c06 - Les cages flottantes

Le timonier venait de piquer les quatre coups doubles de minuit quand le commandant Barrachon rentra chez lui. Il s’assit à son bureau et se mit en mesure de reprendre où il l’avait laissé l’exceptionnel rapport des exceptionnels événements survenus au cours de cette extraordinaire traversée. Il sortait de l’infirmerie, où il était allé rendre visite aux gardes-chiourme éclopés par les balles de Chéri-Bibi, et, après s’être arrêté quelques instants au chevet de sœur Sainte-Marie-des-Anges, qui délirait, il avait hâte de noter d’une façon précise les événements de cette fatale journée. Le temps était beau ; grand calme. Le Bayard, lourd de sa cargaison de bandits, continuait « en paix et silence » sa route vers les îles du Salut. Après les tempêtes récentes – celles du ciel et celles du bord – c’était une chose si rare et si appréciable que cette sérénité inattendue, que le commandant qui s’était déjà penché sur sa table pour écrire, releva la tête en soupirant, comme s’il sortait d’un mauvais rêve.
 
Mais il resta là, bouche bée, et les yeux grands ouverts, en apercevant soudain, en face de lui, une sombre figure qui lui souriait.
 
« Chéri-Bibi ! »
 
Et il bondit.
 
Mais tout de suite il retomba sur son fauteuil. La sombre figure se penchant au-dessus du bureau lui avait glissé entre les deux yeux le canon d’un revolver. Et elle ne souriait plus. Il tâta sa poche. Il était désarmé. On l’avait volé. On avait tout prévu. Et l’on était entre lui et la porte. La figure se reprit à sourire :
 
« Bien sage ! Pas un cri ! Fatalitas ! »
 
Sur quoi le sinistre visiteur s’assit sans qu’on l’en priât et dit :
 
« Monsieur, je suis un honnête homme ! »
 
Cette déclaration faite, il se tut comme s’il réfléchissait profondément à ce qu’il venait de dire, si bien qu’il crut devoir, après quelques instants, ajouter :
 
« Où je l’ai été ! »
 
Mais cette formule sembla le replonger dans un abîme de cogitations d’où il ressortit pour dire encore :
 
« Où j’aurais pu l’être… Fatalitas !… »
 
Le commandant, le voyant si tranquille, fut gagné par cette tranquillité. Il écouta et regarda. Il avait déjà vu cette face effarante mais il ne la connaissait pas. Il ne l’avait encore regardée qu’avec dégoût ou épouvante. Il la considéra avec curiosité : la tête était large et carrée, la bouche grande et lippue, le nez court et fort, les oreilles formidables, les yeux petits, ronds et extrêmement perçants, à l’affût au fond de l’arcade sourcilière dure et touffue ; les cheveux tondus réglementairement laissaient voir le dessin du crâne où Gall et Lavater auraient facilement découvert les protubérances de l’affectionnivité, du courage et de la destruction, qui peuvent également convenir à un vagabond spécial qui défend sa petite amie jusqu’à la mort ou à un général qui aime bien sa mère.
 
Il y avait de tout dans cette figure-là. Son front étendu et tourmenté était capable de grandes choses, mais les rides verticales situées à la racine du nez dénotaient les idées de haine et de vengeance. On sait que les yeux ronds, petits et perçants, marquent la finesse, la ruse et des dispositions à la malice et à la satire. À côté de cela, le nez obtus et court appartenait à un esprit simple et facile à duper. Le menton était terrible, mais la bouche, avec ses lèvres charnues, grosses et légèrement entrouvertes présageait de la bonté et de la franchise. Et l’impression d’ensemble prodigieusement inquiétante qui se dégageait de cette vision venait justement de ce que l’on n’avait pas d’impression d’ensemble.
 
On ne savait à quoi se fier sur ce visage-là ! Peut-être avait-il eu autrefois une unité que la tondeuse, en lui enlevant son cadre naturel, avait fait disparaître. Si Chéri-Bibi avait eu une barbe en fourche et des cheveux longs, il eût ressemblé à un apôtre un peu rustique ; avec des favoris, à un larbin de grande maison qui a assassiné son maître.
 
Peut-être avait-il eu une beauté. Satan, avant sa chute, était le plus beau des anges.
 
Et par-dessus tout cela, il aimait à rire et à avoir l’air de rire. Alors il était hideux !
 
« Fatalitas ! reprit l’homme, voilà mon ennemie. Elle ne me lâche pas. Si vous saviez ce que j’ai eu de déveine dans la vie, c’est à n’y pas croire ! Mes compagnons de cage se plaignent de n’avoir pas réussi. Mais moi, alors, qu’est-ce que je dirais ? À propos, on me traite d’anarchiste ; je tiens absolument à déclarer au début de cet entretien que je ne suis pas anarchiste du tout ! Moi, monsieur, je trouve la société, telle qu’elle est, très bien faite. Et mon désir a toujours été de m’y faire une humble et honorable place ! Le malheur est que je n’ai jamais pu y arriver !
 
« Fatalitas ! J’ai lu Kropotkine. Son système ne tient pas debout, et quant à Karl Marx, je préfère vous dire tout de suite que je regretterais toute ma vie les efforts que j’ai dû faire pour m’accaparer le bien d’autrui, s’il m’avait fallu le partager de force avec des gens que je ne connais pas !… J’aime à faire la charité, c’est entendu, mais il ne faut pas me mettre le couteau sur la gorge !… Les rôles seraient renversés !… Ni anarchiste, ni collectiviste !… Faut qu’on le sache une fois pour toutes ! Et si vous désirez être renseigné sur ce que je suis, eh bien, je vais vous le dire, moi, monsieur, je suis capitaliste ! Enfin, vous me comprenez, je ne demande qu’à le devenir !
 
« Ce qu’il y a de tout à fait surprenant dans mon affaire, c’est l’entêtement avec lequel les anarchistes qui me défendent et les juges qui me poursuivent s’entendent pour me faire de la peine ! Je ne suis pas un anarchiste, je dirai plus, et je suis sûr que si vous me connaissiez mieux, mon cher commandant, vous seriez tout à fait de mon avis : Je ne suis pas un mauvais esprit !… Jamais il me viendrait à l’idée, par exemple, d’écrire un livre comme Petit-Bon-Dieu sur la Réforme de la magistrature. Les juges font ce qu’ils peuvent et on aurait tort d’oublier que ce sont des hommes comme nous ! Je veux bien que, de temps à autre, il y en ait un qui ne se conduise pas bien ! C’est dommage, mais c’est inévitable et ce n’est certainement pas parce qu’un vitrier aura assassiné sa belle-mère qu’il nous sera permis de dire que tous les vitriers sont des coquins !
 
