c03 - Les cages flottantes

Barrachon laissa six hommes dans la cale, dont deux ne devaient pas quitter le panneau du drain.
 
« S’ils ne sont pas déjà morts, ils vont se noyer là-dedans, fit un garde-chiourme qui avait examiné de plus près le niveau de l’eau. Il n’y a pas seulement de quoi se tenir la tête droite pour respirer.
 
– Pour moi, ils n’en sortiront pas, ajouta un autre. Qu’est-ce que vous voulez qu’ils fassent ? Ils ne vont pourtant pas remonter par le tuyau des pompes ? »
 
Le commandant et le second allèrent rejoindre Pascaud dans le cachot abandonné par la Comtesse.
 
« Eh bien, demanda le sergent, c’est fait ?
 
– Rien ! nous ne l’avons pas trouvé, lui répondit Barrachon quand il eut congédié ses hommes. Seulement les surveillants répandent la nouvelle de la mort de Chéri-Bibi pour que personne ne s’affole. »
 
Pascaud aussi exprima qu’on avait raison, à cause des forçats.
 
« Et vous n’avez rien découvert ? » interrogea de Vilène.
 
Le sergent secoua la tête.
 
« Qu’elle se soit enfuie, dit-il, c’est compréhensible, puisqu’il y a un trou ; mais c’est l’autre « qu’il faudrait savoir par où il est passé » ! Ça, vous savez, tenez, j’ai cherché partout !… Eh bien, il n’y a pas de communication, n’y en a pas !… Le cachot de Chéri-Bibi reste aussi fermé que quand il y était ! Alors ? C’est de la prestidigitation, ça ! ou bien de la sorcellerie, n’y a pas à sortir de là !… »
 
Dans le cachot de Chéri-Bibi, ils se retrouvèrent en face des cadavres et du même problème. Et ils n’en furent pas plus avancés. Après avoir fait jeter sur les deux corps une bâche et avoir laissé près d’eux deux falots, qui avaient mission de brûler là comme cierges mortuaires, le commandant et de Vilène remontèrent sur le pont. Tout le Bayard ne parlait déjà que du formidable événement : la mort de Chéri-Bibi ! On l’avait fusillé à bout portant dans la cale, où il avait tenté de s’enfuir avec une reléguée, la femme du Kanak. Celle-ci était blessée, on donnait des détails. Elle s’était défendue comme une lionne. Suivant les circonstances, la Comtesse, en effet, dans l’imagination du bord, changeait de personnalité animale : tantôt c’était une louve (pour la sauvagerie), une tigresse (pour la férocité) et une lionne (pour le courage).
 
C’était surtout dans les groupes de fonctionnaires qui allaient rejoindre leurs postes et dans les familles de surveillants qui se tenaient dans la journée cantonnés tous à l’arrière du bâtiment, sur la dunette, que les potins du bord prenaient une ampleur démesurée. Ce jour-là, les jeunes femmes avaient cessé de chanter, les enfants de jouer, et le nom de Chéri-Bibi était dans toutes les bouches. C’était, à l’ordinaire, le seul coin gai de cette citadelle flottante où, par ailleurs, les yeux n’apercevaient que grilles, fusils, uniformes, revolvers, képis plus ou moins galonnés. La nouvelle de la mort de Chéri-Bibi y fut accueillie avec une allégresse particulière. On en avait tant raconté sur le bandit, que ces dames étaient tout à fait heureuses d’en être débarrassées, pour elles et pour leurs maris.
 
Elles étaient au courant des moindres particularités concernant les forçats, pour les avoir examinés avec curiosité quand ceux-ci venaient, par séries, respirer l’air du large, en tournant en rond sur la « plage » d’avant, sous la menace éternelle des fusils. Elles n’auraient certes pas confondu Boule-de-Gomme et Petit-Bon-Dieu, bien qu’ils fussent ronds tous deux comme des toupies et portassent le même costume, et elles étaient « renseignées » sur le « casier judiciaire » de chacun. Elles tiraient vanité de faire le voyage « avec des noms célèbres qui avaient été dans tous les journaux ». Elles échangeaient leurs impressions sur la mine des plus redoutables ou des plus affalés. Gueule-de-Bois et le Kanak les avaient longtemps intéressées, et puis tout s’use. Il n’y avait que Chéri-Bibi qui ne s’usait pas. Pourquoi ? Parce qu’on ne le voyait pas !
 
