C07 - Les cages flottantes
Les deux hommes étaient debout, séparés par la table. Depuis quelque temps, le commandant n’entendait plus le pas de la sentinelle dans le corridor, et cela l’inquiétait. Comment cette sentinelle avait-elle laissé passer le bandit ? Grâce à quel stratagème celui-ci était-il parvenu jusqu’à lui ? Comment comptait-il s’échapper ? Chéri-Bibi, le revolver tendu vers Barrachon, gagnait insensiblement du côté de la porte. Il allait l’atteindre. Barrachon eut un mouvement brusque de côté. Chéri-Bibi lui mit le revolver entre les deux yeux.
« Ne bougez pas tant que je n’aurai pas ouvert la porte, lui dit-il, ou je vous tue comme un lapin ! »
Alors le commandant eut l’explication de la grande tranquillité de l’homme pendant son discours. Chéri-Bibi avait la clef du salon dans sa poche. Le commandant ne bougea plus en effet tant que la porte ne fut pas entrouverte, car, enfermé seul avec le bandit et sans armes, il ne pouvait avoir aucune chance de le maîtriser. Chéri-Bibi jeta un coup d’œil au-dehors. C’est alors que Barrachon prit son parti. Se baissant tout à coup, il se rua sur le forçat, en appelant à l’aide.
Mais Chéri-Bibi l’avait déjà saisi à la gorge et, le tenant sous lui, râlant, il lui disait :
« Je ne te tue pas parce que je ne suis pas pour les crimes inutiles. Mais si tu en échappes, je te jure que c’est moi qui te déposerai sur la côte, et tout nu comme un sauvage, pour te punir de n’avoir pas exaucé la dernière prière de Chéri-Bibi ! »
Hâtivement il sortit et la porte se referma.
Le commandant se releva, se jeta sur cette porte, mais l’autre avait donné un tour de clef. Barrachon était prisonnier à son bord ! Il appela, hurla, frappa du pied pour être entendu du carré des officiers, qui se trouvait exactement sous son appartement. Et dans l’instant même, le Bayard se remplit d’un tumulte indescriptible, pendant que des coups de feu partaient de toutes parts.
On accourait aux appels du commandant. Ce fut de Vilène qui ouvrit la porte, ayant trouvé la clef sur la serrure.
« Les bagnes se révoltent ! lui cria le second.
– Chéri-Bibi sort d’ici ! » répliqua le commandant qui écumait.
Ils ne perdirent pas de temps à se donner des explications. Sur leur tête, sous leurs pieds, des coups de feu incessants se faisaient entendre. On semblait se battre partout, sans aucune logique.
Les matelots de quart, les surveillants militaires qui étaient de garde couraient, sur les ordres de leurs chefs, prévenir leurs camarades qui se levaient épouvantés. Tout le monde debout et en armes ! Quand on passait près d’une échelle, on entendait le jeune Kerrosgouët hurler ses ordres sur le pont, du côté de l’entrée des bagnes.
Aux échelles conduisant au pont supérieur ils se heurtèrent à une foule qui criait, gesticulait, paraissait affolée. Elle était arrêtée là on ne savait par quel obstacle. Enfin ils finirent par se rendre compte qu’on avait fait disparaître l’escalier. Oui, l’échelle de fer n’était plus à sa place. Elle avait été descellée. Et tout le long du couloir, il en était de même des autres échelles. De sorte que des ponts inférieurs tous se hâtaient et venaient se heurter là pendant que du côté des bagnes la fusillade continuait avec des cris, des hurlements atroces.
Les femmes des surveillants accoururent, elles aussi, avec des clameurs d’écorchées. Devant cet incroyable désordre, le commandant reprit tout son sang-froid et ordonna aux hommes d’aller dans la cambuse chercher quelques caisses avec lesquelles on établit un escalier de fortune.
Déjà des matelots et une dizaine de gardes-chiourme, montés sur les épaules de leurs camarades, avaient pu se hisser à l’extérieur. Mais on perdait un temps précieux. Que se passait-il exactement là-haut ?
Le commandant bondit sur le pont et rejoignit Kerrosgouët, qui, aidé de quelques matelots, traînait le hotchkiss de 37 millimètres jusqu’à l’écoutille par laquelle on pénétrait dans les bagnes. Heureusement que, pour faciliter la surveillance, les ingénieurs qui avaient reçu la mission de transformer cette vieille frégate, comme ils disaient, en transport pour la Guyane, avaient condamné hermétiquement toute autre entrée. Les révoltés allaient se trouver comme embouteillés. L’écoutille était déjà entourée d’un cordon de surveillants militaires qui ne cessaient de tirer à tout hasard dans ce trou obscur, qui, lui aussi, crachait la mort.
