c02 - Les cages flottantes

À ces paroles du second, le commandant, qui venait de constater la présence, dans sa poche, de la clef du cadenas, se dirigea vers la porte de sa cabine, comme un fou ! De Vilène l’arrêta.
 
« Mon commandant, lui dit-il, prenez garde ! Ne sortez pas dans cet état. Nous avons le plus grand intérêt à cacher l’événement autant que possible. Chéri-Bibi ne saurait être loin ; il ne peut nous échapper : nous le rattraperons toujours bien, mais tâchons de remettre la main dessus sans qu’on se doute de rien. Comme vous le disiez tout à l’heure, il se passe des choses « que nous ne savons pas » ! L’inspecteur, auquel je n’ai encore rien dit, vient de me faire un rapport des plus alarmants sur l’état d’esprit des entreponts. On prépare quelque chose, et la disparition de Chéri-Bibi n’est peut-être que le commencement ou le signal de cette chose-là. J’ai consigné le sergent et les deux gardiens qui savent, seuls, la vérité, et ils m’ont juré de n’en souffler mot à personne. Faisons notre enquête nous-mêmes, sans avoir l’air de rien. Après, nous prendrons une résolution. Agir autrement serait encourager la chiourme et affoler peut-être le personnel du bord, qui a la terreur de Chéri-Bibi.
 
– Vous avez raison ! acquiesça Barrachon. Du calme !… Mais c’est épouvantable !
 
– Redescendons tranquillement au cachot, fit le lieutenant, et nous verrons bien ! J’ai, dans ma poche, ma petite lanterne sourde. Chéri-Bibi doit être dans la cale. Voyons par où il s’est enfui.
 
– Et les cadavres des gardiens ?
 
– Ils sont restés dans le cachot. Mon avis est qu’on ne les transporte à l’infirmerie que cette nuit.
 
– Ah ! gémit Barrachon, hors de lui, c’est affreux ! Comment une chose pareille a-t-elle pu arriver ? Allons ! »
 
Ils sortirent du carré en affectant autant que possible un air indifférent.
 
« J’ai doublé les sentinelles, sous prétexte du mauvais esprit de la chiourme, et mis à tout hasard des surveillants près de chaque embarcation, annonça le second.
 
– Vous avez bien fait ; mais il ne se risquerait pas sur le pont en plein jour.
 
– On ne sait jamais, avec un homme comme ça ! Maintenant il est armé, il a pris les revolvers et les cartouches des gardiens assassinés. Il faut s’attendre à tout. »
 
Ils descendirent à nouveau dans les entreponts. Chose extraordinaire et qui leur parut de mauvais augure : un silence incroyable régnait dans les cages. On n’entendait pas une voix, pas un mot. Et on ne remuait plus une patte depuis que le bâtiment avait repris son parfait équilibre, le vent subitement tombé. Derrière les barreaux, les forçats, immobiles, les regardaient passer. Cependant, en traversant la batterie basse, il y eut un étrange ricanement derrière la cage des « financiers ». De Vilène se retourna. Le ricanement cessa. Derrière eux, un garde-chiourme cria, à travers les barreaux de la cage :
 
« Vous avez fini de vous ficher du monde, vous, Boule-de-Gomme !
 
« Je ne sais pas ce qu’ils ont aujourd’hui, ajouta le surveillant. Tout à l’heure, ils faisaient un chambard de tous les diables, maintenant on n’entend plus rien que le rire de cet imbécile ! »
 
Les officiers descendirent encore.
 