Chéri-Bibi avait toujours refusé de profiter « de la promenade sur le pont », et avec tant d’obstination qu’on avait fini par le laisser tranquille. Chéri-Bibi repoussait les faveurs du commandant. Chéri-Bibi restait vautré dans sa cage ou dans son cachot et ne voulait pas se montrer. Et maintenant elles ne le verraient plus jamais, malgré le désir aigu qu’elles en avaient eu ; il était mort !
 
Quand le commandant et le second traversèrent le pont pour se rendre à la chambre de veille où se trouvait l’officier de route, le jeune enseigne de vaisseau de Kerrosgouët, elles les auraient volontiers acclamés. Mais elles aussi avaient leur discipline et elles se tinrent tranquilles. Elles auraient bien voulu savoir ce que disaient les forçats, en bas, dans les bagnes (ainsi appelaient-elles les cages, selon le langage administratif) ; mais les forçats ne disaient rien du tout. Le silence continuait.
 
Et c’est ce curieux silence qui était l’objet des discussions du commandant, du second, de l’officier de route, de l’inspecteur et du surveillant général dans la chambre de veille où ils s’étaient réunis pour tenir une sorte de conseil de guerre. Barrachon avait choisi cet endroit de préférence à tout autre à cause que, de là-haut, il dominait tout le bâtiment, et par les hublots pouvait facilement voir ce qui se passait sur le pont.
 
L’officier de route, l’inspecteur et le surveillant général avaient appris la vérité avec consternation. Chéri-Bibi n’était pas mort ! Chéri-Bibi était quelque part dans le bâtiment ! Il était trop tard maintenant pour faire ouvrir, comme le proposait le commandant, toutes les écoutilles, tous les panneaux de cale et faire descendre, en même temps et par toutes les ouvertures, tous les surveillants militaires disponibles et tous les matelots armés, et pour se livrer à une chasse rapide et générale qui n’aurait pu manquer finalement de donner un résultat. Ce plan fut adopté pour le lendemain, à la première heure. En attendant, il fut décidé que, devant toutes les ouvertures, devant chaque échelle, dans chaque couloir, même ceux conduisant aux logements des passagers et des officiers, des sentinelles veilleraient toute la nuit, et que cinquante gardes-chiourme, revolver au poing, ne cesseraient, jusqu’au matin, de passer devant les cages, dans la batterie basse et dans la batterie haute.
 
« S’il y a encore des forçats qui doutent de la mort de Chéri-Bibi, voilà une mesure qui les tranquillisera, fit le jeune de Kerrosgouët.
 
– Oh ! nous ne leur apprendrons rien ! déclara l’inspecteur. Ils savent à quoi s’en tenir dès maintenant pour la simple raison qu’ils savent tout ce qui se passe à bord avant nous ! Et pour moi, ils attendent quelque chose, en silence, quelque chose que nous ne savons pas, nous !
 
– C’est l’impression qu’ils me donnent également, approuva le surveillant général. Je ne les ai jamais vus ainsi. Ils se sont donné le mot d’ordre dans toutes les cages. On dirait qu’ils redoutent de provoquer un incident qui ferait éclater trop tôt cette chose que nous ne savons pas…
 
– Que peuvent-ils faire ? demanda de Vilène ; nous les fusillerons comme des lapins !
 
– Ce serait bien de l’ennui, après, fit entendre l’inspecteur.
 
– Eh ! monsieur, grogna Barrachon, il eût certainement été préférable de les surveiller mieux avant ! »
 
Et, sans nommer Pascaud, il lui dévoila le truc de la correspondance des plus actives à laquelle tout ce beau monde se livrait par le truchement des matelots, des femmes et de l’amour. Il fut heureux de lui servir l’affaire du cachot dans laquelle on avait surpris ce pauvre Francesco de Porto-Vecchio.
 