La nuit était belle, une magnifique nuit des tropiques, et la lune éclairait suffisamment cette scène de carnage pour que le commandant, en s’approchant, pût distinguer déjà quelques corps étendus sur le pont. Dès la première alerte, l’enseigne avait rassemblé les hommes dont il disposait et avait tenté de pénétrer coûte que coûte dans les bagnes. Vains efforts. Ils avaient dû reculer, et Kerrosgouët avait reçu une blessure au front, dont le sang lui inondait le visage. Il apprit au commandant que là aussi l’échelle n’existait plus. Où les forçats s’étaient-ils procuré des armes ? Le feu était des plus meurtriers. Pas un des trente gardes-chiourme qui avaient la surveillance des cages cette nuit-là n’avait reparu.
Les malheureux avaient dû certainement être massacrés et c’était certainement avec leurs fusils et leurs revolvers que les bagnards répondaient si vigoureusement à l’assaut qui leur était donné par l’écoutille.
À ce moment, le second se précipita vers le commandant en lui annonçant une formidable nouvelle. Les hommes qui n’étaient pas de garde et qu’on avait réveillés en hâte et qui s’étaient précipités sur leurs armes, n’avaient plus trouvé leurs fusils aux râteliers. Il fallait donc en conclure que ces fusils étaient passés aux mains des insurgés, grâce à des complicités qu’on ignorait et qui constituaient un danger nouveau d’autant plus redoutable qu’il était inconnu. Du coup, le commandant pâlit.
Les bandits, bien armés maintenant et certainement amplement fournis de munitions, avaient l’avantage considérable du nombre. Ils devaient être résolus à tout, n’ayant rien à perdre et comptant pour peu la vie de galérien qui les attendait. La partie était bien compromise, si on ne parvenait pas à les massacrer tous, à en faire de la bouillie sanglante au fond des bagnes. De ce trou de l’enfer, sillonné de coups de feu comme le cratère d’un volcan est sillonné d’éclairs, s’élevait déjà, en épais flocons, la fumée de la poudre en même temps que montait le chant de mort des damnés :
Qui qui f’ra sauter tout l’fourbi ?
C’est Chéri-Bibi ! C’est Chéri-Bibi !
Heureusement pour Barrachon, il disposait de deux hotchkiss, l’un de 37, l’autre de 47 millimètres, avec lesquels il allait pouvoir mitrailler cette tourbe.
C’était une veine qu’au dernier moment il eût demandé à tout hasard à la marine de lui fournir ce supplément de défense. En d’autres circonstances, on lui eût ri au nez. Mais on savait que Chéri-Bibi était à bord, et l’on trouva cette précaution toute naturelle. Les peux petits canons étaient arrivés à la dernière minute et avaient été hissés de nuit à bord du Bayard. Le commandant les avait fait mettre provisoirement dans la pavillonnerie, en attendant qu’il leur donnât une place officielle. Puis il les avait oubliés, et cela encore avait été une vraie chance, car si les mystérieux complices avaient su que ces armes redoutables fussent à bord, peut-être seraient-elles entre leurs mains à cette heure.
Après son premier échec, le petit Kerrosgouët, qui les savait là, avait pensé, dans la terrible situation où il se trouvait, à en user. Et les matelots amenaient déjà le second canon auprès du premier : mais Barrachon, prévoyant, arrêta l’élan des hommes.
Un seul des hotchkiss suffirait à cette écoutille, si l’on devait être vainqueur. Au cas où il se produirait des événements qu’il devait prévoir, comme la ruée des forçats dans les autres parties du bord, sur le pont peut-être, il fallait se réserver l’une de ces armes redoutables. Et il fit hisser le hotchkiss de 47 millimètres au-dessus de la passerelle, sur le toit même de la chambre de veille. De là, il commandait, enfilait toutes les superstructures du bâtiment.
Pendant ce temps, on continuait de se fusiller de part et d’autre à la gueule béante des bagnes. Kerrosgouët et de Vilène faisaient dresser leur hotchkiss sur un haut piédestal de fortune d’où il allait pouvoir plonger dans ce trou infernal. Alors, ce trou dégagé, on pourrait sauter là-dedans et ce serait une tuerie sans pitié. Momentanément tranquille de ce côté, Barrachon redescendit dans les entreponts, fit enfermer chez elles toutes les familles, les enfants, toutes les femmes qui pleuraient et clamaient leur terreur et réclamaient leurs maris.
Accompagné d’un peloton de surveillants militaires, il descendit toujours.