« Tenez, puisque nous parlons des juges, je vous dirai que je ne leur en veux même pas de leurs erreurs, parce qu’il est humain de se tromper ! Et cependant, monsieur, l’homme qui vous parle ainsi et qui est inscrit sur le registre de la chiourme sous le numéro 3216 est innocent !
 
« Vous avez l’air étonné, et je vous accorde qu’il y a de quoi ! Mais c’est la vérité du bon Dieu, comme dit ma sœur !…
 
– Voulez-vous un verre d’eau ? demanda le commandant.
 
– Non, merci. Trop aimable, ne dérangez personne pour moi. »
 
Le commandant s’inclina. Quelle était donc la singulière et formidable comédie que se jouaient ces deux hommes ? Le commandant, en ce qui concernait Chéri-Bibi, se le demandait. « Il doit avoir intérêt à gagner du temps, se disait-il, et comme c’est un criminel du genre cynique, il cherche à m’épater ! » De fait, Chéri-Bibi faisait le beau. Et faire le beau, pour Chéri-Bibi, c’était réaliser l’abominable. Il fallait l’entendre dire : « Je suis innocent !… C’est la vérité du bon Dieu ! comme dit ma sœur. » Ce « comme dit ma sœur » à propos du bon Dieu, défiait l’univers. Il continua à s’expliquer :
 
« Quand je dis : « Comme dit ma sœur », je ne veux pas faire entendre que ma sœur croit à mon innocence, mais elle croit au bon Dieu. Moi, monsieur, je n’y crois pas ! Élevé de bonne heure dans des principes qui me permettent de m’en passer, je n’ai même pas cette chance dernière de savoir exactement à qui m’en prendre de tous mes malheurs. Ah ! monsieur, si « le nommé Dieu », comme on dit à l’école, existait, il passerait avec moi, je vous prie de le croire, un fichu quart d’heure. Il ne me reste qu’une chose pour expliquer mon cas, qui vaut la peine vraiment qu’on s’y arrête, une seule chose, et c’est une sacrée femelle : j’ai nommé la Fatalité. Monsieur, vous voyez devant vous une victime de la fatalité. Fatalitas ! J’étais bon, je suis mauvais. J’étais doux, je suis terrible. J’étais aimant, je hais. Monsieur, je vais vous raconter mon premier crime, et vous me plaindrez tout de suite. Mon premier crime dépasse en déveine tout ce qu’on peut imaginer. Et c’est pourtant bien simple. Voici :
 
« Je suis né à Dieppe, de parents pauvres, mais honnêtes. Mes parents étaient les serviteurs d’une ancienne et respectable famille. Mon père était le jardinier de la maison et ma mère en était la concierge. Ils habitaient un petit chalet à la grille du parc. Je n’ai rien à cacher. Je dirai les noms. Je m’appelle Jean Mascart et nos maîtres avaient nom Bourrelier, vieille famille démocratique, armateurs extrêmement riches, qui étaient, du reste, très ennuyés d’avoir un nom aussi commun que celui-là ; M. et Mme Bourrelier et Mlle Bourrelier et Bourrelier fils qui faisait la noce à Paris.
 
« L’été, ils habitaient une grande propriété sise à Puys, à quinze cents mètres de Dieppe tout au plus, sur la route. La demoiselle s’appelait Cécile, mais tout le monde lui donnait le doux nom de Cécily, et tout le monde l’aimait. On ne pouvait, du reste, la voir sans l’aimer. Moi, qui n’avais à cette époque que quinze ans (elle en avait dix-sept) j’en étais féru. Oh ! le plus innocemment et le plus respectueusement du monde, car, à ce moment, j’avais un cœur d’or mais une cervelle assez tranquille qui me faisait voir les choses à leur place : et celle qu’occupait Cécily était si haute au-dessus de mon humble condition que je ne me permettais aucun espoir ridicule. J’aimais et voilà tout !
 
« Mon seul bonheur était de regarder Cécily. Je n’y manquais jamais. Pour avoir cette occasion tous les jours, j’avais renoncé à ma vocation, qui était, paraît-il, d’être géomètre. Oui, mon maître d’école trouvait que j’avais du goût pour la géométrie. Alors mon père – un esprit simple, qui ne cherchait pas midi à quatorze heures – avait dit :
 
« – C’est bien, nous en ferons un géomètre. »
 
« Mais il fallait pour cela me mettre en pension à Rouen. Jamais je n’y eusse consenti. Quitter Cécily, plutôt mourir ! Cependant, j’étais en âge de prendre un parti. Il le fallait. Alors, un jour, je dis à mon père : « Papa, tu ne sais pas ce que je serai ? Je serai boucher ! Oui, je sens que j’ai du goût pour la boucherie ! »
 
« Je ne lui disais pas cela en l’air. Plus d’une fois, je m’étais arrêté à la devanture des bouchers, sans avoir l’intention de rien acheter, mais simplement pour voir, pour comprendre. Toute cette belle viande saignante, bien fraîche, m’attirait. J’enviais un de mes petits amis, qui était garçon boucher, et qui pouvait la tripoter tous les jours.
 
« Quelquefois, il m’emmenait à l’abattoir, et c’était plaisir de voir comme il coupait la gorge du veau d’un seul coup de couteau appelé « le saigneur ». J’avais des frissons qui ne me déplaisaient point quand il manœuvrait cet énorme couteau, grand deux fois comme un couteau à découper, et qu’il m’expliquait comme il énervait la bête, et comment il ne fallait pas avoir « le double mouvement », c’est-à-dire qu’il fallait éviter de revenir dans la blessure, comme feraient les profanes. Alors on hacherait la viande, et ça serait de la propre ouvrage !
 
« Après, il me montrait comment on fait pour « fleurir » la peau du ventre du veau, avec la lancette ; moi qui avais aussi du goût pour la géométrie, j’aurais bien voulu, comme lui, faire des dessins sur la peau du ventre du veau, des ronds, des carrés et des losanges ; et aussi il faisait des cœurs, des flèches et des fleurs. Qu’on ne dise pas qu’on est matérialiste dans la boucherie, car enfin rien ne les force, n’est-ce pas, à dessiner des fleurs sur la peau du ventre du veau !
 
« Ainsi le goût me vint-il de cet état de tout repos, honnête et qui laisse le plus souvent d’appréciables bénéfices. Mon père ne s’opposa point à ma carrière et même il fut tout de suite content quand je lui dis que c’était pour entrer comme apprenti dans une boucherie du Pollet (faubourg de Dieppe, près de Puys) qui justement fournissait la viande des Bourrelier.
 