Pour bien comprendre les événements qui vont se dérouler, dans ce cadre spécial d’un transport de guerre affrété pour le service de Cayenne, il est utile d’imaginer dans ses grandes lignes la disposition de ce bâtiment. Cinq lignes parallèles le divisent dans sa longueur : ce sont les ponts, espacés l’un de l’autre de 1, 80 m. Au-dessus de la première ligne, nous avons toute la superstructure des cabines, des passerelles, des mâts, des cheminées, enfin tout ce qui est nécessaire extérieurement à la vie et à la marche du vaisseau. Au-dessus de la seconde, nous voyons les cabines des officiers supérieurs, les carrés, l’installation du haut personnel du bord, les salles à manger, les cabines des passagers, des fonctionnaires, etc. Au-dessus de la troisième, en dehors des postes de l’équipage et des surveillants on n’aperçoit que des hommes entassés, empilés dans des cages, et ne disposant que de 50 centimètres carrés pour se mouvoir ; de lourdes grilles de fer contre lesquelles des hommes pâles sont assis, ramassant furieusement des miettes de pain qui suffisent à peine à endormir une faim inassouvie par des légumes secs ou détériorés, par une viande immangeable. Au-dessus de la quatrième, même tableau, mais avec des figures livides, des hommes qui n’ont plus faim pour la plupart, car ils ont la fièvre que leur donne l’absorption continue d’un air vicié qui ne se renouvelle qu’en passant, en haut, par la poulaine ; ceux-là souffrent non pas seulement de la privation d’aliments, mais encore du manque absolu d’air et de lumière. À la ligne du dessous, les cachots, puis des cales noires pleines de tonneaux, des provisions, parmi lesquelles se meurent les commis, les riz-pain-sel de la navigation. Au-dessous, les soutes.
 
« S’il a trouvé le moyen de ficher son camp dans les cales ou dans les soutes, nous ne sommes pas près de l’avoir ! murmura le commandant.
 
– On le traquera ! Mais il ne doit pas être bien loin, déclara de Vilène. Le tout est de savoir le chemin qu’il a pris. Il n’a pas pu faire dix pas sans rencontrer un garde. Tenons-nous prêts à toute éventualité. »
 
Ils armèrent leurs revolvers ; le second fit jouer sa petite lanterne sourde et ils ouvrirent la porte du cachot qu’ils repoussèrent immédiatement derrière eux.
 
Les deux cadavres étaient là, la langue pendante et les yeux désorbités, chacun un lacet de soulier autour du cou. Après les avoir examinés un instant, Barrachon se releva en frissonnant :
 
« Ah ! le bandit ! s’il me tombe sous la main, je le tue comme un chien enragé ! »
 
De Vilène examinait les fers. Barrachon se pencha à côté de lui. C’était un grand mystère… la chose absolument incompréhensible. La barre était encore fermée. Les maillons sanglants, la barre, le cadenas, tout était en place comme le commandant l’avait constaté un peu plus d’une heure auparavant. Et Barrachon ne s’était pas dessaisi de la clef un instant ! Mais ceci encore n’était rien à côté de la stupéfaction qui les attendait. Rien dans le cachot, ne pouvait expliquer la fuite. Par où Chéri-Bibi était-il sorti ? Bien malin eût été celui qui aurait pu le soupçonner ! Les murs n’étaient percés nulle part. Les ponts, en haut et en bas, étaient intacts. Les lourdes fermetures de la porte, en dehors et en dedans, n’étaient nullement forcées. Et l’homme n’avait pu sortir par une porte devant laquelle passait et repassait le surveillant militaire ; enfin il n’eût pu se glisser dans le couloir fermé où il se serait heurté à une demi-douzaine d’autres surveillants. Comment s’était-il évadé ?
 
« C’est à s’en arracher les cheveux ! grondait le commandant. Tout bandit qu’il est, ça n’est pourtant pas le diable !…
 
– Si, c’est le diable, affirma de Vilène. Mais nous n’en sommes pas plus avancés ! »
 
Ils se résolurent à interroger le surveillant et ils lui firent signe d’entrer dans le cachot.
 
Le garde-chiourme, tout de suite, heurta du pied les cadavres. Il recula épouvanté.
 
« Ce sont vos camarades. Chéri-Bibi les a tués, dit le commandant.
 
– Les malheureux ! râla l’autre. Ils s’y attendaient !
 
– Comment ! Ils s’y attendaient !
 
– Quand ils sont arrivés pour la garde, l’autre leur a dit :
 
« – Ah ! c’est vous ! Tant pis pour vous ! »
 
« Et avant que je les enferme, ils m’ont dit :
 
« – Qu’est-ce qu’il va nous faire ? Il nous « réserve un sale coup ! »
 
« Je me suis moqué d’eux, j’ai regardé les fers, et leur montrant leurs revolvers, je leur ai dit :
 
« – Qu’est-ce que vous craignez ? Il a les pattes prises, et vous êtes deux contre un ! »
 
« Et, là-dessus, j’ai refermé la porte.
 