Sa grande crainte était d’être pris à rebours par les bandits. Il ne pouvait oublier que Chéri-Bibi était sorti des entreponts du bagne par le trou du cachot aux fers, par l’ancienne soute aux munitions et par une ouverture qui restait encore à découvrir. Chéri-Bibi avait dû retourner par là et il en eut bientôt la certitude en découvrant deux gardes-chiourme qui se tordaient dans les affres de l’agonie. Le chemin du bandit devenait ensuite mystérieux, insoupçonnable. Barrachon se heurtait à des cloisons intactes. Alors il disposa une cinquantaine d’hommes un peu partout autour de l’ancienne soute à munitions de l’avant dans laquelle on ne pouvait plus pénétrer ostensiblement, depuis le travail des ingénieurs, que par les bagnes.
Ses derrières et ses dessous assurés, Barrachon reprit le chemin du pont supérieur.
Le commandant renaissait à l’espoir. La révolte était bien localisée, entourée, cernée. Si l’on ne parvenait pas à pénétrer dans le foyer même de l’insurrection, on finirait bien par l’étouffer. Elle s’éteindrait d’elle-même, faute de munitions et d’aliments surtout. On arriverait à prendre les bandits par la faim et par la soif. Cependant le vacarme grandissait encore. Partout où il passait, si loin allait-il dans les arcanes du bâtiment, celui-ci, autour de lui, grondait du terrible chant des « relingues ». Et les quatre syllabes fatidiques qui auraient pu être si douces, lui arrivaient, farouches comme une éternelle menace : « Chéri-Bibi ! Chéri-Bibi !… »
Quel était donc le pouvoir du crime sur le crime ?… Comme tous ces misérables obéissaient à ce misérable qui se prétendait victime de la Fatalité ! Et lui, comme il les avait entraînés sur ses pas, jusqu’à la mort, car ils allaient mourir ! Quel carnage ! Que de sang ! Des ruisseaux de sang qui allaient couler de ponts en ponts, d’échelles en échelles, de drain en drain jusqu’au fond du grand drain, que le commandant prévoyant ne faisait plus vider, et qui ne rendrait, un jour, par les pompes, que du sang !
Coups de feu derrière les cloisons, cris de rage et d’agonie, chants de damnés ! Oui, la révolte avait éclaté au signal de Chéri-Bibi. Mais comment avait-elle pu avoir lieu ? Encore une fois comment les bandits s’étaient-ils procuré des armes ? Comment étaient-ils sortis de leurs cages, avec la garde double qui ne cessait de les surveiller ? Voilà ce que le commandant, le cœur ivre d’une rage héroïque, ne parvenait pas à s’expliquer.
Et voilà ce qui s’était passé. Cette nuit-là, après le dîner « à la ficelle », Petit-Bon-Dieu avait prié le Rouquin de fouiller prudemment dans son « flac ». La stupéfaction des forçats n’avait pas été petite d’y découvrir une demi-douzaine de revolvers chargés « qui ne demandaient qu’à partir ».
« Mince de rigolos ! » avait fait d’une voix étouffée le bandit, pendant qu’autour de lui les camarades se poussaient du coude et parvenaient difficilement à cacher leur joie. Enfin c’était donc pour cette nuit ! Depuis quarante-huit heures, ils étouffaient d’attendre cette minute-là, ils ne voulaient plus y croire. Et puis, il n’était que temps, si on ne voulait pas que Gueule-de-Bois, descendu aux fers, fût exécuté le lendemain, pour avoir voulu étrangler un « artoupan » !
C’était donc vrai, cette révolte ! Gueule-de-Bois parti et Chéri-Bibi disparu, ils ne croyaient plus à rien. Seul, Petit-Bon-Dieu, qui avait reçu les confidences de Gueule-de-Bois, avait conservé un petit air mystérieux, qui en avait intrigué et rassuré quelques-uns.
Et voilà que, par un mystère incroyable, ils avaient maintenant des revolvers, des armes qui allaient les faire libres ! Ah ! ça leur redonnerait du cœur au ventre, bien sûr ! Or, c’était l’heure du coucher, et il y eut un grand remue-ménage dans les cages, pendant qu’on déroulait les hamacs et qu’on les accrochait pour la nuit.
Petit-Bon-Dieu en profita pour expliquer aux autres, qui attendaient le mot d’ordre, ce qui allait se passer.