« J’avais bien préparé mon affaire ; je savais que c’était moi qui apporterais la viande à Puys et j’étais sûr de voir Cécily tous les jours, car sa mère en avait fait une excellente ménagère, et c’était elle, le plus souvent, qui recevait les fournisseurs. Ainsi arriva-t-il, et je vous prie de croire que je ne la volais pas sur la marchandise. Je m’arrangeais toujours de façon à lui apporter les meilleurs morceaux et ce n’est pas moi qui aurais essayé de lui passer du faux-filet pour du filet ou de la tranche pour du rumsteck ! Enfin j’avais grand soin, quand je lui apportais du veau, de le dessiner moi-même, et je vous prie de croire que M. Bouguereau, avec son pinceau, n’aurait pas dessiné de plus beaux veaux que moi avec ma lancette !
 
« Monsieur, je vous donne tous ces détails parce qu’il m’a plu de m’étendre un peu sur l’époque la plus charmante de ma vie. Je me vois encore, le tablier bien propre relevé avec soin sur ma cuisse et pris par un coin de ma ceinture, l’aiguiseur au côté, et le veau dans mon panier, accourir sur ma bicyclette au-devant de Cécily. Je laissais ma bicyclette à la porte du chalet habité par mes parents, et après avoir embrassé ma bonne mère et ma charmante sœur qui, à cette époque, s’appelait Jacqueline, comme tout le monde, je me dirigeais, le cœur battant, dans les allées du parc. Si quelquefois je m’arrêtais le souffle court, haletant, c’est que j’avais entendu glisser sur la pelouse les petits pas de fée de Cécily. Monsieur, qu’elle était belle ! Quelle grâce ! Quelle modestie !
 
« Et puis, elle était fraîche comme une pomme d’api et joyeuse comme une alouette, par un beau rayon de soleil ! La voir, c’est tout ce que je demandais ! Mourir pour elle, c’est tout ce que je désirais ! Et nul ne connaîtrait jamais le mystère de mon cœur ! Voyez, monsieur, ma voix tremble encore quand je me rappelle ces instants divins. Elle avait une façon de me demander : « Eh bien, mon ami, la viande est-elle bien persillée aujourd’hui ? » Si elle était bien persillée !… Je rougissais ; elle s’en apercevait, me disant en souriant :
 
« – Tu resteras donc toujours aussi godiche, mon pauvre garçon ! »
 
« Et elle me prenait elle-même, avec ses jolis doigts parfumés, elle me prenait elle-même la marchandise ! Oh !…
 
« Et alors, monsieur, voici comment le crime arriva et comment je fus arrêté et condamné. Vous allez voir. Certes j’avais commis le crime, mais j’étais innocent ! C’est un événement dont, après tant d’années passées, je ne suis pas encore revenu. Il faut vous dire tout de suite que le père de Cécily, l’armateur riche à millions, était un vieux saligaud. Il avait remarqué ma sœur. Pauvre Jacqueline, qui était pieuse comme une prière d’innocence et certainement la plus vertueuse du canton ! Les mères la citaient pour exemple à leurs filles et le curé l’aurait choisie pour rosière si cet usage eût survécu dans notre pays aux ruines de l’ancien temps !
 
« Je n’ai rien à cacher de cette lugubre histoire qui est connue de tout Dieppe, où ma sœur vivait encore ces temps derniers, au milieu du respect de tous et de l’amitié dévouée des religieuses de l’hôpital qui l’avaient accueillie avec tant de joie.
 
« Par quel stratagème ce vieux bandit de Bourrelier parvint-il à séduire Jacqueline ? Moi, j’ai toujours cru la petite, qui affirmait que Bourrelier l’avait endormie après l’avoir attirée dans ses bureaux déserts de Dieppe, un dimanche, après vêpres. Monsieur, il en résulta que ma sœur faillit mourir et qu’il y eut des explications terribles entre mon père et Bourrelier, lequel, bien entendu, nous jeta tous à la porte. Je fus même mis à la porte de ma boucherie qui voulait garder la clientèle. Mais je retrouvai une place ailleurs, et ma sœur entra en religion.
 
« Cependant je revoyais toujours Cécily, car, pour ma nouvelle maison, j’allais porter ma viande à Puys, au château des Roches-Blanches, qu’habitait dans la belle saison le marquis du Touchais et sa famille, amie de la famille Bourrelier. La marquise était une bien bonne personne qui sortait toujours accompagnée de la vieille Reine, sa dame de compagnie. Elles vivent encore toutes les deux, je le sais, car vous pensez bien que tant qu’on ne m’aura pas coupé le cou, c’est pas fini toutes ces histoires-là, bien qu’il y ait quinze ans que ça a été jugé !
 
« Le marquis avait un fils, le comte Maxime, un jeune homme qui faisait la noce à Paris avec le fils Bourrelier. Tous deux venaient dans leur famille, à la belle saison, et amenaient souvent un ami qui habitait alors chez les Bourrelier. Cet ami s’appelait Georges de Pont-Marie et était vicomte. Les fils continuaient à se voir à Puys et des relations très suivies s’étaient établies entre le château et la villa. Cécily allait souvent avec sa mère au château et ainsi je pouvais la contempler à mon aise.
 
« Je ne la reconnaissais plus. Elle était d’une tristesse qui me faisait peine à voir, même si je songeais que cette tristesse avait peut-être pour origine la terrible aventure de ma sœur qu’elle aimait beaucoup. Les trois jeunes gens essayaient en vain de la distraire. Son père lui-même, l’infâme Bourrelier, ne parvenait point à la faire sortir de sa mélancolie, même avec des menaces.
 
« Un jour, je l’entendis qui la malmenait assez durement. Je m’éloignais tout de suite, car je sentais que je ne resterais peut-être pas longtemps maître de moi. Du reste, j’évitais toujours de rencontrer le père Bourrelier, car j’aurais bien fait un malheur. Et c’est une chose que je voulais éviter par-dessus tout, à cause de mon amour pour la fille. Or, j’appris à quelque temps de là la raison de ces scènes : le père Bourrelier voulait avoir une fille comtesse ! et, un jour, marquise !… Oui, il voulait la marier malgré elle à Maxime du Touchais !
 
« Le vieux marquis du Touchais était, bien entendu, avec lui, car il n’avait plus le sou et les Roches-Blanches étaient hypothéquées, ainsi que tout ce qui restait aux Touchais de leurs vieilles terres normandes, au-delà de leur valeur ! Tout ce qui se manigançait là autour de ma pauvre Cécily était du propre ! J’en avais le cœur soulevé d’autant plus que je savais que la pauvre enfant avait toujours espéré se marier avec un de ses cousins, le petit Marcel Garavan, qui faisait alors son premier voyage au long cours.
 
« Pendant quinze jours, je vis Cécily tous les jours, et, tous les jours, elle pleurait. J’en étais moi-même malade. Elle avait, du reste, déclaré à son père qu’elle préférait mourir plutôt que d’épouser Maxime du Touchais ; et tout le pays déjà savait cela : on la plaignait, car on connaissait Bourrelier et l’on savait bien qu’il ne céderait jamais.
 