– Et vous n’avez rien entendu !
 
– Rien ! On n’a pas bougé. Ils n’ont pas crié ! Ils n’ont pas soufflé ! Ah ! les pauvres bougres ! Mais par où l’autre est-il passé ?
 
– Écoutez, Pascaud, j’ai confiance en vous, fit le commandant. Si ça n’était pas vous, je croirais que vous êtes complice.
 
– Complice de quoi, mon commandant ?… Il n’y a pas à être complice, ici ! Nous nous surveillons tous les uns les autres. Nous sommes tous les uns sur les autres ! Je n’ai pas quitté le couloir ; les camarades peuvent vous le dire. Et puis j’aurais ouvert à Chéri-Bibi que ça n’expliquerait encore rien. Je n’ai pas la clef des fers ! Et comment a-t-il assassiné les deux autres qui étaient armés ? Et qui le surveillaient, je vous prie de croire ! C’est-y moi qui aurais assassiné les camarades ? Faudrait le dire !
 
– Silence, Pascaud ! vous savez bien que c’est une façon de parler ! On ne sait pas par où il est parti !
 
– Oui, fit le garde… et il faut bien dire quelque chose. Mais il ne s’est pas envolé, quoi ! Ah ! bien, en voilà une histoire, nom de D… ! »
 
Il chercha, lui aussi, une issue, un trou, quelque chose… et, comme ses chefs, ne trouva rien.
 
« Ça, c’est pas croyable ! fit-il, plus étonné encore qu’épouvanté. Eh bien, voulez-vous que je vous dise ? Ils le savaient, là-haut, dans les cages !… Oui, ils se doutaient de quelque chose ! Ils attendaient ça, foi de Pascaud ! Ils étaient trop contents, trop à la rigolade depuis quarante-huit heures. Et je le disais encore ce matin : c’est pas naturel, on manigance quelque chose ! Ouvrons l’œil ! Et je vais vous donner, mon commandant, si vous le permettez, un bon conseil. C’est encore par eux qu’on saura quelque chose ! Faut les écouter, v’là !
 
– Ils ne disent plus rien, là-haut ! fit le commandant de sa voix sourde et menaçante.
 
– Oh ! sans avoir l’air de rien, laissez-leur faire la promenade sur le pont. Croyez-moi, c’est là qu’est la Bourse aux secrets !… J’ai idée que c’est à ce moment-là qu’ils communiquent tous les uns avec les autres… En tout cas, il s’échange là de la correspondance, vous savez !… Et ce n’est pas notre faute, le plus souvent, je vous le jure, mon commandant. C’est la faute aux matelots !
 
– Comment ça ? Expliquez-vous, voyons, Pascaud. C’est grave ce que vous dites là.
 
– Et la mort des camarades, c’est-y grave, oui ou non ?… Je vous dis que c’est la faute aux matelots et aux femmes ! Là, vous y êtes, mon commandant ?… J’ vous dis qu’ils échangent tout le temps entre eux, les hommes et les femmes, des petits billets doux. Ils se font les yeux doux sur le pont et s’écrivent en dessous, quand je vous le dis. Et le facteur, c’est le matelot ! Un morceau de papier, c’est vite jeté, vite glissé entre deux barreaux, vous savez !… Et c’est les femmes qui paient !
 
– Comment ça ? demanda Vilène, qui s’était toujours douté de quelque chose, mais qui, malgré sa surveillance active, n’avait rien pu surprendre.
 
– Comment ça !… Mais les cachots sont là pour quelque chose donc !
 
– Les cachots ?
 
– Oui, les cachots de femmes !… Y en a des femmes qui se font mettre au cachot rien que pour causer plus à leur aise !
 