D’abord, rien à faire avant que Chéri-Bibi n’eût fait donner le signal du chambardement général ; et ce signal devait être un strident coup de sifflet, qui viendrait du faux pont, dans le courant de la nuit, on ne savait pas exactement à quelle heure. Fallait être patient. Petit-Bon-Dieu croyait pouvoir affirmer que, dans trois autres cages, des armes avaient été également apportées. En tout cas, partout on était d’accord pour agir. On marcherait ensemble. C’était juré. Seulement, fallait pas avoir le « trac », car il y aurait du « raisiné ».
Les autres cages devaient attendre, pour partir en guerre, non pas le coup de sifflet, qui n’était qu’un signal pour Petit-Bon-Dieu, mais le coup de revolver de Petit-Bon-Dieu. Or, lui, Petit-Bon-Dieu, ne tirerait que lorsque la cage serait ouverte.
À quoi le Kanak répliqua que l’on n’ouvrait jamais les cages la nuit, sur quoi Petit-Bon-Dieu dévoila tout le plan, pour donner la confiance. Un poteau lui « donnerait la cale », c’est-à-dire, en manière de plaisanterie, lui décrocherait son hamac pendant qu’il simulerait le sommeil. Il roulerait alors brutalement sur les planches en poussant des cris, des gémissements. Il ne se relèverait pas, il ferait celui qui a une patte cassée. Et alors il faudrait bien qu’on vienne ! Sitôt la porte ouverte, on assassinerait les « artoupans » avant même qu’ils aient eu le temps de savoir de quoi il retournait. Et tous les poteaux se précipiteraient dans le couloir.
Il y avait dix gardiens par couloir et par entrepont, on aurait vite fait de les boucler, de leur faire passer le goût du pain. Alors on leur prenait les clefs et on ouvrait les cages, les cachots, c’était simple ! On délivrait Gueule-de-Bois, l’Africain, tous les poteaux. On était une armée. Et Chéri-Bibi, Chéri-Bibi serait là ! Il sortirait d’on ne sait où, comme le Bon Dieu ! et il apporterait avec lui les fusils, les munitions, tout ce qu’il fallait pour être heureux ! Tout se préparait depuis le commencement de la traversée, on était sûr de réussir ! Pour ce qui était des surveillants militaires qui accourraient sur le pont, il n’y avait pas à craindre leur invasion. L’échelle de la grande écoutille était descellée. Ça regardait Petit-Bon-Dieu qui courrait supprimer l’escalier. On avait pensé à tout ! On était les maîtres de faire ce que l’on voulait ! Seulement, encore une fois, c’était bien entendu qu’on « buterait les flanchards ». Tout le monde y allait de sa peau, à la vie, à la mort !
Le plan parut magnifique aux uns, hypothétique aux autres, impossible à certains qui n’en firent rien paraître, mais tous étaient d’avis qu’il fallait marcher tant qu’on pourrait : même l’Innocent qui en était !
Les forçats ont une façon de communiquer entre eux, de parler, de s’entendre sur les plus petits détails d’un plan d’évasion, et cela sous le nez même des gardes-chiourme qui n’y voient que du feu. Les hamacs étaient à peine accrochés dans toutes les cages, et les hommes étendus sur leur couche ballottante, que tout était déjà entendu, réglé. Chacun savait ce qu’il avait à faire. Et cependant le « coucher », ce soir-là, ressembla à tous les autres « couchers », et les mêmes ronflements, les mêmes râles de bêtes endormies s’élevèrent dans les entreponts pendant que les « artoupans » de garde, revolver au poing, fusil à l’épaule, faisaient les cent pas entre les cages.
Dix heures, onze heures, minuit. Rien encore ne s’était passé. Les hommes, impatients, se retournaient dans leurs hamacs. l’oreille tendue au moindre bruit et comptant les coups du quart piqués là-haut sur le pont par le timonier. Ces bandits avaient eu trop d’heures d’insomnie pour ne pas être familiarisés avec la sonnerie du bord. À une heure, cinq heures et neuf heures, le timonier frappait un coup double ; à une heure et demie, cinq heures et demie, neuf heures et demie, deux coups suivis d’un coup moins fort ; à deux heures, six heures et dix heures, deux coups doubles ; à deux heures et demie, six heures et demie et dix heures et demie, deux coups doubles et un demi-coup ou quatre gros coups et un petit ; à trois heures, sept heures et onze heures, trois coups doubles ; à la demie, un petit coup en plus. Enfin, à quatre heures, huit heures et douze heures, quatre coups doubles, avec un demi-coup en plus à la demie.
