h3.15 - Un homme dans la nuit

 
Il y avait bien là quinze cents personnes. Les femmes étaient en immense majorité, toutes parées, joyeuses, caquetantes et souriantes, en pleine fête mondaine. Le cri poussé par Victor fut entendu de tous. Un frisson mortel parcourut l’assemblée. Subitement, le sourire disparut de tous les visages pour faire place à une angoisse terrible.
 
– Au feu !
 
Ce cri était tellement inattendu que l’on n’y croyait pas.
 
Victor apparut, affolé, agitant les bras avec des gestes de dément et criant encore : « Au feu ! au feu ! »
 
Et puis la flamme !
 
La flamme surgit à l’une des extrémités du bazar, gigantesque tout de suite.
 
Alors, un cri effroyable, sorti de quinze cents poitrines, hurla la terreur de mourir, et l’abominable, l’horrible commença…
 
L’incendie, avec la rapidité de l’éclair, s’était communiqué à l’immense vélum couvrant tout le hall, et, avant même qu’elles eussent tenté de fuir, les quinze cents personnes qui se trouvaient là avaient au-dessus de leur tête une voûte de feu.
 
Et ce fut l’inévitable, l’effroyable panique qu’aucune puissance humaine ne saurait arrêter.
 
Chacun essayait de se sauver, et férocement. C’était la bataille sans merci pour sa vie, bataille qu’on ne pouvait gagner qu’avec la mort des autres. Frapper les autres ! les distancer ! passer sur eux ! prendre leur place et avancer encore, toujours, vers les issues, où l’on se presse cinq cents et où dix peuvent passer ! rejeter les autres dans le brasier pour en sortir !…
 
Le flot humain se précipite vers la grande porte centrale, qui est fermée et qui ne s’ouvre qu’à l’intérieur. Mais la foule, qui pèse sur les battants de cette porte, empêche de les mouvoir. Des femmes essayent de sauter par les hautes fenêtres et retombent dans le brasier.
 
C’est une poussée désordonnée, un écrasement furibond qui produit aux portes un encombrement, un engorgement barrant l’exode effréné des malheureux.
 
Puis, par endroits, la toiture s’effondre, recouvrant les victimes de débris incandescents, écrasant les uns et consumant et asphyxiant les autres.
 
Le feu achève de carboniser les cadavres amoncelés sous les décombres.
 
Deux cents personnes gagnent l’espace libre compris entre le Bazar et les murailles des immeubles voisins. Elles sont là entassées, poussant des appels au secours et prisonnières entre les flammes, que le vent rabat sur elles, et le mur infranchissable.
 
Pold, entraînant sa sœur Lily, qu’il portait presque, essayait vainement de se frayer un passage dans la foule hurlante.
 
Deux fois déjà ils avaient été renversés, et Lily eût été affreusement piétinée sans l’héroïsme de son frère, qui avait gardé les coups pour lui tout seul et qui avait fait à sa sœur un bouclier de son corps.
 
Le flot avait passé, et Pold, reprenant son fardeau meurtri, les membres horriblement brûlés par les flammèches qui tombaient du toit, Pold avait tenté un effort suprême.
 
Dans les bras de Pold, Lily avait encore la force d’appeler sa mère.
 
Où était Adrienne ?
 
Dès les premiers moments, un remous terrible, auquel elle avait vainement essayé de résister, l’avait entraînée, portée vers le fond du Bazar, vers cette large porte qui ouvrait sur le terrain vague enclos de hautes murailles.
 
Et elle s’était trouvée là presque à l’aise, malgré les flammes menaçantes qui venaient, à quelques pas, lécher les murs.
 
Mais, de ce côté, l’incendie diminua tout de suite d’intensité, ayant achevé presque entièrement son œuvre.
 
Adrienne vit que sa fille, que son fils n’étaient point à ses côtés.
 
Elle rentra dans le Bazar, dont tout un coin était déjà consumé.
 
La Providence voulut qu’elle retrouvât tout de suite Pold et Lily, qui allaient succomber à moitié asphyxiés et renonçant à la lutte.
 
Elle se jeta vers eux.
 
Mais quelqu’un s’était avancé entre la mère et les enfants, et Adrienne se sentit aussitôt enveloppée, encerclée d’une terrible, d’une indénouable étreinte.
 
Ses yeux rencontrèrent avec horreur le regard flamboyant du roi de l’huile, de Jonathan Smith, le regard encore une fois dévoilé, débarrassé de sa prison de verre, le regard triomphant de l’Homme de la nuit.
 
Arnoldson ne disait rien, ne criait pas.
 
Adrienne ne résistait plus. Elle était affreusement pressée contre la poitrine de cet homme et elle savait maintenant que c’était là qu’il lui fallait mourir.
 
L’Homme de la nuit enfin parla, et ses rauques paroles, ses paroles haletantes, qu’il précipitait maintenant parce qu’elles allaient être les dernières… ses paroles, Adrienne avait encore assez de vie pour les entendre…
 
– Nous sommes unis, Mary !… unis pour l’éternité ! Quelle fête, Mary ! quelle fête !… Regarde ! Nous sommes en enfer, déjà ! Les vois-tu, les flammes d’enfer ?…
 
Et l’Homme de la nuit éclata d’un rire satanique, d’un horrible rire qui sonnait bien comme un écho de l’enfer.
 
Un voile de feu les entourait. Ils semblaient définitivement perdus.
 
Et l’Homme riait, riait comme il n’avait jamais ri, riait toujours.
 
À quelques pas de là, Pold et Lily exhalaient d’affreux râles.