– Expliquez-vous ! Expliquez-vous !…
 
– Eh bien, voilà ! c’est pas bien malin, et ils en usent de ce truc-là à notre barbe ! Quand le matelot et la femme se sont entendus entre eux, grâce aux petits papiers, la femme sait ce qu’a doit faire : se faire descendre pour insubordination, tout simplement !… Or, le cachot reste ouvert quand il n’y a personne dedans. Eh bien, le matelot s’y est introduit et s’est blotti dans le coin formant lit de camp ou plutôt sous l’appui qui sert à reposer la tête. L’obscurité est complète. On amène la femme et on l’enferme avec le matelot ! C’est pas plus difficile que ça !
 
– Vous savez ça, vous, Pascaud ! Et vous ne l’avez pas dit ? Vous mériteriez huit jours de fers ! » gronda le commandant.
 
Mais Vilène l’arrêta dans son accès de sévérité :
 
« Ce que dit cet homme est tout à fait intéressant. Comment avez-vous découvert cela, vous ?
 
– Ah ! je l’ai vu de mes propres yeux ! et je n’en ai pas été bien fier, dans le moment, je vous assure, mon commandant ! C’était il y a trois jours. J’étais chargé du service de propreté, qui ne se fait justement que tous les trois jours ; je suis venu avec mes hommes dans les cachots. Et j’ai pincé un délinquant qu’était encore dans son coin.
 
– Comment ne me l’avez-vous pas amené ? interrogea Barrachon, outré.
 
– Ah ! bien, mon commandant, parce que cette fois-là, c’était par hasard un surveillant militaire !
 
– Un surveillant militaire ! Raison de plus ! Vous êtes gradé ! Vous mériteriez qu’on vous dégrade ! Vous allez me dire son nom, tout de suite !
 
– Oui, mon commandant. Il s’appelle Francesco, et il était né à Porto-Vecchio.
 
– Francesco ? Vous connaissez ça, de Vilène ?
 
– Oui, mon commandant, répondit le second, je le connais. Et le voici !… »
 
Ce disant, M. de Vilène poussa du pied l’un des cadavres étendus dans le cachot.
 
« Il a fait sa peine, gémit Pascaud. Maintenant, le malheureux, je peux le dénoncer ! Mais il n’aurait jamais fait ça si les matelots ne lui avaient pas montré le chemin, bien sûr ! Il a voulu profiter, lui aussi ! Ah ! c’est épouvantable ! Comment une chose pareille a-t-elle pu arriver ?… Et maintenant, le voilà bien puni. Je lui disais : « Prends garde, Francesco, ça te portera malheur d’avoir affaire avec les condamnées. » Mais il était très porté pour ce qui est de la chose et il faisait toujours le beau quand son service l’appelait du côté de la cage des femmes. Tenez ! il y en avait une à laquelle il ne manquait jamais de dire un mot aimable ou de faire quelque gâterie. On peut bien le dire maintenant qu’il est mort… C’était c’te louve aux yeux noirs, vous savez, la femme du Kanak ? Non, non, vous ne savez pas. Eh bien, on l’appelle ici la Comtesse, quoi ! Justement celle qu’on a descendue tout à l’heure.
 
– La femme qui s’était accrochée à vous, commandant, fit Vilène.
 
– Ah oui, une vraie louve !…
 
– Eh mais ! s’écria Pascaud, elle a bien dû entendre quelque chose, celle-là. Elle est enfermée dans le cachot à côté !… »
 
Sur l’ordre du commandant, ils quittèrent immédiatement le cachot de Chéri-Bibi et ouvrirent celui de la Comtesse. Le silence régnait là-dedans et la prisonnière ne donnait point signe de vie. Étonnés, et de plus en plus inquiets, ils éclairèrent le cachot dans tous les coins. La Comtesse n’y était plus !
 
« Ça, c’est encore plus fort que tout ! » s’exclama le garde-chiourme.
 
Le lieutenant ne répondit pas, mais il avait repoussé avec précaution la planche qui servait de lit de camp, et le jet de lumière de sa petite lanterne sourde dirigé vers le pont, il montrait au commandant un trou assez large pour qu’on s’y pût glisser.
 
Barrachon et le sergent allaient s’exclamer, mais le geste énergique du second les fit se taire.
 