« Or, un soir à la mi-septembre, je revenais des Roches-Blanches sur ma bicyclette quand j’aperçus soudain au-dessus de la falaise deux hommes qui se battaient. Ils s’étaient pris à bras-le-corps et ils faisaient de tels mouvements que je ne comprenais pas comment ils n’étaient pas encore tombés dans la mer. Je lâchai ma bicyclette, car il me fallait courir à travers champs, et alors j’entendis distinctement une voix qui râlait : « Au secours !… Au secours !… À l’assassin ! » Et je reconnus cette voix.
 
« C’était celle du père Bourrelier !
 
« En dépit de la nuit qui commençait à être bien épaisse, je pus me rendre compte immédiatement de la situation. Bourrelier tournait le dos à la mer et était bien près d’arriver au bord de la falaise ; l’autre, qui était parvenu à se dégager, le poussait en se retenant d’une main à un poteau télégraphique. Il avait donc le dos tourné de mon côté et je ne pouvais voir sa figure.
 
« Il n’y avait pas à hésiter. Je me précipitai et agrippai mon homme par les reins, en lui criant : « Vas-tu le lâcher, assassin ! » Il me répondit sans se retourner par un coup de pied terrible sur le gras de la jambe. Je poussai un cri de douleur et, saisissant le couteau que j’avais ce soir-là à la ceinture, je lui en portai un coup terrible dans le dos. Monsieur, il faut vous dire que je revenais de l’abattoir et que j’avais sur moi « le saigneur », que je devais donner à aiguiser au Pollet. Vous pensez quel coup je devais donner avec ce couteau-là !
 
« Le malheur fut que, dans le moment même, le père Bourrelier, qui était arrivé à reprendre l’assassin par la taille, l’avait retourné, d’un coup, du côté de la falaise, lui faisant lâcher le poteau télégraphique, de telle sorte… de telle sorte, comprenez-moi bien, que c’était maintenant le père Bourrelier qui me présentait le dos, et que c’est dans le dos du père Bourrelier que mon couteau entra, comme dans du beurre, mon cher monsieur !
 
« Il ne fit même pas ouf ! Il s’affala à mes pieds. Il était mort.
 
« J’avais tué celui que je voulais sauver !
 
« Qu’est-ce que vous dites de ça ? Croyez-vous que c’est de la déveine ? Et quand je vous affirmais que j’avais la fatalité contre moi, est-ce que je mentais ? est-ce que j’exagérais ?
 
« J’avais tué le père de Cécily ! Je m’enfuis comme un fou du côté de Dieppe, pendant que l’autre s’enfuyait également comme un fou du côté de Puys. Le cadavre était resté sur la falaise, avec son couteau planté dans le dos.
 
« Avant d’arriver au haut de la côte du Pollet, je réfléchis que si je ne lui enlevais pas le couteau du dos, on finirait bien par savoir que c’était moi qui avais porté le coup. Alors je m’en revins, mais je ne retrouvai plus le cadavre. Il était déjà parti ! Un passant l’avait déjà découvert ? L’éveil était-il donné ? Je ne pouvais le penser, car il y aurait déjà eu du monde sur la falaise et du remue-ménage tout le long de la côte du Puys.
 
« Alors, quoi ? C’était l’autre qui était revenu et qui avait sans doute jeté le cadavre sur les rochers. Mais qu’est-ce qu’il avait fait du couteau ? Je ne trouvai pas plus de couteau que de cadavre. La situation, pour moi, était terrible.
 
« Dans le même moment, je m’aperçus que j’avais perdu mon tablier… mais où l’avais-je, perdu ?… je courus en tous sens, sans le retrouver… Il faisait nuit. J’étais comme fou…
 
« Je n’avais plus qu’un seul espoir : celui de retrouver l’homme qui s’était battu avec le père Bourrelier. Et je descendis vers Puys, évitant toute rencontre, me rejetant dans les champs, ou me cachant derrière une haie, quand j’entendais un passant.
 
« Je n’avais remarqué qu’une chose chez l’homme, c’était son grand chapeau gris. Ce chapeau, il l’avait enfoncé jusqu’aux sourcils et le bord en était rabattu sur ses yeux. Enfin les péripéties de la lutte et l’épaisseur des ténèbres m’avaient empêché d’en voir davantage. Je n’aurais pu le reconnaître qu’à son chapeau et aussi peut-être à sa taille. Il était grand, élancé, et il m’avait montré en fuyant qu’il était fort alerte.
 
« J’errai autour de l’hôtel, des auberges, des villas, et cela une grande partie de la nuit, épiant les rares ombres qui se dressaient devant moi. Enfin je rentrai à Dieppe, dans un désespoir bien compréhensible, mais je n’osai revenir ni à la boucherie ni chez moi. Je passai la nuit dans les champs, du côté de la gare. Le lendemain matin, je me dirigeai de bonne heure sur le Pollet. Devant la boutique de mon nouveau patron, une foule était assemblée et je distinguai à la porte deux agents. Je pris aussitôt la poudre d’escampette, et allai me réfugier du côté de Biville, dans un trou de la falaise, qui avait jadis servi d’asile à Georges Cadoudal. C’était un brave. Salut à sa mémoire ! J’y restai tout le jour, persuadé qu’on me cherchait, et ce n’était, hélas ! que trop vrai.
 
« Le soir, je quittai mon trou, car j’avais une faim de loup. Je parvins à chiper, à la devanture d’une mercerie de Biville, un morceau de gruyère qui se trouvait là, dans un journal. Le hasard avait fait de moi un assassin, les conditions de ma nouvelle existence faisaient de moi un voleur ! J’étais complet, et je n’avais pas seize ans !
 
« Joli début ; mais attendez, ça n’est pas fini. J’ai gardé le plus beau pour la fin !
 
« Le journal qui enveloppait le gruyère était une feuille de Dieppe du jour même. Quand j’eus mangé, je le lus derrière l’auvent d’une pauvre ferme isolée, près de laquelle je m’étais glissé dans l’espoir de trouver quelque chose susceptible d’apaiser ma faim, que le fromage de gruyère n’avait nullement satisfaite. Une lumière tremblotante me révéla le titre d’un article que je me rappellerai toute ma vie : « Affreuse vengeance d’un gamin de quinze ans ! » J’étais fixé. Il s’agissait de moi. Et comment !
 
