c04 - Les cages flottantes
Que Chéri-Bibi eût trouvé des complicités à bord, le commandant Barrachon était bien obligé de l’admettre ; mais que sœur Sainte-Marie-des-Anges se trouvât mêlée à l’évasion criminelle du forçat, voilà qui le dépassait ! Bien que cette dernière question le tourmentât singulièrement, il ne voulut point perdre de temps à l’élucider sur l’heure. Ce qu’il fallait tout d’abord, c’était reprendre le bandit coûte que coûte, mort ou vivant, et l’on verrait après « à s’expliquer l’inexplicable ». Barrachon, pour arriver à ses fins, était décidé à « chambarder tout le bâtiment, tout son vieux sabot » !
Nous n’entrerons point dans les détails d’une expédition qui ne donna aucun résultat. C’est en vain que l’on fouilla et visita le navire de la pointe des mâts à la quille, et que les petites troupes armées des surveillants militaires et des matelots se ruèrent à fond de cale, avec, comme on dit, le courage du désespoir et la soif de la vengeance. On ne trouva rien !
Le grand drain lui-même avait été entièrement vidé. On nourrissait finalement l’espoir que le bandit et l’horrible femelle qui l’avait suivi dans sa farouche aventure étaient morts noyés là-dedans. Hélas ! on fut bientôt détrompé. Un mousse héroïque revint de cette excursion dangereuse sans avoir découvert quoi que ce fût. Chéri-Bibi et la Comtesse restaient introuvables !
« Je ferai vider les soutes à charbon ! Vider les cales, remonter et replacer toute la marchandise ! Mais je vous jure bien qu’on les retrouvera ! » hurlait Barrachon, qui avait perdu toute son aménité. Il renouvela son serment sur les corps des deux malheureux gardiens, qu’il fallut « jeter aux requins » dans un sac, après une cérémonie émouvante, ou tout le monde vint pleurer et prier, à l’exclusion de sœur Sainte-Marie-des-Anges, qui ne se montra pas.
Au déjeuner qui suivit cette triste cérémonie, et qui devait réunir, sous la présidence du commandant, tout le haut personnel du bord, il fut question de cette absence, et les gradés qui avaient assisté à la petite scène de la veille, du haut de la cabine qui dominait le pont, en exprimèrent leur surprise.
Le commandant, qui ne leur avait point fait part de son entrevue avec sœur Sainte-Marie-des-Anges et qui avait gardé pour lui seul le texte de Gueule-de-Bois mit sur le compte de l’état maladif de la religieuse son éloignement de la cérémonie. L’attitude de sœur Marie, du reste, l’intriguait autant que quiconque, mais il ne voulait rien en laisser voir, trouvant qu’il y avait déjà assez de mystères dont on parlait à bord.
Et puis il avait résolu d’aller de nouveau interroger la sœur après le déjeuner, et cette fois il pensait bien lui « tirer les vers du nez ».
Bien décidé à ne plus ménager personne, le commandant, effrayé de la responsabilité qu’il encourait s’il ne retrouvait pas Chéri-Bibi, ne répondait plus guère que par des grognements aux questions des uns et des autres.
Il s’étonna que son second ne fût pas encore à table. On lui répondit qu’il devait être retenu par quelque détail de service. Après quoi il y eut un silence pesant. Toutes les pensées étaient à Chéri-Bibi et à la Comtesse.
« Ils finiront bien tous les deux par crever de faim ou de soif, s’ils ne se montrent pas ! gémit le surveillant général.
– Pense pas ! fit l’inspecteur. S’ils sont restés dans les cales, ils trouveront bien le moyen de se nourrir de n’importe quoi ! Il y a des provisions là-dedans, des douceurs ! Et pour moi, ils doivent avoir assez d’amis à bord pour pouvoir se procurer de l’eau !
– Leur compte sera bon à ceux-là, déclara Barrachon. Quels qu’ils soient, il faut que l’on sache bien qu’ils seront exécutés en même temps que Chéri-Bibi. Ceux qui auront apporté une aide quelconque au bandit seront traités comme lui.