De Vilène avait immédiatement éteint sa lumière et ils ressortirent tous les trois sur la pointe des pieds. Tout doucement, ils refermèrent la porte. Les gardes-chiourme qui avaient leur service dans ce couloir, très intrigués par ces allées et venues, s’étaient arrêtés dans leur éternelle promenade.
 
« Marchez donc ! Qu’est-ce que vous attendez ? » leur souffla le second.
 
Ils se reprirent à marteler le pont de leurs lourds souliers.
 
Barrachon avait compris. Autant que possible, il ne fallait pas que ceux d’en bas se crussent déjà découverts. C’était bien leur avis à tous trois qu’ils s’étaient échappés par là.
 
Ils ne pouvaient encore concevoir comment Chéri-Bibi s’était délivré de ses gardiens et comment il avait rejoint la Comtesse ; mais ils ne doutaient point que les deux condamnés eussent pris ce chemin. Et tout de suite ils ne pensaient plus qu’à les rattraper. On descendait par ce trou dans d’anciennes soutes à munitions transformées en cales à marchandises et à peu près remplies de ballots destinés au commerce de Cayenne. S’ils pouvaient trouver là des coins où se cacher, les évadés, en tout cas, ne tiendraient pas le coup bien longtemps, car ils seraient fatalement traqués, découverts.
 
On allait tenter de les surprendre par l’échelle qui descendait à la soute, car, descendre par le trou, il n’y fallait pas songer. Tout l’équipage y « passerait » et les hommes seraient assassinés un à un. Chéri-Bibi n’avait pas l’habitude de cracher sur la besogne.
 
N’écoutant que son courage, le commandant voulait se faire ouvrir l’échelle immédiatement, mais de Vilène lui fit entendre raison et un peloton de dix surveillants militaires fut commandé et amené là avec le moins de mystère possible par Pascaud qui était allé les chercher comme pour une besogne ordinaire.
 
Il leur avait simplement recommandé de descendre avec leurs fusils, ce qui ne pouvait étonner personne, tout le monde étant armé dans cette caserne flottante. Les forçats avaient regardé passer ces hommes comme ils en voyaient tous les jours, à toute heure, sans manifester le moindre étonnement, la plus petite curiosité. Seul, dans la cage des financiers, le nommé Boule-de-Gomme, de caractère hilare et banquier banqueroutier de son état, avait encore eu ce petit ricanement bizarre et insupportable qui rendait enragés les gardes-chiourme. À ces hommes, le commandant dévoila la vérité. Ils se regardèrent avec terreur. Ils allaient avoir à combattre Chéri-Bibi qui était armé et qui s’était réfugié dans l’ancienne soute à munitions de l’avant, après avoir assassiné deux des leurs ! Sans doute, ils brûlaient de les venger, mais quelle besogne ! Comment allait-on s’y prendre ? Le plan très simple, trop simple, que leur exposa le commandant, leur fit faire la grimace : Si, Chéri-Bibi découvert, l’homme se livrait sans résistance, il fallait l’épargner. On le jugerait selon les règlements et il serait exécuté selon la loi. S’il se défendait, bien entendu, point de quartier ! On le tuerait sur place.
 
« Avez-vous quelque chose d’autre à proposer, mon cher de Vilène ? » fit le commandant en se tournant du côté de son second, suivant une habitude et un système qui lui faisaient toujours consulter les moindres officiers sur les mesures à prendre en commun, même les plus graves.
 
Ce n’était point que le brave homme manquât d’initiative ou redoutât les responsabilités, mais il tenait à ce qu’à son bord tout se passât comme il disait, « en famille », entre ses subordonnés et lui « sous l’égide d’une discipline toute paternelle ».
 
De Vilène bouillait. Il trouvait avec raison qu’on perdait du temps, mais puisqu’on lui demandait son avis, il allait le donner :
 
« Chéri-Bibi ne se défendra pas probablement, il se défendra sûrement. Qu’a-t-il à gagner à nous épargner ? Absolument rien. Il est sûr de son affaire. C’est une bête féroce ; avant de mourir, il ne tiendra qu’à une chose : en descendre le plus grand nombre. N’entrons donc point dans son jeu en nous exposant à ses coups. Dès qu’on aura ouvert l’échelle, je suis d’avis qu’on commence à déblayer le terrain. Une décharge générale autour de l’échelle et aussi brusque que possible, et puis nous sautons dans la soute ! »
 
Le commandant répliqua :
 
« C’est moi qui descendrai le premier en le sommant de se rendre et vous me suivrez.
 
