c05 - Les cages flottantes

Le lendemain, de grand matin, la plage arrière du Bayard était grouillante de la foule de ces dames et des enfants accroupis dans les jupes de leurs mères. Les familles étaient venues se réfugier là. Au moins, là, elles voyaient clair. Elles pensaient n’avoir point à redouter de surprise comme dans les entreponts, dans les couloirs, où l’on grelottait d’effroi. Et puis, il y avait une grande nouvelle, ce matin-là, qui faisait les frais de toutes les conversations. On racontait que la sœur Sainte-Marie-des-Anges était de mèche avec Chéri-Bibi ! Çà, par exemple, c’était plus fort que tout, n’est-ce pas ?
 
On savait maintenant pourquoi et comment la sœur avait été blessée. Elle servait d’intermédiaire aux bagnards ! Et c’est dans le moment qu’elle croyait recevoir un billet de Gueule-de-Bois qu’elle avait reçu une balle dans l’épaule ! Si c’était vrai, elle ne l’avait pas volé ! Car enfin, ça ne devait pas être une vraie religieuse. Sans doute une fille anarchiste qui avait pris ce costume-là pour se rapprocher de Chéri-Bibi et qui avait reçu de son parti mission de le sauver. Elle avait « écopé ». C’était le cas ou jamais de dire « pain bénit » !
 
On en était là sur la plage arrière, quand on vit arriver Mme Pascaud, la femme du sergent Pascaud, tout essoufflée. Elle devait avoir sans doute quelque chose à dire de bien important, car elle avait beau ouvrir la bouche, l’émotion l’empêchait d’articuler une parole. Enfin elle se calma et cria son affaire :
 
« Vous ne savez pas ? C’est sa sœur ! »
 
D’abord on ne comprit pas. On lui fit répéter ses paroles, on lui demanda de les expliquer. Elle parlait de qui ? De la sœur Sainte-Marie-des-Anges !
 
« Eh bien, la sœur Sainte-Marie-des-Anges était la sœur de qui ?
 
– De Chéri-Bibi ! »
 
Il y eut d’abord une stupeur générale. Et puis on douta :
 
« Vous en êtes sûre ?
 
– C’est elle-même qui vient de l’avouer au commandant. Elle croit qu’elle va mourir. Alors elle dit la vérité, c’te fille !
 
– Ah ! ben, la malheureuse ! »
 
Et on la plaignait !
 
Maintenant on ne doutait plus qu’elle fût innocente de tout et que son seul crime fût d’avoir un pareil frère.
 
Avec importance, Mme Pascaud donnait des détails :
 
« Pour sûr qu’a n’a été qu’imprudente, le commandant y a bien dit en lui pardonnant de grand cœur. Elle était venue pour soigner les galériens, comme on dit, parce que son patron saint Vincent de Paul, lui aussi, a soigné les galériens ! Pascaud a tout entendu. À ce qu’il paraît qu’il y avait de quoi pleurer ! Elle s’était fait envoyer là-bas parce qu’elle avait l’idée de convertir son frère. Convertir Chéri-Bibi ! Elle n’avait pas peur, s’pas ? Et pour qu’il demandât pardon de ses crimes au Bon Dieu encore ! Après, qu’elle dit, elle serait morte heureuse ! Si elle s’est cachée d’être la sœur de Chéri-Bibi, c’est qu’elle était sûre qu’on ne lui permettrait pas de rester près de lui, et que l’administration lui défendrait le séjour de Cayenne, parce qu’on croirait qu’elle venait pour le faire évader. Tout de même, vlà une brave fille qu’a le sentiment de la famille ! Mais ça ne lui a pas réussi ! »
 
Les commères avaient écouté Mme Pascaud avec le plus grand intérêt, et elles se disposaient à reprendre l’éloge de la religieuse avec le secret espoir que la sœur pourrait peut-être les protéger contre le frère, quand il y eut un grand remue-ménage sur le pont.
 
Un cortège s’avançait, formé des principaux officiers du bord, commandant en tête. Ils entouraient tous une civière portée par quatre matelots, et sur cette civière était étendue la sœur de Chéri-Bibi, en religion sœur Sainte-Marie-des-Anges.
 
Sa figure diaphane était aussi blanche que le drap qui la recouvrait. Elle tenait entre ses mains exsangues un grand Christ qui, posé sur sa poitrine, semblait déjà veiller une morte.
 
Cependant, les yeux de sœur Marie brillaient d’un éclat incomparable, et ses lèvres remuaient. Elle priait.
 