– Et la femme, si on la trouve, la fusillera-t-on, commandant ? demanda un autre.
– Je me gênerai ! Fusillés ou pendus, leur affaire est bonne !… Mais où est M. de Vilène ? fit-il encore. Est-ce qu’il est arrivé de nouveau quelque chose ?… Allez donc voir, Kerrosgouët. »
L’enseigne se leva et revint au bout de quelques instants. Il n’avait pas rencontré le second, mais on lui avait dit qu’il était descendu aux bagnes.
« Il se livre sans doute à une inspection supplémentaire, dit Barrachon, à une fouille des sacs, peut-être. L’histoire des bouteilles de rhum lui trotte toujours dans la tête. Il m’en parlait encore ce matin et me disait qu’il ne serait pas tranquille du côté des cages tant qu’il n’aurait pas éclairci cette affaire-là ! »
Kerrosgouët se rassit. Les plats circulèrent, mais la conversation, de nouveau, tomba.
Au dessert, le commandant cassa un verre en déclarant que Chéri-Bibi devait bien être quelque part. Ce fut l’avis de tout le monde. Cependant le surveillant général dit :
« Après tout, il est peut-être bien quelque part, mais pas à bord ! »
Et il émit timidement cette hypothèse que le hideux couple avait quitté le Bayard.
« Comment ? demanda Barrachon en haussant les épaules ; il ne manque pas une embarcation… et on les aurait vus !
– Ils se sont peut-être tout simplement jetés à l’eau.
– Par où ? éclata encore Barrachon. Ça se saurait ! En bas tout est grillé, et s’ils étaient montés sur le pont, avec le luxe de sentinelles qui s’y trouvent, on les aurait encore aperçus peut-être !… Allons ! tâchons de raisonner, mais ne disons pas de bêtises ! »
Le surveillant général s’excusa ; mais il eut tort d’ajouter :
« C’est bien dommage !
– Quoi ? c’est bien dommage ?… interrogea le commandant, de plus en plus hirsute.
– Eh bien, oui ! C’est dommage qu’ils ne soient pas partis. On serait bien débarrassé ! »
Le commandant sursauta :
« Ah ! vous trouvez cela, vous ? Eh bien, permettez-moi de vous dire que vous avez une singulière conception de votre devoir ! Quant à moi, on m’a confié Chéri-Bibi ! Si je ne le revois pas mort ou vivant, je sais ce qui me reste à faire ! »
Ceci fut dit d’un tel ton que les autres en furent bien désagréablement remués. Ils en eurent froid dans les moelles. Ils voyaient déjà l’excellent Barrachon se faisant sauter la cervelle. Et pour eux, après, que d’histoires ! quelle responsabilité ! Ah ! ils s’en souviendraient longtemps du numéro 3216 !
En attendant, M. de Vilène n’apparaissait toujours point. Comme on servait le café, Barrachon, inquiet, n’y tint plus. Il sortit pour aller chercher lui-même son lieutenant. De Vilène avait peut-être découvert quelque chose de nouveau !
Mais, sur le pont et dans les entreponts, l’inquiétude du commandant ne fit que grandir. Il ne trouvait de Vilène nulle part. Et, depuis plus d’une heure, nul ne l’avait vu. Certains croyaient à ce moment-là l’avoir aperçu descendant aux bagnes, mais encore, dans les bagnes, les gardes-chiourme affirmaient ne point avoir reçu sa visite.
Rejoint par ses officiers, le commandant leur communiqua ses angoisses. Chacun se mit à la besogne et les recherches continuèrent avec plus d’activité que jamais. Dans la cabine de de Vilène on ne trouva absolument rien qui pût mettre sur sa piste. L’équipage déjà était au courant de cette étrange disparition et les hommes comme les chefs cherchèrent. On appela le lieutenant partout. Peut-être s’était-il trouvé mal ! Peut-être s’était-il rencontré tout à coup avec Chéri-Bibi qui l’avait occis !
Après l’avoir cherché vivant, on le chercha mort.