– Bien, commandant. »
 
Quant aux gardes-chiourme ils étaient littéralement tremblants de l’aventure, tant Chéri-Bibi répandait la terreur.
 
Mais de Vilène avait déjà demandé des falots, des lanternes, car chaque homme devait pouvoir s’éclairer.
 
Le lieutenant, prenant Pascaud à part, lui dit :
 
« Vous êtes de service ici, vous y resterez. Surveillez le trou en silence avec deux de vos hommes. Si Chéri-Bibi et sa compagne essaient de sortir par là, faites-en votre affaire. »
 
Pascaud répondit, la voix sombre, qu’on pouvait compter sur lui.
 
Au moment où l’on allait découvrir l’échelle, le commandant apprit aux hommes que Chéri-Bibi n’était pas seul, mais se trouvait là avec une femme qu’il fallait, autant que possible, épargner.
 
« Penses-tu ! grognèrent les gardes-chiourme quand ils surent qu’il s’agissait de la Comtesse. Elle est peut-être plus terrible que l’autre ! »
 
Au milieu d’un grand silence, on ouvrit le trou de l’échelle. Le commandant descendit rapidement les premiers échelons, se maintenant d’une main et tenant son revolver de l’autre.
 
« Rendez-vous, le 3216 ! » cria-t-il d’une voix terne.
 
La lumière des falots n’éclairait qu’une très petite partie de la cale, où l’on apercevait des montagnes de ballots entassés, arrimés avec soin de chaque côté du petit chemin de bois appelé plate-forme de cale, qui aboutissait au bas de l’échelle. À quelques mètres de là, c’étaient les ténèbres les plus opaques et partout régnait le plus effrayant silence. Rien ne venait le troubler, pas même le bruit de la respiration des hommes, au haut de l’échelle. La vie de tous paraissait comme suspendue au-dessus de ce trou noir, de ce gouffre mystérieux où la mort préparait ses coups.
 
Et le commandant restait là, exposé, la poitrine offerte aux balles du terrible Chéri-Bibi et de la Louve sa compagne.
 
« Prenez garde ! fit tout à coup le second ; prenez garde, commandant ! J’ai vu remuer quelque chose, là-bas, derrière ce ballot ! »
 
Il n’eut même pas besoin de commander le feu. Une détonation infernale éclata dans la cale. C’étaient les surveillants militaires qui tiraient au-dessus de leurs deux chefs dans la direction du ballot indiqué.
 
Le commandant et le second avaient sauté. Les hommes dégringolèrent à leur tour. Et ils restèrent tous un instant, en groupe, derrière le commandant, qui les arrêtait, de ses deux bras étendus.
 
Les falots, aux poings des hommes, avaient fait reculer les ténèbres de quelques mètres sur ce petit chemin central, au-dessus des planches. Et les ténèbres (le bruit et l’écho sourd de l’explosion éteints) étaient redevenues aussi muettes, aussi mystérieuses, aussi menaçantes.
 
Alors Barrachon recommença à faire entendre sa sommation :
 
« Le 3216, voulez-vous vous rendre ? »
 
Mais soit qu’il ne voulût pas se rendre, soit qu’il n’entendît pas, le 3216 ne répondit point.
 
« En avant ! commanda Barrachon, et fouillez tout ! »
 
Sur les traces de leurs chefs, les surveillants militaires se précipitèrent.
 
Au fond, cet examen de cale n’était pas aussi compliqué qu’on eût pu le croire au premier abord. Tout était tassé là-dedans à ne point pouvoir, entre deux ballots ou deux caisses, glisser un doigt. L’arrimage avait été scientifiquement établi de telle sorte qu’aucun accident ne pût survenir dans la marchandise.
 