« Ça, fit l’inspecteur écarlate sous « le savon » qu’on lui servait, ça !… on ne les empêchera jamais d’écrire aux femmes ! Je ne sais pas comment ils font ! Ils n’ont ni encre, ni plume, ni crayon, ni papier, ni rien ! Enfin on les fouille et on les refouille… et cela ne les empêche pas d’écrire ! et rien ne les empêche de se payer des litres de rhum ! Nous l’avons vu tantôt !… Mon commandant, ce n’est pas la première fois que j’y perds mon latin. Vous ne savez pas comment Chéri-Bibi est sorti ? Moi je ne sais pas comment les bouteilles sont entrées !… Tenez, regardez-les, en ce moment, on leur donnerait le bon Dieu sans confession ! »
 
Et il montrait par le hublot, la promenade dolente des quelques bagnards dont c’était le tour de venir prendre l’air.
 
Justement il y avait là Gueule-de-Bois, le Kanak, Petit-Bon-Dieu et le Rouquin. Pendant les quelques minutes où il leur fut permis de s’étaler sur le pont, sous le regard vigilant des gardiens, ils bâillèrent d’abord à se décrocher les mâchoires et puis parlèrent « philosophie ». Avaient-ils la sensation qu’on espionnait tout ce qu’ils disaient ? Il n’était point possible que la nouvelle de la mort de Chéri-Bibi criée de batterie en batterie par les gardes-chiourme les laissât à ce point indifférents ; et cependant le Kanak disait avec nonchalance :
 
« Quelle tristesse ça a dû être pour notre pauvre Chéri-Bibi d’être mort sans avoir revu le bagne ! Il m’en parlait il y a quelques jours encore, et me disait sa joie de retrouver un pays où il avait goûté, pour la première fois de sa vie, un peu de tranquillité !
 
– S’il y était si chanceux que ça, dit le Rouquin, j’ vois pas pourquoi qu’il en serait parti !
 
– C’est la faute de l’or ! expliqua le Kanak. Oui, il m’a raconté ça et je vais vous le rapporter parce qu’après tout, pour ceux qui aiment ce métal-là, ça pourra leur mettre un peu de cœur au ventre ! À ce qu’il paraît que là-bas, à la Guyane, il y a une mine d’or qui n’est connue que des bagnards. L’administration a tout fait pour la découvrir, mais ç’a été comme des nèfles ! Pendant ce temps-là, les relingues exploitent la mine en commun. Chacun s’évade à tour de rôle, va travailler au « placer », revient avec de l’or et fait faire la fête à la communauté ! Bien entendu que lorsque le bagnard revient, il n’y coupe pas de quelques jours de prison. Mais qu’est-ce que ça fait, s’il est riche ? Eh bien, un jour, Chéri-Bibi est revenu trop riche, si riche qu’il a pu acheter un canot et la conscience de deux artoupans. Avec ça, il a gagné le Maroni et a pu revenir en France où, dit-il, il s’est bien embêté. Il voulait redevenir honnête et il n’a pas pu ! Et puis, il n’avait plus le sou. Alors, il a travaillé pour revoir les aminches. Mais c’est fini, il ne les reverra plus ! Pauvre Chéri-Bibi ! »
 
Les autres reprirent en chœur, avec un même soupir :
 
« Pauvre Chéri-Bibi !
 
– Ce que c’est que nous ! reprit Petit-Bon-Dieu, après un moment de silence, donné sans doute à la mémoire du défunt. Il était dans la force de l’âge !
 
– Et costaud ! avança Gueule-de-Bois.
 
– Et costaud ! Mais voilà, il n’a pas su commander son tempérament !
 
– Nous sommes tous victimes de notre tempérament ! conférencia l’ex-marchand de mort subite. Toi, Gueule-de-Bois, t’es bilieux. C’est le tempérament des êtres sublimes et dangereux, qui accomplissent de grands travaux sur la terre. Tes travaux ont été des crimes, Gueule-de-Bois, c’est pas de ta faute ! tu diras ça de ma part au Grand Dab, quand le moment sera venu de lui rendre tes comptes. Toi, Petit-Bon-Dieu, t’es lymphatique ! C’est-à-dire que tu es né paresseux et découragé. Il n’y avait rien à faire pour toi, pauvre enfant, avec une pareille malchance, car tu sais aussi bien que le Kanak que la paresse est la mère de tous les vices. Quant au Rouquin, c’est un sanguin : passions vives, instantanées, fougueuses, caractère difficile. Enfin, quoi ! il n’y a qu’une chose qui plaide en sa faveur : c’est sa mauvaise nature.
 