Mais on ne le retrouva ni vivant ni mort.
Ce fut une consternation générale.
Puis tout le monde, à bord, depuis les passagers jusqu’aux plus humbles des marchands, fut pris d’une fièvre particulière qui a son origine dans la peur et son dénouement dans la rage.
Littéralement on devenait enragé. Il y avait de quoi !
Le commandant eut toutes les peines du monde à retenir la fureur de ses hommes qui, sans le moindre prétexte, voulaient casser la tête aux relingues. Les revolvers ne cessaient d’être braqués à travers les barreaux. C’étaient des menaces de mort à chaque instant et cependant jamais les forçats ne s’étaient aussi correctement tenus. Boule-de-Gomme lui-même avait cessé son odieux ricanement, car il avait compris que, dans ces moments-là s’il riait encore, ce serait la dernière fois.
L’inspecteur et le surveillant général, écrasés par la disparition du second, et se demandant si leur tour de disparaître ne viendrait pas bientôt, avaient décidé de lier leurs services et de ne se plus quitter l’un l’autre.
Un besoin de vengeance contre quelque chose ou quelqu’un leur fit demander au commandant de mettre toutes les cages au régime de la boule de son et de l’eau et de supprimer les promenades sur le pont.
Mais Barrachon, qui était entré chez lui un instant pour se plonger la tête dans une cuvette, car il craignait un coup de sang, était ressorti avec une lueur de lucidité qui lui fit repousser ces mesures dangereuses.
Tous les revolvers étaient sortis des étuis. Les femmes elles-mêmes sur le pont étaient armées et on ne se rendait plus seul dans les corridors, bien qu’ils fussent gardés de loin en loin.
Ce nouvel événement formidable, la disparition de son second, avait fait oublier momentanément au commandant l’étrange attitude de sœur Sainte-Marie. Mais celle-ci devait bientôt elle-même se rappeler à son attention. Chose extraordinaire : cette sainte fille qu’on n’avait pas vue de toute la journée, même au moment de la cérémonie religieuse, se montra sur le pont à l’heure où y était conduite, comme la veille, l’horrible clique de Gueule-de-Bois.
Barrachon la vit apparaître sans qu’elle s’en aperçût et il resta à l’observer.
Elle parvint jusqu’aux gardes en se traînant le long du sabord, et là, appuyée à la « muraille », elle égrena son chapelet. Elle paraissait si faible que l’on pouvait s’attendre, à chaque instant, à la voir s’affaler sur le pont comme le commandant l’avait vue, la veille, s’écrouler dans sa cabine.
Sa pâleur était effrayante, mais ses yeux étaient extraordinairement vivants. Elle priait et ses yeux étaient fixés sur Gueule-de-Bois, un Gueule-de-Bois qui venait de reprendre sa position de la veille et qui s’apprêtait sans doute, comme la veille, à « mettre à la poste » sa correspondance.
Alors Barrachon comprit ce que sœur Sainte-Marie venait faire là. Elle venait avertir l’ami de Chéri-Bibi de mettre fin à sa correspondance.
Voilà de toute évidence ce que disaient ces yeux, ces grands yeux extraordinairement vivants. Voilà ce que signifiait ce léger signe de la tête qui allait de droite à gauche et de gauche à droite, télégraphie de la négation : il ne fallait plus glisser de billet entre les planches ! Et voilà ce que Gueule-de-Bois comprit, car le bandit se releva en regardant la sœur et en remettant sa main dans sa poche.
Aussitôt Barrachon se dévoila, et, d’un bond, fut près des gardes-chiourme.
« Fouillez-moi cet homme ! s’écria-t-il en désignant le forçat. Tout de suite ! Tout de suite ! Mais prenez-lui les bras ! Prenez-lui donc les bras… »
Deux surveillants militaires s’étaient rués sur Gueule-de-Bois, mais il les secouait déjà, était allé chercher le papier à sa poche et voulait le porter à sa bouche.