Derrière ce groupe, qui se dirigeait vers les bagnes, marchaient quelques matelots et une grande partie de personnel du bord. Toute la plage arrière du Bayard se dégarnit en une seconde. Ces dames accoururent aux nouvelles, et elles apprirent qu’avant de mourir, sœur Sainte-Marie avait demandé au commandant de la faire porter de cale en cale pour qu’elle pût appeler son frère et le sommer de se rendre à la justice des hommes à laquelle il appartenait avant de comparaître devant la justice de Dieu.
 
Le commandant avait promis que si Chéri-Bibi se rendait à l’appel de sa sœur, la vie du farouche Gueule-de-Bois serait épargnée.
 
« Eh bien, si c’est là-dessus qu’il compte pour réduire Chéri-Bibi, le commandant !… fit quelqu’un.
 
– Il a toujours bien le droit d’essayer, répliqua Mme Pascaud. La sœur s’accuse d’être la cause de la rébellion de Gueule-de-Bois, elle ne voudrait pas qu’on exécutât le bandit demain, bien sûr !
 
– Oui, elle voudrait aller tout droit au Paradis, la pauvre fille, sans avoir rien à se reprocher ! C’est une sainte ! »
 
On avait descendu la civière dans la batterie, et les forçats, à travers les grilles de leur cage, virent passer cette blanche apparition. En reconnaissant sœur Sainte-Marie-des-Anges, ils se découvrirent tous et quelques-uns même, se souvenant qu’ils avaient eu de la religion, se signèrent.
 
Quand on fut arrivé au faux pont, on ouvrit le panneau donnant sur la cale dans laquelle on estimait que Chéri-Bibi s’était enfui en quittant son cachot. Un grand silence se fit autour de la civière qu’éclairaient les falots portés par les matelots, et la voix de sœur Sainte-Marie-des-Anges s’éleva. Elle était singulièrement forte. La blessée devait avoir rassemblé toute son énergie dans ce suprême effort.
 
« Chéri-Bibi ! appela-t-elle. Chéri-Bibi ! c’est moi qui te parle, moi, ta sœur ! Aie pitié de moi, Chéri-Bibi, car je vais mourir ! Tu sais combien je t’ai aimé quand tu étais tout petit ! Chéri-Bibi, je t’aime encore ! Au nom du ciel qui te pardonnera, je te demande de venir mourir avec moi ! Chéri-Bibi ! Chéri-Bibi ! »
 
La voix se tut et l’on écouta si quelque bruit venait du silence de la cale. Mais les ténèbres ne remuèrent point ni ne parlèrent point.
 
La sœur dit encore, au bout de quelques instants :
 
« Si je meurs avant toi, Chéri-Bibi, sache que je te pardonne ! »
 
Et comme on n’entendait rien encore, elle fit signe qu’on la remportât. On ouvrit ainsi tous les panneaux de toutes les cales, des soutes à munitions, à filin, à marchandises, à bagages, tout ! On s’en fut partout dans le navire, et la voix de la sœur s’élevait au-dessus des trous noirs pour appeler le frère, mais le frère ne répondait pas. Et le cortège revint à l’infirmerie où sœur Marie fut étendue dans la cabine d’opération.
 
Elle avait demandé qu’on ne l’opérât point, car elle désirait mourir, puis elle comprit qu’il était de son devoir de laisser faire au chirurgien qui prétendait la sauver. Elle avait encore à souffrir ici-bas. Elle se résigna.
 
Cependant, d’accord avec le commandant et malgré l’avis du médecin du bord, elle venait de tenter bien inutilement de faire appel aux souvenirs d’un frère qu’elle avait tendrement aimé. Maintenant elle avait une forte fièvre et l’extraction de la balle s’en trouvait retardée.
 
Le commandant lui avait pris la main et elle pleurait. Au-dessus du petit lit de fer, elle avait fait accrocher cette pancarte qu’elle transportait partout avec elle et qui était tout son mobilier. On y lisait :
 
« Elles ont pour monastère les maisons des malades, pour cellule la chambre que la charité leur prête, pour chapelle l’église de leur paroisse, pour cloître l’hôpital, pour clôture l’obéissance, pour grilles la crainte de Dieu et pour voile une sainte modestie. »
 
Bien qu’on lui eût défendu de parler, elle soupirait dans ses larmes :
 
« Il ne m’a pas répondu, il n’est pas venu, il a oublié ma voix ! C’est moi qui lui ai donné ce nom de Chéri-Bibi, quand il était tout petit. C’était le nom que lui avait donné mon amour pour lui. Hélas ! qu’en a-t-il fait ?… »
 
Sa douleur paraissait inépuisable. Elle la laissa couler de ses yeux levés au ciel…
 