– Comme il jacte bien ! fit le Rouquin. Mais dis donc, mon vieil Ipeca, tu sais pas ce qu’on raconte ? On dit que ta Comtesse s’est défilée avec le dab !
 
– Si ça lui chante, exprima le Kanak indifférent. Il y a longtemps que madame et moi nous sommes en froid. »
 
À ce moment Gueule-de-Bois s’était entièrement allongé sur le pont, dans une somnolence apparente, et la main sous le bonnet jeté à côté de lui s’occupait sérieusement à glisser, dans une fente qu’il avait trouvée entre deux lattes du pont, un petit billet qui ne tenait pas plus de place qu’un timbre. L’opération terminée, il se releva le plus naturellement du monde, et sous la poussée des gardes-chiourme qui les chassaient devant eux comme du bétail, les « bagnards » reprirent le chemin des entreponts.
 
Ils étaient d’une douceur extraordinaire, sous les coups de gueule et les coups de crosse des « artoupans ». Petit-Bon-Dieu devenait même idyllique. Il dit à une jeune volaille qui allongeait son bec entre les barreaux de la cage à poules :
 
« Tu es bien heureuse, toi, tu peux voir tous les jours le lever du soleil !
 
– Tâche que ça dure ! » crut devoir ajouter le Kanak.
 
Et comme, à la descente, l’ancien médecin et l’ex-clerc d’huissier se faisaient des politesses « à qui passerait le premier », ils reçurent tous les deux un bon coup de pied dans le derrière.
 
« Pour vous mettre d’accord », fit l’artoupan en leur poussant sous le nez son revolver, car ils s’étaient retournés, furieux d’un aussi grossier outrage. « Ben quoi ! continua le garde-chiourme, ces messieurs vont m’envoyer leurs témoins ? »
 
Toute « la série » se mit à rire.
 
« Vous voyez comme ils sont gentils depuis que Chéri-Bibi est mort ! » fit remarquer un surveillant.
 
Et il lança à toute volée la porte de la cage sur les doigts de Petit-Bon-Dieu, qui se « gonflait », les yeux au ciel. Malin, Petit-Bon-Dieu avait retiré sa patte ; mais il était temps !
 
« À une autre fois, cher ami ! fit Petit-Bon-Dieu au garde-chiourme. Bonne nuit, cher ami ! Ne faites pas de mauvais rêves ! »
 
Et il accrocha son hamac en suppliant son voisin de ne pas lui « donner la cale[1] », car il tenait à voir la couleur du lendemain sans détérioration.
 
Pendant ce temps, il se passait sur le pont, à l’endroit même que venaient de quitter les bagnards, quelque chose de fort intéressant. L’officier de route, M. de Kerrosgouët, se promenait d’un air pensif autour des cages à poules et du réduit du bétail vivant, tantôt levant les yeux au ciel comme s’il voulait consulter le temps, et tantôt ramenant son regard à ses pieds, dans l’attitude d’une personne qui réfléchit profondément. La brise était bonne encore, bien que, malheureusement, elle hâlât encore le nord-ouest, mais ce n’était point ce détail qui eût pu donner à l’officier quelque inquiétude. Enfin pourquoi était-il là ?… Il eût dû se trouver dans la chambre de veille. Tout à coup, ses préoccupations semblèrent cesser ; l’enseigne suspendit sa promenade et, tout doucement, négligemment, après s’être arrêté une seconde devant un groupe de matelots qui mettaient à mort un bœuf, coupable de s’être cassé deux pattes au moment du gros temps, il regagna la chambre de veille que les officiers supérieurs n’avaient pas quittée, examinant les allées et venues du jeune officier par les hublots.
 