« Le papier ! le papier ! criait le commandant. Tenez-lui les bras ! »
Doué d’une force herculéenne, le bandit avait agrippé à la gorge l’un de ses gardiens et, s’étant débarrassé de l’autre, avalait le papier. Le premier garde, qui râlait, ne pouvait obéir au commandant qui lui criait :
« Tirez !… Mais tirez donc ! »
Le commandant allongea son revolver, mais ce fut un autre garde qui lâcha le coup sur Gueule-de-Bois, en pleine poitrine.
Et ce ne fut point le bandit qui reçut ce coup-là… Ce fut sœur Sainte-Marie-des-Anges, qui venait de se jeter dans la mêlée et qui avait porté sa main défaillante sur le canon qui crachait la mort. La balle traversa la main et l’épaule de la pauvre fille. Tout de suite, elle s’affaissa comme une morte, dans son sang. Gueule-de-Bois, maintenant, se tenait tranquille, les bras croisés. Pendant qu’on emportait sœur Sainte-Marie à l’infirmerie, le commandant donnait des ordres pour que l’on conduisît Gueule-de-Bois aux fers. Il y fut descendu immédiatement. Barrachon, l’inspecteur et le surveillant général descendirent au faux pont en même temps que le cortège des gardes-chiourme.
Le commandant voulait tout de suite interroger Gueule-de-Bois, qui devait être traduit le lendemain en conseil de guerre et certainement exécuté pour rébellion et tentative d’assassinat sur la personne d’un de ses gardes. C’était le moment ou jamais de faire un exemple.
Quand ils furent arrivés dans le couloir des cachots, le sergent Pascaud annonça à ces messieurs qu’il n’y avait plus qu’un seul cachot disponible car il ne fallait pas compter mettre Gueule-de-Bois dans celui d’où la Comtesse s’était évadée. Le trou n’en avait pas encore été bouché. Il ne restait donc plus que le cachot où l’on avait mis Chéri-Bibi aux fers et où l’on avait retrouvé les cadavres de deux surveillants. Barrachon donna l’ordre qu’on l’ouvrît sur-le-champ, ce que fit Pascaud.
Les gardes-chiourme, sur les indications du commandant, se disposaient à mettre Gueule-de-Bois, qui ne présentait aucune résistance, aux fers, quand ils reculèrent en poussant un cri. Il y avait quelqu’un dans l’ombre, une forme affalée là. Il y avait là un homme aux fers !
Comme on ne distinguait que vaguement cette chose immobile dans les ténèbres, les gardes purent croire que Chéri-Bibi, comme par enchantement, était revenu. Le commandant, l’inspecteur et le surveillant général s’étaient précipités et on avait approché les falots. Ce ne fut qu’un cri : de Vilène !
Oui, cette chose était bien le lieutenant de vaisseau, M. de Vilène, le second du bord, pieds et poignets emprisonnés aux fers de Chéri-Bibi, en place de Chéri-Bibi lui-même !… Ce n’était, du reste, plus qu’un paquet noir qui ne donnait plus signe de vie. Un épais bâillon tenait encore la bouche, le nez et les yeux. On le délivra en hâte, on le transporta dans le couloir, on le fit respirer, du moins on s’efforça de lui rendre la respiration. Pendant quelques secondes, on put croire qu’il était mort !
Enfin sa poitrine se souleva et un profond soupir annonça le retour de la vie dans ce corps inerte.
M. de Vilène regarda autour de lui d’un air hébété, et puis il dit :
« Commandant ! »
Il était sauvé.
Mais il revenait de loin. Il l’avoua :
« Oh ! fit-il, j’ai cru que c’était fini ! »
Pendant qu’on continuait à donner des soins à son second, et qu’on lui faisait boire un verre de rhum apporté par un garde, Barrachon était retourné au cachot, et les autres chefs, derrière lui, accoururent, pour constater, une fois de plus, le miracle.
Le cachot était toujours hermétiquement clos comme une boîte, et il était impossible de discerner par quel subterfuge un homme pouvait en sortir, un autre y entrer sans passer par la porte. La colère de Barrachon se passait sur les murs, qu’il frappait du poing sans qu’il pût trouver la clef du mystère. En fait de clef, il ne lui restait que celle des cadenas qui avait la prétention d’ouvrir seule les fers de Chéri-Bibi.
