garde d’en renverser une goutte. Voyez comme vous avez tort de me refuser plus longtemps ce que je vous demande, madame Martinet. Tout d’abord, qu’est-ce que j’exigeais ? Que vous trempiez vos lèvres dans mon verre. Maintenant, je veux que vous buviez tout le rhum. Dans cinq minutes… prenez garde !… je vous demanderai d’avaler le verre…
 
Et il se mit à rire sinistrement. Il regardait le rhum à travers les parois du verre. Il faisait passer ce verre devant la lampe et disait :
 
– Ai-je la berlue ? Il me semble bien que ce rhum n’a point sa belle couleur ordinaire…
 
– Monsieur Joe, fit Mme Martinet, vos paroles m’effraient… car je ne les comprends pas. Que signifie tout ceci ?… Et où voulez-vous en venir avec cette histoire de rhum ? Joe posa le verre sur la table.
 
– À ceci, dit-il. Je veux en venir à ceci : Il est nuit, il est tard dans la nuit… Nous sommes au fond du bois de Misère… Vous êtes chez moi, vous m’appartenez en quelque sorte, car je puis faire de vous, à cette heure, ce qui me plaît. Eh bien, je n’userai point de ma force, je n’abuserai point de cette solitude… bref, vous n’aurez rien à craindre de moi si vous buvez ce rhum… Mais buvez-le, madame Martinet, buvez-le ! ou… sinon…
 
Joe eut un geste terrible de menace. Mme Martinet se leva brusquement :
 
– Ah ! mais vous êtes fou ! fou à lier !… Mon pauvre monsieur Joe, je ne vous reconnais plus… Vous, si calme et si doux d’ordinaire, vous voilà comme un lion ! Et pourquoi ? Parce que je ne bois pas un verre de votre rhum !… Ma parole, craignez-vous que je vous aie empoisonné ?…
 
Joe fut tout abasourdi de cette sortie. S’il y avait une chose à laquelle il ne s’attendait pas, c’était bien celle-là. Mme Martinet elle-même disait tout haut ce qu’il redoutait tout bas… Se serait-il trompé, par hasard ? Aurait-il été imbécile à ce point ?
 
Quoi qu’il en fût, il croisa les bras et dit :
 
– Et quand cela serait ?… Et si je croyais que vous avez voulu m’empoisonner ?… Raison de plus, chère madame, pour que vous me détrompiez tout à fait.
 
Mme Martinet éclata d’un rire nerveux.
 
– Oh ! j’en rirai longtemps, longtemps, faisait-elle. Pauvre monsieur Joe !… Allons, allons, puisqu’il en est ainsi, passez-moi votre verre.
 
Elle avançait la main pour le recevoir.
 
Joe paraissait de plus en plus ahuri. Il lui donna le verre.
 
Mme Martinet riait toujours.
 
– Eh bien, mon vieux Joe, fit-elle familièrement, si nous sommes empoisonnés, nous le serons tous les deux. Puisque vous m’aimez, vous ne refuserez pas de mourir avec moi…
 
Et elle prit le verre… Et elle riait toujours…
 
D’un seul coup, elle vida la moitié de la liqueur et tendit le reste à Joe.
 
– À votre tour, monsieur Joe, et entonnons le De profundis !…
 
Joe cria :
 
– Je ne suis qu’un triple idiot !
 
Et il absorba ce qu’elle avait laissé.
 
Mme Martinet était retombée sur sa chaise et ne riait plus.
 
C’était Joe maintenant qui riait.
 
Il riait de son erreur, il riait des idées saugrenues qui lui étaient passées par la cervelle, il riait aussi un peu de la peur qu’il avait eue.
 
Mme Martinet lui apparaissait maintenant ce qu’elle devait être, c’est-à-dire une bonne petite-bourgeoise sans malice, ennemie de toute grosse aventure et ignorante du drame.
 
Et, quand il songeait, à part lui, qu’il avait pu croire une seconde qu’elle avait tenté de l’empoisonner, il ne trouvait pas de termes assez puissants pour qualifier sa stupidité.
 
Et il riait, il riait…
 
– Madame Martinet, lui dit-il, je suis tellement bête que mon châtiment sera de vous le prouver. Eh bien, oui, c’est vrai, j’ai cru que vous alliez m’empoisonner. J’ai cru cela !… Je suis une brute.
 
Mme Martinet leva vers Joe des yeux un peu troubles.
 
– Vous avez perdu la raison, monsieur Joe…
 
Elle ouvrait ses yeux très grands, comme si elle luttait contre une force supérieure qui allait lui clore les paupières.
 
– Certes, continuait Joe.
 
Il glissa sa chaise contre celle de Mme Martinet ; puis il prit la taille de Marguerite, qui ne se défendit que faiblement, mollement, avec des gestes imprécis, comme si elle était infiniment lasse…
 
Joe se montra encore plus entreprenant, et l’étreinte dont il serra Mme Martinet arracha un faible cri à cette dernière.
 
Mais l’étreinte se desserra subitement. Joe lâcha Mme Martinet. Il lui sembla tout à coup qu’un nuage épais passait devant ses yeux. Une lourdeur soudaine au cerveau lui fit courber la tête. Ses membres lui parurent infiniment pesants. Il laissa ses bras tomber au long du corps.
 
Puis il eut un regard de bête. Il promena ce regard inintelligent sur tous les objets qui l’entouraient. Il ne l’arrêta point sur Mme Martinet. Elle ne l’intéressait plus. Elle n’existait plus.
 
Ses mains s’agrippèrent à la table. Elles s’y attachèrent. Il se cramponna à cette table comme un naufragé se cramponne à une planche de salut.
 
Autour de lui, toutes choses tournaient, se livraient à une sarabande désordonnée.
 
Des bourdonnements emplissaient ses oreilles.
 
Et il eut la sensation qu’il avait été réellement empoisonné.
 
Alors d’un effort furieux il se dressa.
 
Mais ses jambes flageolaient.
 
Et il regarda à nouveau Mme Martinet. Il voulut faire un pas vers elle. Il voulut même brandir le poing.
 
Mais il fut rejeté contre la table par une secousse intérieure qui le laissa là, annihilé, sans un mouvement, sans la possibilité d’un mouvement, brisé, à demi mort.
 
Mais il voyait encore. Il percevait les mouvements de Mme Martinet. Celle-ci était à genoux. Elle se traînait au travers de la pièce… Elle faisait des efforts inouïs pour atteindre la fenêtre, dont le volet était resté ouvert.
 
Elle geignait. Une plainte à peine perceptible s’échappait de sa bouche.
 
Par instants, elle s’arrêtait. Sa tête allait de droite et de gauche, d’un mouvement lent et rythmé.
 
Elle se traîna encore. Maintenant, elle était à quatre pattes. Puis elle fut allongée sur le carreau. Elle s’efforçait d’avancer encore… Sa tête se dressait vers la fenêtre, ses yeux mourants regardaient la fenêtre.
 
Enfin elle y fut. Et Joe la vit qui, péniblement, essayait de se dresser sur un genou.
 
Mais elle n’y parvint pas.
 
Et elle retomba lourdement, étendue de tout son long…
 
Et Joe lui-même n’eut plus la force de regarder. Il lui sembla qu’il allait mourir…
 
Ces deux corps n’eurent plus un mouvement, plus un frisson. La lampe brûlait toujours sur la table.
 
Les minutes s’écoulèrent, silencieuses et lentes.