« Eh bien ? demanda le commandant.
 
– Eh bien, ça y est ! J’avais raison. Le nommé Gueule-de-Bois a glissé un petit papier entre deux lattes du pont.
 
– Pourquoi ne nous l’apportez-vous pas ?
 
– Parce qu’il sera toujours temps de le prendre sur celui qui viendra le chercher.
 
– Parfaitement ! acquiesça le second. Dispersons-nous, que chacun aille à ses affaires, comme si Chéri-Bibi était toujours dans son cachot ou comme s’il n’existait plus.
 
– Moi, je reste à mon poste, à surveiller le dernier acte de la comédie », fit Kerrosgouët.
 
Mais comme ils étaient sur le point de se séparer, leur attention fut retenue par l’apparition d’un nouveau personnage qui se promenait sur le pont comme l’avait fait tout à l’heure de Kerrosgouët, avec des manières pensives, et cependant, de temps à autre, investigatrices. L’étonnement de tous était sans bornes car ce personnage avait une cornette, la large cornette aux ailes relevées des sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, et sous cette cornette ils pouvaient apercevoir le doux et pâle et triste et honnête visage de sœur Sainte-Marie-des-Anges.
 
Cette religieuse – que l’administration avait fait embarquer à destination de l’hôpital de Cayenne, où sœur Sainte-Marie avait demandé héroïquement à servir, pour être plus près des plus malheureux des hommes – était aimée de tout le monde à bord : de l’équipage, des passagers et des forçats.
 
Son aimable caractère, en dépit d’un fond de tristesse qui ne la quittait jamais, les petits services qu’elle ne cessait de rendre aux familles et aux enfants des surveillants, son intercession auprès des autorités en faveur des bandits qui mouraient de chaleur, de faim et de soif au fond des cachots ou des bagnes, enfin sa douce beauté avaient eu vite fait de la rendre populaire. Cependant, quand sœur Sainte-Marie ne parvenait point à faire fléchir la discipline, elle était la première à s’incliner devant elle, si dure fût-elle pour les misérables qui paraissaient avoir la pitié de cette sainte fille. Était-il possible que, dans ces conditions et avec ces vertus, sœur Sainte-Marie-des-Anges entrât sournoisement en correspondance avec cet abominable Gueule-de-Bois ? Et cela au moment où le besoin se faisait sentir d’être plus sévère que jamais avec la chiourme ?
 
C’était si bien inimaginable qu’il fallut que les officiers vissent la chose de leurs propres yeux pour y croire.
 
La sœur, après un dernier coup d’œil jeté autour d’elle, sur cette partie du pont désert, se baissa rapidement, en feignant de ramasser un objet qu’elle aurait laissé tomber de ses larges manches. Or, ces manches, comme la casquette de Gueule-de-Bois tout à l’heure, restèrent un temps suffisant sur le pont pour que les petites mains qui étaient dessous pussent travailler à leur aise.
 
Quand sœur Sainte-Marie-des-Anges se releva, elle n’avait plus cette belle pâleur qui lui donnait tant de charme sous la cornette ; elle était toute rouge. Elle s’assura vivement que personne ne l’avait vue se baisser, et elle s’en alla sur le pont, avec une légèreté qui semblait être aidée encore par les palpitantes ailes blanches de sa cornette.
 
Cependant, elle dut, un moment, se détourner, car elle entendit un pas derrière elle. Elle reconnut le commandant, le salua et continua hâtivement son chemin.
 
Jamais sœur Sainte-Marie n’avait marché si vite, mais le pas la suivait toujours. Ainsi arriva-t-elle légèrement essoufflée à sa cabine qui était sur l’arrière du bâtiment. Elle en poussa la porte et, sans se détourner, voulut la refermer, mais une main s’y opposa et une voix dit :
 
« Pardon, ma sœur ! »
 
La religieuse avait encore changé de couleur. Elle était maintenant d’une pâleur mortelle. Elle regardait le commandant avec des yeux hagards et parvenait difficilement à balbutier :
 
« Que me voulez-vous ?
 
– Le billet que vous venez de ramasser sur le pont !
 