« Mon Dieu, c’est moi qui suis cause de son malheur, pardonnez-moi !… pardonnez-lui !… »
 
Elle dit, quelques instants plus tard, d’une voix plus faible :
 
« Ah ! j’aurais bien cru qu’au son de ma voix, il serait venu !… »
 
À ce moment, il y eut un grand bruit dans le couloir. Des pas accouraient. On entendait un tumulte de voix. Elles appelaient le commandant :
 
« Mon commandant ! mon commandant ! C’est Chéri-Bibi !… C’est Chéri-Bibi !…
 
– Ah ! je savais bien qu’il viendrait ! » s’écria-t-elle, et elle joignit les mains avec extase.
 
Le commandant s’était précipité au-dehors. Il y avait un terrible drame là-bas, du côté des cuisines. En effet, Chéri-Bibi était apparu, l’espace d’une seconde, dans un couloir, et une sentinelle avait tiré dessus. Elle l’avait manqué naturellement. Il s’était réfugié d’un bond dans la cambuse, et de là, il tirait sur tous ceux qui tentaient de l’approcher. C’était un siège en règle, là-bas !…
 
En effet, on entendait des coups de feu venus du pont supérieur et du côté des cuisines.
 
Ce que l’on appelait la cambuse, à bord du Bayard, n’était qu’une sorte d’office assez vaste, située entre les deux cuisines, où l’on accumulait les provisions nécessaires à la nourriture courante de l’équipage, des passagers et des condamnés. Le grand magasin aux provisions se trouvait sous le troisième pont, à l’avant. Cette cambuse ne communiquait directement qu’avec l’une des cuisines, la plus vaste, celle des condamnés, qui ne contenait guère, en fait de récipients, que trois immenses chaudrons, profonds comme des cuves, où l’on aurait pu faire la lessive d’un régiment, et où l’on faisait bouillir la soupe des forçats. Cette cuisine « sommaire » était dirigée par la Ficelle, mitron élevé pour la circonstance à la qualité de chef, tandis que le véritable maître coq trônait dans la cuisine des officiers. Ces cuisines étaient situées vers le centre du navire, entre les deux cheminées. On y descendait du pont supérieur, presque directement, par des escaliers appelés à bord « échelles », et on y montait aussi par des degrés de fer très rapides, de l’étage où se trouvaient le commandant et sa petite troupe.
 
Arrivé au bas de l’échelle, on fit vivement se garer le commandant, car cette échelle se trouvait commandée par la porte extérieure de la cambuse. Celle-ci était grande ouverte, et de là le feu de l’assiégé, qui se tenait tout au fond, sans qu’on pût le voir, plongeait droit jusqu’au pont inférieur.
 
Sur les deux échelles latérales supérieures, Kerrosgouët, le revolver à la main, et M. de Vilène commandaient les opérations, qui jusqu’alors avaient été assez difficiles.
 
Deux surveillants militaires qui s’étaient trop approchés de la porte de la cuisine des condamnés avaient reçu des projectiles, l’un dans une jambe, l’autre dans la main.
 
Ainsi, selon les besoins de sa défense, Chéri-Bibi sautait d’une pièce à l’autre et se trouvait toujours prêt à tirer, avant même qu’on eût eu le temps de le mettre en joue, car il ne laissait personne pénétrer sur le carré, en face de lui.
 
Comment était-il là ? Comment l’avait-on découvert ? C’était, racontait-on, la Ficelle qui avait donné l’alarme. Le second se disposait à pénétrer dans la cambuse quand il s’était heurté à la Ficelle qui en sortait en s’écriant :
 
« N’entrez pas ! J’ai vu quelque chose remuer sous les légumes ! »
 
Par extraordinaire, le second n’était pas armé. Il appela deux gardes-chiourme qui passaient et ils ouvrirent la porte de la cambuse qui ne présenta aucune résistance ; mais sitôt ouverte, l’individu qui était dans la cambuse fit feu à la fois de deux revolvers et les gardes, atteints, durent se réfugier aux échelles.
 
Vilène avait eu le temps d’entr’apercevoir une figure de démon qui bondissait de la cambuse à la cuisine. Il l’avait reconnue : c’était Chéri-Bibi !
 
