h3.16 - Un homme dans la nuit

 
  
      Le quartier où s’élevait le Bazar des fiancées était ordinairement, à cette heure de l’après-midi où le feu éclata, à peu près désert.
 
Il y avait là de riches hôtels, dont les portes s’ouvraient de temps à autre pour laisser passer des équipages. Des larbins en livrée, des palefreniers en gilet s’attardaient à causer sur les trottoirs.
 
La fête du Bazar était une véritable révolution pour le quartier. Tout ce coin de Paris prenait un aspect de foire, de kermesse qu’on ne lui connaissait pas les autres jours de l’année.
 
Aussi, autour du Bazar, c’était un va-et-vient, un remue-ménage de voitures, de fiacres, de visiteurs et de visiteuses. Aux fenêtres, des curieux s’étaient accoudés. Jusque dans la rue, cette fête de la charité avait un aspect de solennité mondaine qui se traduisait par un murmure ininterrompu de conversations féminines, roulant le plus souvent sur les toilettes aperçues au passage.
 
Soudain, une clameur immense monte, une clameur de désastre et de désespérance : « Au feu ! »
 
Le Bazar flambe comme un paquet d’allumettes. Un flot humain se précipite dans la rue. Ce flot sort du Bazar. Les gens qui s’échappent de là sont en flammes. Ils se roulent dans les ruisseaux.
 
De l’intérieur, la poussée est tellement forte que vingt femmes tombent sur le trottoir et que les autres leur passent sur le corps, leur écrasant la poitrine et leur broyant les membres.
 
Cinquante autres, dont les vêtements sont en feu, se réfugient dans les immeubles voisins et s’affaissent, mortes ou mourantes.
 
C’est alors que le prince arriva…
 
Une lueur sinistre couronnait le Bazar. Il semblait que rien au monde ne pourrait sauver désormais les malheureux qui n’avaient pu fuir de la fournaise.
 
Le prince, haletant, arriva à la porte centrale, cette porte dont les deux battants ne pouvaient s’ouvrir et sur laquelle pesait le flot de cinq cents personnes qui hurlaient à la mort.
 
Alors, par une sorte de miracle, Agra recouvra, parmi tous ces gens qui étaient devenus fous, tout son sang-froid.
 
Il demanda à un palefrenier d’une remise voisine, qui se trouvait là et qui considérait ce spectacle d’un air hébété, s’il n’avait pas une hache.
 
L’homme sembla se réveiller, sortir d’un rêve. Il courut et revint. Il avait la hache.
 
Le prince la lui prit.
 
Et il frappa.
 
C’étaient des coups de géants ! Chaque fois que la hache s’abattait sur la porte, le choc retentissait avec un bruit formidable, et toute la construction, tout ce qui restait de la construction en tremblait…
 
Il frappait… Il frappait… Son bras se relevait d’un geste automatique, ébranlant les airs, faisant sauter les débris de la porte, qui s’en allait par éclats…
 
Enfin, l’obstacle fut brisé. Et la porte, sous un dernier coup qu’il porta, d’un effort surhumain, fut ouverte.
 
Une ruée et une huée… Une foule tourbillonnante, poursuivie par les flammes, envahit la rue… Cinq cents personnes étaient sauvées…
 
Le prince regarda passer ce flot, dévisagea toute cette foule d’outre-tombe, qui semblait sortir de quelque gouffre infernal.
 
Et il poussa un cri d’appel, auquel nulle voix ne répondit :
 
– Lily !… Lily !…
 
Lily n’était point là ! Lily était encore dans la fournaise…
 
Alors, il se jeta dans le Bazar, il se heurta à ces gens qui en sortaient, voulant se faire une trouée, voulant pénétrer quand même dans ce lieu de supplice où Lily agonisait…
 
Mais il lui eût été plus facile de lutter contre quelque flot de tempête, d’arrêter la marée montante sur les grèves que de vaincre la puissance formidable de ces êtres fuyant la mort, et qu’il venait d’arracher à leur supplice…
 
Il fut repoussé, rejeté sur la chaussée comme une épave…
 
Ses regards se portèrent ailleurs, désespérément.
 
Il aperçut les fenêtres.
 
Il bondit vers l’une de ces fenêtres… Mais elles étaient très hautes, si hautes que ceux qui avaient essayé de s’échapper par là étaient retombés, vaincus, dans le Bazar…
 
Et, cependant, il prit à plusieurs reprises un tel élan que ses mains parvinrent à s’agripper à cette fenêtre, et, par un tour de force, il grimpa le long de la paroi, il se dressa enfin dans le cadre de cette fenêtre…
 
Il était environné de torrents de fumée et de flammes…
 
Le prince avait vu Lily qui râlait près de son frère Pold. Sans hésitation, il s’était jeté dans le Bazar. Il marchait sous une pluie de feu. Il semblait ne point sentir les profondes brûlures dont il était atteint à chaque pas.
 
Il arriva auprès de Lily et de Pold. Avec adresse, il parvint à emporter la jeune fille et regagna la fenêtre, au moment où des secours s’organisaient du dehors, où des hommes dévoués aidaient, par cette voie, des malheureuses à échapper au terrible fléau.
 
Et Lily fut sauvée. Malgré la chaleur intolérable qui se dégageait de l’immense brasier, malgré l’asphyxie qui le prenait à la gorge et à laquelle il croyait, à chaque instant, devoir succomber, il revint sur ses pas.
 
Il vit l’Homme de la nuit qui étreignait Adrienne et il entendit le cri qu’Adrienne, dans une épouvante sans nom, jeta vers lui.
 
Il vola à son secours. Une poutre enflammée tomba alors sur Arnoldson et lui fit lâcher prise. Adrienne était débarrassée du monstre. Le prince Agra bondit à côté d’elle et la reçut dans ses bras.
 
Et il refit avec elle le chemin qu’il avait accompli avec Lily…
 
Titubant, il repartit vers Pold et revint avec son troisième fardeau. Le prince Agra les avait sauvés tous les trois.
 
Mais, après ces suprêmes efforts, il tomba sur le seuil du hall maudit, qui s’abîmait alors avec un dernier fracas, ensevelissant sous ses débris en flammes celui qui fut l’Homme de la nuit !