« C’était simple. La veille au soir, à la villa, on avait en vain attendu M. Bourrelier pour dîner. Comme il se faisait tard, Mme Bourrelier, très inquiète, avait envoyé son fils Robert aux renseignements. Celui-ci s’était rendu aux Roches-Blanches, où le marquis, stupéfait, lui avait appris que Bourrelier, à l’heure du dîner, les avait quittés pour rentrer chez lui, par la route de la falaise. Puis le marquis, son fils Maxime, puis leur ami Georges de Pont-Marie et le fils Bourrelier, redoutant un accident, avaient couru à la falaise et là, plus heureux que moi, hélas ! avaient trouvé un tablier de garçon boucher, mais pas de Bourrelier.
 
« Avec des lanternes, ils étaient revenus à cet endroit et ils avaient découvert enfin sur la terre et dans les herbes les traces d’une lutte. Persuadés qu’on avait jeté Bourrelier du haut de la falaise, ils étaient redescendus dans le village et avaient suivi le bord de la grève, ce qui leur était facile, puisque la mer justement était basse. Et ils n’avaient pas été longtemps à se trouver en face du corps de l’armateur.
 
« Ils le transportèrent chez lui, après que le marquis, qui était parti en avant, eut annoncé l’épouvantable malheur à la famille. Vous jugez des cris de la mère et de la pauvre Cécily ! La jeune fille se trouva mal tout de suite et il fallut la porter dans sa chambre. Pendant ce temps, on avait téléphoné à Dieppe. Le commissaire de police accourait avec son secrétaire. L’enquête était vite faite. Coup de couteau dans le dos, tablier de garçon boucher… Le soir même, mon tablier était reconnu par mon patron. Du reste, la marquise se rappelait m’avoir vu sortir des Roches-Blanches quelques minutes après Bourrelier et affirmait que j’avais pris le même chemin.
 
« Pour tous, mon affaire devenait claire comme de l’eau de roche. J’avais voulu venger ma sœur, envers laquelle l’armateur s’était mal conduit (c’était l’expression même du journal). Enfin j’avais profité personnellement de la vengeance, puisque j’avais détroussé le cadavre de celui que j’avais assassiné. On n’avait point en effet retrouvé sur Bourrelier son portefeuille, qui contenait, paraît-il, ce soir-là, plusieurs billets de mille francs. J’étais riche !
 
« Ce qui m’étonnait, par exemple, c’est qu’on n’avait encore retrouvé, nulle part, le couteau ! Ah ! on savait comment il était fait ! On en donnait des descriptions dans le journal qui avait paru ce jour-là avec une édition supplémentaire, à dix heures du matin ! Comment, à dix heures du matin, n’avait-on pas encore retrouvé le couteau, le « saigneur » avec lequel on faisait de si belles blessures sans s’y reprendre à deux fois ! Le journal expliquait encore cela : la blessure ne pouvait avoir été faite que par quelqu’un qui s’y connaissait joliment bien, par un garçon boucher.
 
« Or, ce fameux couteau, je devais le retrouver moi-même la nuit même, et dans des conditions qui ne sont pas banales, je vous assure !
 
« Je venais de replier le journal qui annonçait ma prochaine arrestation, et je retournai à mon trou, assez mélancoliquement, m’estimant à tout jamais perdu. Que pouvais-je faire en effet ? Que pouvais-je dire pour m’innocenter ? Raconter l’histoire de l’homme au chapeau gris ? Le juge aurait haussé les épaules et personne ne m’aurait cru ! Je ne pouvais rien faire ni rien dire tant que je n’amènerais pas moi-même, au juge, l’homme au chapeau gris.
 
« J’en étais encore là ! J’en étais toujours là ! Il fallait le retrouver ! Il me semblait que son allure générale ne m’était pas tout à fait inconnue et que, pendant la saison, j’avais eu quelquefois l’occasion de rencontrer cette silhouette-là, à Puys même. Il fallait ne pas désespérer, retourner tous les soirs, toutes les nuits à Puys et espionner toutes les ombres qui passaient.
 
« J’avais toujours avec moi ma bicyclette. Je la sortis de mon trou, et en route pour Puys. Quand j’entendais quelqu’un devant moi ou que je voyais une lumière, je me rejetais dans les champs et me couchais sur la terre. Or, cette nuit-là, je désespérais encore de rencontrer ce que je cherchais, et après avoir parcouru sournoisement tout le village, j’étais allé m’affaler sur la grève, sous la falaise, quand passa devant moi une silhouette. C’était mon homme !
 
« Ah ! il n’y avait pas à s’y tromper. C’était bien lui !… Je vous prie de croire que mon cœur battait. D’abord, je ne fis pas un mouvement. Je l’observais. Qu’est-ce qu’il faisait à une pareille heure sur la grève ? Il était bien deux heures du matin ! Je le vis qui se dirigeait vers un petit escalier, très étroit, taillé à pic à même la falaise et qui conduisait directement dans le jardin des Roches-Blanches dont j’apercevais la lourde et haute silhouette dominant la mer.
 
« Je ne voulus pas effaroucher mon homme ! Je ne voulais pas le voir s’envoler comme l’autre soir, et, à quatre pattes, je le suivis. Il montait l’escalier ; je restais en bas et j’attendis, pour monter à mon tour, qu’il fût en haut. De temps en temps, il s’arrêtait et regardait autour de lui, écoutant le moindre bruit. Je vous jure que je n’en faisais pas. Enfin il fouilla dans sa poche, y prit une clef et ouvrit la petite porte qui donnait sur le jardin des Roches-Blanches.
 
« Puis il repoussa la porte, la laissant légèrement entrouverte. La lune éclairait parfaitement la scène. On ne pouvait voir notre homme, du reste, que d’une partie assez restreinte de la grève, à cause du renfoncement de la falaise, et comme il n’avait vu personne sur ce coin de grève, il pouvait penser avoir passé inaperçu.
 
« Je gravis à mon tour l’escalier. Arrivé en haut, je poussai la porte et pénétrai dans le jardin. Tout était calme dans le château. Tout semblait dormir. Pas une lumière aux fenêtres. Par où était passé mon homme ? Pour qu’il ne m’échappât pas, je refermai la porte derrière moi, bien sérieusement au verrou. Et j’allai me cacher dans une allée tout près de là, bien disposé à lui sauter dessus et à appeler quand il reviendrait, car il ne faisait point de doute qu’il repasserait par là. Je ne savais pas ce qu’il venait faire dans cette maison, mais cette porte laissée entrouverte m’apprenait de toute évidence qu’il comptait ressortir en paix par là.
 
« Le temps qu’il tirerait le verrou, je serais là, moi ! Et l’on verrait bien ! J’étais déjà fort ; je ne le craignais pas !
 
« Un quart d’heure environ se passa ainsi.
 