Or, Chéri-Bibi était sorti de ses fers et avait su y attacher et y cadenasser ensuite le second officier du bord sans cette clef-là ! Le sergent Pascaud, complètement ahuri et plus abattu encore que lui de la découverte de la fuite du 3216, disait :
« Ma foi, commandant, je n’ai vu une chose comparable à celle-là qu’une seule fois dans ma vie, à la fin d’une représentation de saltimbanques, au fond d’un café de mon village. L’un d’eux s’enfermait dans une malle bien cadenassée, entourée de cordes et cachetée à la cire rouge par nous tous. Nous avions encore pris la précaution de la lier nous-mêmes avec des nœuds comme les mathurins nous ont appris à en faire. Eh bien, on jetait un voile là-dessus, on comptait jusqu’à dix, et quand le voile était relevé, on trouvait notre homme libre, sans entraves, à côté de sa malle fermée, ligotée, cachetée, cadenassée. Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Chéri-Bibi a peut-être été saltimbanque. Il doit connaître tous les métiers, cet oiseau-là ! »
On avait reconduit pendant ce temps le second dans sa cabine. Le commandant l’y rejoignit aussitôt. M. de Vilène avait une faim et une soif terribles. On lui donna à manger et il but. Et il put parler. Alors il raconta quelque chose de très obscur, mais de très redoutable, qui fit réfléchir ceux qui étaient là sur la singulière puissance de l’infernal Chéri-Bibi.
L’affaire était arrivée immédiatement après la cérémonie funèbre du matin. De Vilène, comme le commandant, comme tout le monde, avait été étonné de ne pas apercevoir, au moment de la prière des trépassés, sœur Sainte-Marie-des-Anges. Était-elle malade ? Il avait résolu de s’en informer et s’était dirigé vers la cabine de la religieuse. Il allait y arriver et tournait le coin de la cambuse, quand il avait été saisi par-derrière avec une rapidité et une force incroyables.
Il n’avait pu ni faire un mouvement, ni pousser un cri. Un bâillon déjà l’étouffait et quatre hommes au moins (M. de Vilène estimant que ses agresseurs étaient au moins quatre), l’avaient annihilé en quelques secondes. Transformé en paquet, n’y voyant plus, il ne savait exactement par où on l’avait fait passer, et il n’eût pu dire, même approximativement, dans quel coin on l’avait provisoirement déposé. Car on l’avait laissé pendant un certain temps bien tranquille. On avait même pris la précaution d’écarter légèrement le bâillon de son nez pour qu’il n’étouffât point tout de suite. Cependant, il ne devait pas être très loin de la cuisine, car les relents de soupe parvenaient jusqu’à lui. Il est vrai qu’à l’heure du déjeuner, les entreponts sont pleins de cette odeur-là.
Enfin, on était venu le chercher. On l’avait porté pendant quelques minutes, puis on l’avait attaché avec une corde et on l’avait descendu dans le vide. Il s’était demandé un instant si ses agresseurs ne le descendaient pas ainsi à la mer, désireux tout simplement de le noyer sans bruit pour qu’on n’eût pas l’occasion de venir à son secours. Mais bientôt il arrivait à destination. Il heurtait des corps durs. Il était poussé et puis repris et puis redéposé par des individus qui ne se parlaient pas. On le hissa plus d’une fois sur un objet pour l’en faire redescendre quelques instants plus tard, et il jugea à ce moment qu’il était dans les cales. Mais dans quelle cale ? dans quelle soute ? il ne pouvait le dire.
Enfin, après bien des chocs brutaux (on ne le ménageait point et on le traitait un peu comme une inerte marchandise), il avait été déposé sur des planches, puis le long d’une barre de fer, et on lui avait glissé les pieds et les poignets dans les maillons. Il jugea alors que ses ennemis avaient résolu de le laisser mourir de faim aux fers, à fond de cale. Quelques minutes plus tard, la respiration lui manquait et il s’évanouissait.