Sur l’ordre de Vilène qui, lui, resta debout, les hommes s’étaient glissés, à genoux, sur les plates-formes de cale, grouillant à quatre pattes, comme des bêtes, sur les panneaux de bois établis au-dessus des petits fonds. Le chemin se partageait en croix, deux branches traversant de bord en bord le vaisseau et les deux autres suivant sa ligne d’avant-arrière. Ils eurent tôt fait de parcourir tout l’espace laissé libre dans cette cale d’avant. Ils ne virent rien, ne furent arrêtés par rien.
 
« Ils sont pourtant ici ! gronda le commandant. Ils ne peuvent être sortis d’ici, à moins qu’ils ne soient ressortis par leur trou !
 
– Impossible ! déclara Vilène, Pascaud veille là-haut, avec deux hommes.
 
– Donc ils n’ont pu s’échapper ! Cherchons encore ! La soute n’a plus d’autre ouverture. Tout est clos, ils sont ici ! »
 
On remua quelques ballots qui paraissaient dépasser la ligne d’arrimage, mais on ne découvrit rien, et il fallut les recaler. Des fûts furent déplacés lourdement. Il n’y avait rien derrière.
 
De Vilène était le plus actif et fouillait l’ombre méthodiquement. Ses investigations ne furent pas plus heureuses que celles des autres.
 
Tout à coup un coup de revolver retentit et une balle vint siffler aux oreilles du commandant. Tous tirèrent. Ce fut encore un vacarme épouvantable.
 
Sur quoi avait-on tiré ? De quel côté ? Un vrai miracle qu’on ne se fût pas tué à bout portant !
 
Cependant un homme, étendu là-bas, tout au fond de la cale, poussait des gémissements. On se précipitait. Il avait une balle dans le bras : une balle envoyée par un camarade. Il expliqua que c’était lui qui avait tiré le premier ; sa balle avait dû ricocher aux oreilles du commandant, mais sur quoi avait-il tiré ? Il ne s’en rendait pas compte exactement : sans doute sur une ombre qui lui avait filé entre les jambes, sur un rat énorme qui avait disparu là, sous cette planche. Alors, on découvrit que cette planche, soulevée, donnait accès au grand drain.
 
« Malheur ! s’exclama le commandant. Ils ont eut le culot de ficher le camp par là ! »
 
Ce grand drain, la sentine du navire, était la dernière chose qui fût au fond du bâtiment, un étroit boyau dans lequel venaient se déverser toutes les eaux du bord. Quand il était plein, on le vidait avec les pompes. Dans le moment, il ne l’était qu’à moitié. Pour oser prendre un chemin pareil, même quand on s’appelle Chéri-Bibi, il faut sentir la mort à ses trousses. Le commandant était au désespoir.
 
« Maintenant, ils sont où ils veulent ! fit-il à de Vilène sur le ton le plus lugubre. Avec ce drain, des démons comme eux peuvent communiquer partout. Ce ne sont pas les panneaux à soulever qui les gêneront longtemps et ils entreront où il leur plaira. Où irons-nous les chercher ? Cale arrière, cale avant, dans les soutes ? Des anciennes soutes à munitions, ils gagneront les soutes à charbon. Ils se promèneront chez nous comme chez eux et nous n’y verrons que du feu !
 
– S’ils sont dans le drain, ce qui n’est pas encore prouvé, répondit de Vilène, on peut à tout hasard leur envoyer quelques coups de revolver. »
 
Couché au-dessus du panneau, il déchargea son arme puis attendit, l’oreille au guet. Il ne perçut que le clapotis des eaux, se releva et dit :
 
« C’est bien simple, il faut vider toute la cale pour retrouver ce couple-là ! »
 
Et il rassembla ses hommes près de l’échelle. Celui qui avait une balle dans le bras se plaignait comme un enfant. Le commandant le fit taire.
 
« Vous allez aller à l’infirmerie, mon garçon. On vous questionnera. Du reste tout le monde, en ce moment, doit déjà être au courant des faits. À ceux qui vous en parleront, vous annoncerez que Chéri-Bibi est mort ! Vous avez compris, vous autres ?
 
– Oui, oui, répondirent les gardes-chiourme, vous pouvez compter sur nous, mon commandant ! Les bagnards seraient trop contents ! »