– Je n’ai… je n’ai rien ramassé, fit-elle, toute prête à défaillir… Je vous assure, commandant, que je ne sais ce que vous voulez dire…
 
– Si, ma sœur, et je suis effrayé de vous entendre commettre un pareil mensonge… »
 
Elle recula comme si elle allait s’enfermer chez elle… Le commandant fit encore un pas.
 
« Mon Dieu ! s’écria-t-elle… vous n’allez pas entrer chez moi !
 
– Je n’y entrerai pas si vous me donnez le billet. »
 
Elle recula encore, et, dans ses grandes manches, le commandant ne voyait plus ce que faisaient ses mains ; alors, il prit une grave résolution : il entra carrément dans la cabine, mais il en laissa la porte ouverte.
 
La sœur, pour ne point tomber, s’appuyait à la muraille.
 
« Écoutez ! fit le commandant, si vous ne faites pas ce que je vous demande, si vous ne me donnez pas ce mot écrit par un forçat, je vais être obligé d’appeler une sœur et de vous le faire prendre de force. »
 
Elle ne répondit pas. L’autre continua :
 
« Ce n’est point cela que vous désirez, n’est-ce pas ? Mais que désirez-vous, en somme, pour communiquer ainsi avec les forçats, en dehors de nous et malgré nous ? Savez-vous bien que c’est une chose terrible qui pourrait entraîner pour vous les conséquences les plus regrettables ? »
 
Ses yeux, d’abord brillants de colère, s’adoucirent.
 
« Je sais ce que je dois à votre caractère, à la mission que vous vous êtes donnée ici-bas… mais sœur Marie, comprenez bien qu’il y a des choses que je ne puis permettre ! Il ne faut pas, je ne veux pas, je n’admettrai pas, par exemple, que l’indiscipline prenne le visage de la charité !… Pourquoi vous obstinez-vous ?… Prenez garde !… Je me verrai bientôt obligé de croire à autre chose qu’à une inconséquence de votre zèle chrétien, ma sœur !… Car enfin, vous avez menti !… Il faut appeler les choses par leur nom !… et pour que vous ayez menti, vous !… il faut que vous ayez des motifs bien graves… Donnez-moi ce billet !…
 
– Je ne l’ai pas… Je… je ne l’ai pas !… Monsieur… je vous supplie… croyez-moi… et quittez-moi… »
 
Elle tomba à ses pieds, d’un bloc. Ses genoux heurtèrent brutalement le pont. Mais le commandant n’était pas, dans le moment, disposé à la pitié.
 
« Vous cachez vos mains ! Montrez-moi vos mains ! Mais vous ne savez donc pas que votre attitude va nous donner le droit de tout croire !… Depuis quelques jours nous cherchons comment les forçats savent tout ce qui se passe ici, tout ce qui a été décidé contre eux, pour la sécurité de tous ; nous cherchons, de notre côté, comment ils communiquent entre eux, de cage à cage, de batterie à batterie, et arrivent ainsi à former un mystérieux complot dont nous ignorons la nature, mais que nous pressentons menaçant !… Qui les renseigne ?… Qui est leur instrument ?… Serait-ce vous, par hasard, sœur Sainte-Marie-des-Anges ?… Oh !… inconsciemment, je veux le croire, et encore pour que je le croie, il me faut ce papier !… »
 
Il lui saisit brusquement les mains et le lui arracha.
 
C’était un petit bout de papier de rien du tout, sur lequel étaient simplement écrits ces mots : « Chéri-Bibi n’est pas mort ! »
 
Le commandant, stupéfait plus qu’on ne saurait le dire, lut la courte phrase tout haut. Aussitôt la sœur poussa un léger soupir, glissa sur le plancher de sa cabine et s’évanouit.
 
« Qu’est-ce que peut bien lui faire Chéri-Bibi ? se demanda Barrachon. Voilà qui est tout à fait étrange ! »
 
Il appela les femmes qui accoururent et se mirent en mesure de faire revenir à elle sœur Sainte-Marie-des-Anges. Affolées, elles avaient demandé au commandant ce qui lui était arrivé, mais celui-ci, pensif, s’était éloigné sans répondre.
 