« Rien ne semblait avoir bougé dans la maison quand soudain j’entendis une sourde exclamation, comme un cri d’effroi et de douleur, et puis le choc lourd d’un corps sur un plancher. Je m’élançai. Une fenêtre était ouverte au rez-de-chaussée du château. Une ombre se montra précipitamment à cette fenêtre comme si elle s’apprêtait à sauter. C’était lui ! C’était l’homme au chapeau gris !
 
« Je bondis et retombai dans une grande pièce obscure.
 
« Au même moment une porte s’ouvrit et quelqu’un cria : « Qui va là ? Ne faites pas un pas ou vous êtes mort ! »
 
« En même temps on dirigeait sur moi le jet d’une lanterne et je vis un petit gros homme en chemise qui me menaçait de son revolver. Je lui dis : « Ne tirez pas ! je ne bougerai pas ! mais il y a un homme chez vous !…
 
« – Je le vois bien », qu’il me répond.
 
« Et, tout de suite, il se met à faire un chambard de tous les diables et à appeler au secours.
 
« On arrive de tous côtés, tous les gens en chemise. On apporte des lumières, on me reconnaît, on crie : « C’est Chéri-Bibi ! (j’étais déjà connu de toute la contrée sous ce surnom que m’avait donné ma sœur). C’est Chéri-Bibi ! Nous le tenons ! »
 
« Quelqu’un dit : « Il est encore venu pour faire un mauvais coup ! »
 
« Et tout à coup on poussa des cris, des cris !
 
« On venait de découvrir, étendu, baignant dans son sang devant son coffre-fort, le marquis du Touchais.
 
« Il était mort et il avait un grand coutelas planté dans le dos. Ce coutelas, je le reconnus, c’était le mien !
 
« Eh bien, monsieur, qu’est-ce que vous dites encore de ça, hein ? Pas banal, comme cerise ! Avez-vous vu une déveine pareille ? Si vous l’avez vue, faut le dire ! Non ! n’est-ce pas, vous n’avez jamais vu ça ? Fatalitas ! Vous comprenez, moi je ne suis pas victime de Kropotkine ni de M. Tolstoï ; je ne suis pas victime de l’anarchie, des mauvaises lectures, etc. Je ne suis pas non plus victime de mes mauvais instincts, c’est de la blague !… Les circonvolutions du cerveau, comme dit le Kanak, pour moi c’est encore de la blague ! En naissant on a la bosse de tout et la bosse de rien !… le désir de tout et d’autre chose ! Au début, comprenez-moi bien, les instincts et les bosses du cerveau, c’est n’importe quoi ! C’est de la force qui demande à être employée : un point, c’est tout ! Voilà ma théorie. Elle n’est pas compliquée. Seulement cette force, elle ira où on la conduira, pardi, c’est sûr !… Mais qui est-ce qui possède le levier ?… C’est cela qu’il faut savoir !… C’est là qu’il faut regarder !… C’est là qu’est la responsabilité !…
 
« Quelquefois c’est les parents, quelquefois c’est la société. Ça n’est jamais l’enfant !… Le pauvre gosse, lui, ne demande qu’à marcher droit ou de travers ! Eh bien ! qui est-ce qui avait la main sur mon levier à moi ? Ça n’étaient ni les parents ni la société. C’était la fatalité tout simplement ! Ça crève les yeux ! Je la vois ! Toute ma vie je l’ai vue. C’est elle qui me montrait le chemin. Quand par hasard je ne la voyais pas, c’est qu’elle me poussait par-derrière. Fatalitas ! Ah ! la v… !
 
« Vous m’avez compris, j’espère ?… Oui ! tant mieux ! Ça prouve que vous êtes intelligent !
 
« Donc c’était mon couteau !… Vous pensez s’ils m’ont mis la main dessus et comment ils m’ont traité ! Et ce qu’ils m’ont arrangé !… J’avais beau raconter que j’avais poursuivi un homme au chapeau gris, ils me croyaient d’autant moins qu’ayant fouillé toute la maison pour savoir si je n’avais pas un complice, ils n’avaient trouvé personne. Deux mois plus tard, je passai en cour d’assises, et comme j’étais trop jeune pour la guillotine, on m’envoya à Cayenne pour achever mon éducation.
 
« Tout m’était égal du moment que je ne devais plus revoir Cécily. Qu’advint-il de sa jeune destinée ? J’en appris tout le détail après mon évasion et à mon retour en France. Trois jours après la mort de son père, et par conséquent deux jours après celle du marquis, Cécily avait mandé près d’elle Maxime du Touchais. Le jeune homme avait beaucoup perdu en perdant Bourrelier. L’homme qui avait assassiné l’armateur lui avait tué son mariage. Il savait que Cécily ne l’épouserait que contrainte et forcée. Et encore elle lui avait fait entendre qu’elle ne céderait jamais aux instances de son père.
 
« Aussi quelle fut la stupéfaction du jeune marquis lorsque Cécily, immédiatement après l’inhumation de Bourrelier, et dans le cabinet de Bourrelier, et sous le portrait de Bourrelier, lui tendit la main en lui disant : « Monsieur du Touchais, je vous considère comme mon fiancé. Vous avez ma parole. Un malheur épouvantable nous frappe tous les deux ; en vous épousant, j’accomplis la suprême volonté de mon père. » Là-dessus elle le salua et le laissa dans un état à peu près comateux. Ce jeune snob, comme on dit aujourd’hui, ne parvenait pas à comprendre du premier coup comment une jeune fille qui repousse la volonté de son père vivant l’accepte, le père mort. La pensée du sacrifice de ce jeune cœur sur la tombe paternelle dépassait trop le champ de son intelligence pour qu’il pût y atteindre une seconde, et si on lui avait dit que le père Bourrelier avait menacé de sa malédiction, le jour même de sa mort, son enfant récalcitrante, cela non plus n’eût pas été suffisant pour lui expliquer la conduite de Cécily. Pour lui, la malédiction paternelle devait être une de ces vaines formules héritées d’une littérature un peu rococo qui avait cessé d’avoir cours. Il accepta donc son bonheur sans le comprendre, et, le deuil fini, on alla chez le maire et chez le curé, sans avoir oublié le notaire, bien entendu.
 
– Comme vous vous exprimez bien ! » constata le commandant, qui n’avait garde d’interrompre l’orateur, mais qui désirait lui prouver, de temps à autre, qu’il était à la conversation. (En réalité, tout en écoutant ce passionnant récit, Barrachon ne cessait de se demander : « Comment ferais-je bien pour, sans trop de dommage, m’emparer de Chéri-Bibi ? »)
 
Chéri-Bibi continua :
 
« Monsieur, il m’est arrivé plus d’une fois de m’étonner, comme vous, de la correction et de la pureté que, dans certains instants, révélait mon langage, mais en dehors de mes nombreuses lectures, aux heures perdues au bagne, je n’en ai point trouvé d’autre explication que celle-ci : c’est que, dans ces instants-là, ma pensée est tout entière à Cécily, et ne peut se traduire que noblement, par la raison que Cécily a toujours ennobli tout ce qui l’approchait.
 