Ce récit épouvanta parce que, s’il ne donnait aucun renseignement sur l’endroit où se cachait le bandit, il prouvait d’abord que celui-ci se déplaçait sur le bâtiment comme il voulait, et qu’ensuite il avait des complices agissants et libres dont on ignorait le nombre. C’était cette dernière considération qui était de beaucoup la plus importante, car à qui se fier désormais ?
Resté seul avec son second, le commandant lui communiqua les réflexions que lui avait suscitées cette tragique aventure. Mais de Vilène ne pensait déjà plus au danger qu’il avait couru. Comme son commandant, il pensait surtout qu’ils étaient entourés d’ennemis et que leurs malheurs ne faisaient peut-être que commencer.
Embarqués nouvellement sur un vieux vaisseau, dont l’équipage avait été réuni au dernier moment, avec des passagers et des passagères, des employés et des fonctionnaires qui, pour la plupart, étaient expédiés sur Cayenne parce que la métropole n’en voulait plus, ils ignoraient à qui ils avaient affaire et ne pouvaient même pas se douter du véritable esprit de chacun.
Ils comptaient bien cependant sur leurs matelots et sur l’administration de la surveillance militaire qui avait fait ses preuves par ailleurs, mais ne pouvait-il, dans ce troupeau nouveau pour eux, s’être glissé quelques brebis galeuses ? C’était à craindre ! C’était sûr !
Plusieurs hommes avaient attaqué M. de Vilène. Cela, il pouvait l’affirmer. Quels étaient ces hommes ? Des anarchistes peut-être ou soi-disant… Enfin, on savait que sous le couvert de ce titre ils étaient prêts à tout. C’étaient eux, certainement, qui avaient aidé Chéri-Bibi à se dérober si longtemps à la police, eux qui l’avaient soutenu dans ses monstrueux attentats, eux qui avaient juré de le venger et qui, le matin même de son procès, pour épouvanter le jury, avaient fait sauter le restaurant Ferdy !
À quoi ne fallait-il pas s’attendre de la part de pareils forbans qui avaient déclaré une guerre à mort à la société ? De quoi n’étaient-ils pas capables ? Quelques-uns s’étaient sans doute embarqués sur le même bateau que Chéri-Bibi dans le désir de le sauver et cela, certainement, avec la recommandation de la haute administration, toujours leur première victime, et dont ils se jouaient à chaque instant. Eh bien, s’il en était ainsi, c’était la guerre, c’était la bataille. Barrachon et de Vilène étaient des soldats. Ils sauraient se battre. Et ils se serrèrent la main.
Réconfortés par cette accolade, ils restèrent un instant silencieux. Quelques minutes plus tard, ils montaient sur le pont.
En dehors des hommes de service et des surveillants militaires qui menaient une garde ardente, le pont était désert. Chacun était déjà enfermé chez soi. L’incident de Gueule-de-Bois et de la blessure de sœur Sainte-Marie-des-Anges, suivi de l’extraordinaire découverte du lieutenant attaché aux fers de Chéri-Bibi, faisait dans les cabines l’objet de toutes les conversations apeurées.
Quelle était donc cette boîte à mystère ? Qu’était-ce qu’un cachot pareil, où se passaient des choses si diaboliques ? La figure fantomatique de Chéri-Bibi avait encore grandi dans des proportions démesurées. Et l’épouvante générale était doublée du sentiment qui commençait à se répandre qu’il y avait à bord des anarchistes décidés à tout pour sauver le monstre. S’ils mettaient le feu au navire ? S’ils le faisaient sauter ? Qui est-ce qui les en empêcherait ? Ah ! comme on écoutait derrière les portes les moindres bruits, comme on essayait de se les expliquer ! Et quand des pas passaient dans le corridor, comme on avait hâte qu’ils s’éloignassent !
Cela faisait deux nuits qu’on ne dormait pas. Si le commandant était raisonnable, on retournerait tout de suite en Europe, bien sûr… et rapidement… Quelle traversée !…