« Cette fois, nous le tenons ! s’était-il écrié avec joie : qu’on aille chercher le commandant ! »
 
Il paraissait en effet impossible que Chéri-Bibi pût s’échapper. Les aides avaient vidé les cuisines et s’étaient enfuis, laissant le local tout entier à la disposition du bandit ; mais que pouvait-il faire ? De toutes parts les surveillants militaires étaient accourus. Sans doute il y aurait de la casse ; mais il était pris ! il était pris ! Les passagers, les femmes elles-mêmes se montraient à toutes les échelles qui n’étaient point sous le feu de l’ennemi et criaient : « À mort ! À mort ! »
 
Dans le moment, Chéri-Bibi, sentant qu’on allait tout risquer pour pénétrer dans l’une des deux pièces, cuisine ou cambuse, et le prendre ainsi entre deux feux, parvint à fermer assez rapidement la porte de la cuisine pour se trouver encore à temps dans la cambuse quand le commandant, à la tête d’une demi-douzaine d’hommes, s’y précipitait.
 
Il tira.
 
Trois hommes basculèrent, arrêtant l’élan des autres.
 
Ce qui était extraordinaire, c’est que l’on faisait un feu terrible contre l’assiégé et que celui-ci n’en paraissait pas le moins du monde incommodé. Il est vrai que l’on tirait au jugé sur une ombre qui apparaissait et disparaissait avec une rapidité inouïe.
 
Le commandant avait ordonné à de Vilène et à Kerrosgouët de ne point bouger de leur place et de garder les échelles en cas d’une tentative de fuite désespérée.
 
Des clameurs assourdissantes montaient de tous les coins du vaisseau. Les bagnes, en bas, chantaient et hurlaient :
 
« Hardi, Chéri-Bibi ! Hardi ! Qui qui fera sauter tout l’ fourbi ? C’est Chéri-Bibi ! C’est Chéri-Bibi ! »
 
Et les « artoupans », derrière le commandant, hésitaient.
 
Barrachon résolut d’en finir coûte que coûte. Il se précipitait lui-même en avant, se découvrant tout à fait, et il eût été infailliblement abattu si une forme toute blanche, une sorte de pâle fantôme, ne s’était dressée devant lui pour le protéger.
 
Sœur Sainte-Marie !…
 
Oui, c’était elle qui s’était levée, malgré sa faiblesse, était accourue au bruit des clameurs et des détonations. Elle avait appelé Chéri-Bibi ! Eh bien, il était venu ! Mais encore, mais toujours la mort à la main… et le sang coulait à flots autour de lui.
 
Elle marcha devant le commandant, mais d’une marche si légère qu’on eût pu croire que ses pieds, sous ses longs voiles, ne posaient sur rien. C’était un ange. Sa douce voix expirante dit alors :
 
« Me voici, Chéri-Bibi… me reconnais-tu, me voici… Puisque tu veux tuer, tue-moi donc ! tue-moi tout à fait, mon frère en Jésus-Christ !… »
 
Mais l’autre ne tira pas, et comme elle avançait toujours suivie du commandant et des hommes, ils pénétrèrent tous ensemble dans la cambuse.
 
Chéri-Bibi n’y était plus !
 
Il avait fermé la porte de communication et se trouvait maintenant dans la cuisine des condamnés.
 
Ça, c’était le dernier refuge.
 
Les hommes ébranlaient déjà la porte. C’est là qu’allait avoir lieu la curée. Sœur Marie suppliait le misérable de se rendre, de ne plus faire de victimes.
 
« C’est assez de morts, lui cria-t-elle. Chéri-Bibi, aie pitié de nous ! Aie pitié de moi ! Prie Dieu ! Je viens mourir avec toi !… »
 
Il fallut écarter la sainte fille pour faire sauter la porte. Tous entrèrent en trombe dans la cuisine.
 
Elle était vide.
 
La fumée s’échappait des trois grandes marmites à soupe et lui aussi s’était échappé comme une fumée.
 
Encore une fois, par où était-il passé ? Cette pièce ne communiquait absolument avec rien (hors la cambuse d’où l’on sortait). Pas de hublots donnant sur la mer. L’éclairage était fourni par de gros verres donnant sur le pont supérieur et qui étaient criblés de balles et qui ne pouvaient livrer passage à un homme à cause des croisilles des armatures de fer. Et puis, encore là-haut, il y avait des hommes !
 
Où était-il ?
 
On entendit soudain la voix de la Ficelle qui criait :
 
« Par ici !… Par ici !… Le voilà ! le voilà ! »
 
En un clin d’œil cuisine et cambuse se vidèrent et tous coururent derrière la Ficelle, qui courait aussi, lui, comme un fou, le long des couloirs, se jetant dans un escalier, dégringolant, s’affalant, relevant la tête et disant à ceux qui l’entouraient, avec un désespoir comique :
 
« Je l’ai vu !… Ah, je l’ai vu !… Tenez, il a disparu par là ! Pour sûr, c’est le diable ! »