« Toutefois il nous faudra faire une exception pour cet abominable Maxime du Touchais qui, lui, est passé près de la perfection, sur la terre, sans même s’en apercevoir. Il était trop occupé à remuer des sous. La fortune qu’il avait acquise en se mariant ne lui laissait pas le temps de regarder du côté de Cécily, qu’il négligeait tout à fait, après l’avoir rendue mère. Il a fait construire un yacht magnifique, sur lequel il promène, pendant les vacances, ses compagnons de débauche et ses maîtresses. Ce sont alors des parties extravagantes, des croisières scandaleuses, pendant que la petite pleure là-bas, au fond de son château. »
 
Chéri-Bibi s’arrêta, poussa un profond soupir, et dit :
 
« C’est ici, monsieur, que finit cette histoire. Ma première pensée en rentrant en France, après mon évasion du bagne, avait été, naturellement, de revoir Cécily. Je me dirigeai sur Dieppe, mais servi toujours par une incroyable infortune, je n’étais pas arrivé à Saint-Valéry-en-Caux que j’apprenais que Cécily, profitant de l’absence de son mari, s’en était allée faire un voyage avec son fils, en Angleterre, pour le perfectionner dans la connaissance d’une langue que l’on ne saurait trop recommander aux jeunes gens. Moi, si j’avais su l’anglais, on ne m’aurait pas repincé lors de mon évasion du Dépôt. Mais je ne le savais pas : Fatalitas !
 
« Et maintenant, je ne vous demanderai plus, monsieur, qu’un peu de patience, et vous saurez enfin pourquoi j’ai cru devoir vous imposer le supplice de cette longue confession. La fatalité, monsieur, par la suite, ne cessa de me persécuter. Désireux de réintégrer la vie honnête et bourgeoise, si jeune encore, nullement pourri par la « relingue » à cause de la pensée de Cécily qui m’avait toujours hanté, j’étais plein d’ardeur pour le bien, j’ose le dire. Après avoir accompli de véritables prodiges, en marge de la société, dans l’art du cambriolage bon enfant et de l’escroquerie qui ne fait de mal à personne – car coûte que coûte, n’est-ce pas, il faut bien vivre, c’est la loi de la nature ! – j’avais eu le bonheur d’entrevoir le port de salut. Enfin, j’allais être tranquille !… J’allais être honnête comme tout le monde. J’entrai comme garçon de bureau chez un banquier archimillionnaire.
 
« Eh bien, le croiriez-vous, monsieur ? J’étais tombé chez un anarchiste. Parfaitement, mon bonhomme ne fréquentait que des anarchistes, qu’il recevait tous les jours à sa table ! Il ne lisait que des journaux anarchistes qu’il subventionnait ; après quoi, il estimait sans doute qu’il était quitte avec l’humanité, car il n’était pas large avec les domestiques. C’est lui qui m’a fait lire Kropotkine, c’était son cadeau du jour de l’an… Ça, ça m’a dégoûté. Ce gros ventru – je parle de mon patron – qui gardait tous ses millions pour lui et qui voulait persuader aux autres qu’ils n’avaient le droit de posséder rien du tout ! C’était révoltant, parole d’honneur, et je lui ai flanqué ma démission. Ah ! ça n’a pas traîné !
 
« Or, comme par hasard, la fatalité, qui veillait, voulut que la banque fût dévalisée le lendemain de mon départ par des gars d’attaque qui se réclamaient des théories littéraires de mon ex-patron et qui abattirent sans scrupule les malheureux employés qui avaient la garde de la caisse. Dès le début de l’enquête, le patron parla de moi. J’étais parti trop à point pour ne pas savoir ce qui allait se passer. De là à imaginer que je n’étais venu dans la maison que pour donner à mes complices les indications nécessaires, il n’y avait qu’un pas.
 
« On voulut, avant de le franchir, savoir exactement qui j’étais. Et l’on n’y serait peut-être point parvenu sans un nommé Costaud. Qui ça, Costaud ? Mon cher commandant, avez-vous lu Les Misérables ? Oui, vous les avez lus. Eh bien, Costaud, c’est Javert ! Tout simplement.
 
« Costaud avait fait ma connaissance à Dieppe, lors de ce que l’on est convenu d’appeler mon premier crime. Il était alors secrétaire du commissaire de police. Maintenant, il est inspecteur de la Sûreté. Depuis mon évasion du bagne, il n’avait cessé de me poursuivre. Lui et la Fatalité se donnaient la main.
 
« Un soir de janvier brumeux et glacé, je les rencontrai tous deux dans un bureau d’omnibus et déjà ils avaient la main sur moi quand je me rappelai à temps que je disposais d’un petit canif de poche dont je fis cadeau à Costaud. Costaud n’en demanda pas davantage et s’évanouit dans les bras de sa compagne. Il n’en est pas mort et je ne lui en veux pas. Tout de même, Costaud, en recherchant le garçon de bureau de la banque mise à sac, avait rencontré Chéri-Bibi.
 
« Il fut bien entendu, dès lors, que c’était Chéri-Bibi qui avait fait le coup et l’on ne parla plus que de la bande à Chéri-Bibi. Je dus me terrer comme un lapin. Or, je ne commis jamais tant de crimes que lorsque, bien sage et dans mon trou, je ne remuais pas une patte. Cette sacrée bande à Chéri-Bibi faisait des siennes. Elle volait des automobiles, dévalisait des garçons de recette, affolait les populations, enfin accomplissait des merveilles qui me comblaient de gloire. Par instants, quand les clameurs des camelots m’apportaient le nouvel écho du dernier crime de Chéri-Bibi, j’avais envie de sortir de ma mansarde et de leur crier : Assez ! assez ! n’en jetez plus, ma malle est pleine ! Monsieur, il faut en finir, je passerai sur quelques détails sans importance, comme par exemple mes arrestations et mes évasions, pour arriver à la petite bonne. Vous savez bien, Marguerite Berger, celle qui a été coupée en je ne sais plus combien de morceaux !
 
– Dix-sept ! fit le commandant.
 
– Tiens ! je croyais qu’il n’y en avait que seize ! Après tout, c’est peut-être vous qui avez raison.
 