Non ! Chéri-Bibi n’était pas mort. Tout le monde le savait maintenant à bord. Nul n’ignorait plus l’épouvantable drame, et lorsque, le soir venu, une funèbre civière, sur laquelle on avait jeté un drap, fut montée mystérieusement des profondeurs du faux pont, chacun savait à quoi s’en tenir sur ce qu’il y avait dessous. Les deux gardes assassinés avaient femmes et enfants auxquels on n’essaya du reste point de cacher plus longtemps le malheur, et leurs gémissements et leur désespoir ne tardèrent point à gagner toute la petite colonie des familles des surveillants militaires.
 
Ce furent des malédictions contre Chéri-Bibi et ce fut aussi de la terreur pour tous ! Les ombres de la nuit ajoutèrent à l’épouvante. Ceux qui le pouvaient s’enfermèrent chez eux, mais personne ne dormit et hommes et femmes restèrent armés jusqu’au jour.
 
Où était-il, le bandit ? Pour disparaître ainsi, il lui était loisible d’apparaître quand il voudrait. Tout lui était possible. On le redoutait comme un fantôme pour qui il n’y a plus de lois naturelles ni humaines, et qui peut errer partout sans connaître les obstacles qui s’opposent à la marche des autres hommes vivants.
 
Les matelots eux-mêmes n’étaient pas plus rassurés. Dans tous les postes, à l’heure de la soupe, on ne parla que de ce singulier prisonnier qui avait réussi à s’envoler de ses fers. L’esprit superstitieux des marins, dont beaucoup étaient Bretons, s’en mêla, et puisque « chrétiennement » on ne pouvait s’expliquer son évasion, il fallait bien qu’il eût le diable avec lui !
 
On avait beau avoir doublé tous les services des gardes, avoir mis des sentinelles partout, on craignait à chaque instant qu’il ne lui prît la fantaisie de commettre quelque nouveau crime et puis de disparaître. C’était le mal sur la terre que ce Chéri-Bibi, et voilà qu’il se promenait maintenant en liberté à bord du Bayard, avec cette femme qui avait les yeux noirs de l’enfer !
 
Quand une porte s’ouvrait, chacun regardait peureusement de ce côté-là, les conversations cessaient, les respirations restaient suspendues.
 
Et puis un soupir s’échappait de toutes les poitrines ; c’était la Ficelle qui apportait le fricot.
 
La Ficelle était, du reste, le plus peureux de tous (se faisant accompagner dans les entreponts par des amis armés jusqu’aux dents), contant des histoires à donner le frisson aux plus braves. Et puis, il croyait voir Chéri-Bibi partout, et il poussait des cris d’enfant devant son ombre à lui, qu’allongeait subitement l’allumage d’un falot. Il arrivait, essoufflé, se laissait tomber sur un banc, se mettait une main sur son cœur battant :
 
« Ah ! mes enfants !… mes enfants !… pour sûr c’était lui !… j’ai reconnu ses yeux, là, tout à l’heure, dans la batterie, et puis plus rien ! pfft !… il a disparu !… »
 
En haut, sur le pont, on n’était pas plus rassuré… loin de là… Ceux qui étaient de service ou de veille reconnaissaient également Chéri-Bibi dans les formes les plus naturelles surgies dans la nuit claire, au coin des escaliers, des dunettes, des passerelles, et jusque sous les bossoirs des embarcations. De vieux matelots, se grisant de leur propre effroi, passèrent le quart à se raconter les histoires de revenants les plus épouvantables. L’ombre du vaisseau fantôme dansait sur la mer et celle du Hollandais volant glissait sous la lune.
 
Il n’y avait que dans les bagnes que l’on dormait en toute paix et tranquillité.
 
Le Bayard se trouvait alors par 32° 20 de latitude nord et 24° 50 de longitude à l’ouest du méridien de Paris. Il avait dépassé l’escale de Madère, laissé sur sa gauche le pic de Ténériffe et, abandonnant les parages africains, mettait le cap sur le plein Atlantique.
 


[1] Donner la cale : décrocher le hamac pour faire rouler le dormeur par terre.