– Même qu’au dix-septième vous étiez tellement impressionné que vous avez été obligé de prendre un bain de pieds de moutarde ! » compléta Barrachon, de plus en plus flegmatique et maître de lui, car, tout bien pesé, il comptait qu’il était impossible au misérable de lui échapper. Au moment où Chéri-Bibi le quitterait et ouvrirait sa porte, il se cramponnerait à lui quoi qu’il arrivât et crierait à la sentinelle de garde dont il entendrait le pas dans le corridor, de tirer, dût-il être le premier à succomber. « Et maintenant, pensait-il, va, mon bonhomme, je t’écoute. »
 
« Ah ! Ah ! le bain de pieds de moutarde ! reprit Chéri-Bibi, vous ne l’avez pas oublié ! Et vous avez cru sans doute à une mauvaise plaisanterie ? Eh bien, non ! c’est la vérité ! Pauvre petite bonne ! Pauvre enfant ! C’était après ma dernière évasion, j’étais dénué de toutes ressources et, mélancoliquement, j’errais autour des abattoirs de la Villette, me disant que si je parvenais jamais à me « reclasser », ce serait dans la boucherie qui était mon état de prédilection, mon vrai métier d’honnête homme. J’avais volé une blouse de louchébem, m’en étais revêtu et je tentais d’entrer en conversation avec les gens du métier qui avaient fini leur journée. Passe un confrère qui avait, à son bras, une petite bonne. Il la traitait si grossièrement que je dus intervenir et le prier de se mieux conduire avec le sexe pour l’honneur de la corporation.
 
« J’avais dit ça gentiment, sans penser à mal. Il voulut m’administrer une volée. C’est lui qui la reçut, et la petite bonne, qui craignait d’en recevoir une à son tour, me pria de l’accompagner chez elle. Elle s’appelait, me dit-elle, Marguerite Berger et habitait avenue de Saint-Ouen. C’était loin, mais on est galant homme.
 
« Chez elle, comme elle continuait à avoir peur de son amoureux, elle me demanda gentiment de ne point la quitter avant l’aurore. Je partis tout de suite, estimant en avoir assez fait pour la protection de l’innocence et n’aimant point à m’attarder, par le temps qui courait, dans des endroits dont je n’avais pas eu le loisir d’étudier la géographie.
 
« Le lendemain matin, on trouvait chez elle Marguerite Berger en dix-sept morceaux. Eh bien, je n’y étais pour rien, moi ! La veille au soir, je l’avais laissée tout entière ! Son ami, le boucher, l’avait certainement mise dans cet état, après une vilaine scène de jalousie. Naturellement Costaud là-dessus arriva, et, en voyant les morceaux, s’écria : « Ça ! c’est de l’ouvrage à Chéri-Bibi ! »
 
« Le concierge, qui m’avait vu monter la veille, au bras de la petite bonne, donna mon signalement. L’affaire était dans le sac ! J’apprenais toujours mes assassinats par les journaux. Cette fois-là encore ça n’a pas manqué et je faillis en avoir un coup de sang ! Et voilà comment j’ai pris un bain de pieds de moutarde ! C’est pas sorcier ! C’est alors, monsieur, que dégoûté de la vie et réfléchissant que décidément il n’y avait plus rien de bon pour moi à faire ici-bas, j’allai me mettre docilement sous le nez de Costaud, qui m’arrêta, et que l’on décora de la Légion d’honneur.
 
« Pendant ce temps, les anarchistes trouvaient que j’étais un type épatant, découvraient que j’avais barboté le macchabée d’une vieille marquise pour lui chiper sa broquille et nourrir une nombreuse famille qui mourait de faim : des tas de choses à mon honneur, quoi ! Moi, je voulais bien ! Je ne niais même plus, voyant que ça faisait plaisir au gerbier ; je lui demandais s’il n’en voulait pas encore ! Et en veux-tu, en voilà ! Je ne demandais qu’une chose, c’est que ça finisse. Eh bien, voyez encore là ma déveine : on me trouva une responsabilité mitigée ! Les jurés ont la frousse et au lieu de me trancher la cocarde, on me retient une chambre au Pré ! Moi, retourner à Cayenne ! C’est ça qui m’a enragé !
 
« Cayenne, j’ai juré de ne plus y remettre les pieds, m’entendez-vous, commandant ? Si vous ne m’entendez pas, c’est là qu’il va y avoir du grabuge ! Et ma sœur qu’a fait le voyage pour me catéchiser, ma sœur elle-même n’empêchera rien ! C’est moi qui vous le dis !… J’ai peut-être été un peu long dans mon discours, mais je crois vous avoir démontré que j’étais un brave homme, un brave homme qui n’a pas de chance ! Je suis prêt à devenir un tigre ; mais pas un tigre de la foire, non, une vraie bête à vous dévorer tous.
 
« Il y a là plus de huit cents hommes qui m’obéiront au doigt et à l’œil ! Vous n’êtes pas moitié. On ne fera de vous qu’une bouchée ! Des armes, nous en avons ! Nous en avons ! Enfin soyez persuadé qu’on n’attend qu’un signe de Chéri-Bibi pour tout chambarder. Ça serait déjà fait, monsieur, si je n’avais aperçu un coin de la cornette de ma sœur. Alors ça m’a donné une bonne pensée. J’ai encore eu une fois pitié de mes semblables, et voilà ce que je viens vous proposer : Monsieur, la société a eu tort de me repousser. Sans moi, elle ne sera jamais complète ! (Ricanement formidable de Chéri-Bibi.) Mais j’ai ma fierté maintenant, c’est moi qui n’en veux plus ! (Il parle sérieusement.) Vous pouvez donc être tranquille. La main sur la conscience, j’ vous promets de ne plus retourner embêter mes concitoyens.
 
« Qu’est-ce que je demande ? Nous ne sommes pas loin de l’Afrique. Un petit coup de barre, et ça y est ! Un canot à la mer, et me voilà débarqué dans un pays tout neuf. On dira une fois de plus que Chéri-Bibi s’est sauvé, et vous ne serez pas déshonoré pour ça. Et moi, monsieur, je pourrai me refaire une existence chez les sauvages… Le programme vous va-t-il ? Qu’est-ce qu’il vous coûtera ? Un peu de viande salée et des biscuits, un tonneau de brandevin – il faut pouvoir se refaire des forces dans la brousse – et une barrique d’eau. Si ça « colle », dites-le ! Vous n’aurez plus rien à craindre de Chéri-Bibi. Ni vous ni personne !
 
« Chéri-Bibi parti, tout rentre dans l’ordre ici, car ils ne peuvent rien faire sans moi. Si vous hésitez, prenez garde ! Je ne suis pas méchant, mais je vous ai prouvé tantôt, dans la cambuse, que lorsqu’on m’attaque, je me défends ! »
 
Il attendit.
 
Le commandant ne répondait pas et semblait réfléchir, en dessous. Chéri-Bibi s’impatienta :
 
« Eh bien, faudrait dire quelque chose ! C’est-y oui ? C’est-y non ?…
 
– Non ! fit le commandant.
 
– Fatalitas ! » fit Chéri-Bibi.