Les huit coups et demi de minuit et demi venaient de sonner quand un coup de sifflet perçant vint réveiller les entreponts. Cela partait de fond de cale et les surveillants se demandèrent ce que cela voulait dire. Ils interrogeaient d’entrepont en entrepont et quelques-uns, pour savoir, s’étaient penchés au-dessus des échelles. Alors, du fond du couloir des cachots, quelqu’un cria que ce devait être Gueule-de-Bois qui avait sifflé, ou l’Africain, car ils étaient enfermés tous deux dans le même cachot, les autres cachots étant pleins ou ne présentant pas assez de sécurité. Comme on n’entendait plus rien, le calme finit par se rétablir chez les gardes-chiourme, qui reprirent leur déambulation accoutumée.
Tout à coup il y eut un certain fracas dans l’ancienne cage de Chéri-Bibi. C’était Petit-Bon-Dieu à qui on avait « donné la cale » et qui roulait sur les planches entre ses grilles, en jurant et en se plaignant lamentablement.
Le garde-chiourme qui était le plus rapproché de la cage s’approcha des barreaux et ordonna au bruit de se taire, sous peine de cachot pour le lendemain matin… Petit-Bon-Dieu gémit plus fort.
« J’ai un bâton de cassé, pour sûr ! j’ai un bâton de cassé !
– On te le raccommodera demain, grogna le garde. Tais ta g… ou je te brûle ! F… nous la paix, s. v. p. ! »
Et comme s’il avait peur, Petit-Bon-Dieu, qui était resté accroupi dans l’ombre de la cage, se tut. Les autres, dans leurs hamacs et dans les cages adjacentes, se demandaient ce qu’il attendait. Bientôt ils furent rassurés, car Petit-Bon-Dieu se reprit à geindre. Il souffrait trop, il voulait aller tout de suite à l’infirmerie. Il avait une patte cassée ! Il déclarait qu’il tuerait celui qui lui avait fait ce sale coup-là. Enfin on n’entendait que lui. Des protestations s’élevèrent de partout. Il n’y avait pas moyen de dormir ! Et les bagnards conseillaient, hargneux, qu’on transportât la « jambe de laine » à l’infirmerie. C’était l’heure de « roupiller » quoi !
Les « artoupans » réclamèrent encore la paix avec des menaces, mais l’autre :
« Je souffre trop ! Je souffre trop ! Ma pauv’ jambe ! J’ veux aller à la fourlourde ! Et puis j’ai la tête démolie, j’ sais pas ce que j’ai, j’ saigne, j’ vais crever, pour sûr !… »
Les gardes vinrent à la grille où il s’était traîné et lui mirent une lanterne sur la figure. Elle était en sang. Petit-Bon-Dieu, pour hâter les choses, venait de s’ouvrir le front avec un couteau.
C’est alors que Pascaud, qui faisait sa ronde, s’arrêta et jugea de l’événement.
« Il saigne. Il dit qu’il a une patte cassée. Faudrait voir à conduire cet homme-là à l’infirmerie.
– Oui, oui, qu’on l’emmène », grincèrent les autres qui paraissaient à bout de patience.
On entendit le bruit des clefs que Pascaud remuait. Il cherchait celle qui ouvrait la cage. Puis un grand silence : le moment décisif approchait. Tout le succès de la révolte dépendait de cette minute-là.
Petit-Bon-Dieu, une main dans la poche de son pantalon, serrait la crosse de son revolver.
Au-dessus des hamacs, les hommes se tenaient prêts à sauter ; mais leur demi-somnolence apparente trompait Pascaud, qui était loin de s’attendre à ce qui allait lui arriver.
Il poussa la porte, suivi d’un garde-chiourme qui, restant sur le seuil, servait la combinaison sans le savoir, en empêchant la porte de se refermer sur-le-champ. Pour plus de précautions, un forçat avait allongé une patte au-dessus du hamac et se tenait prêt à retenir la grille.
Pascaud se pencha sur Petit-Bon-Dieu :
« Allons ! Quoi qu’ t’as ? montre-moi ça ! »
Au même instant, Petit-Bon-Dieu se redressait et lui déchargeait son revolver à bout portant. Ce furent aussitôt des hurlements, d’autres coups de revolver, un bondissement des forçats vers les planches, une ruée contre les gardes-chiourme.
Pascaud avait basculé, peut-être mort sur le coup. Quant à son compagnon, sur le pas de la porte, il n’avait pas eu le temps de faire un geste : une balle l’avait abattu presque dans le même temps, et il allait piquer de la tête dans le couloir.
Dans les autres cages les forçats, qui étaient armés de revolvers, tiraient sur les gardes-chiourme à travers les barreaux et une fusillade générale s’allumait dans les trois couloirs des bagnes.
Épouvantés, ne pouvant comprendre ce qui leur arrivait ni surtout comment les bagnards avaient des revolvers, les gardes tiraient dans les cages en fuyant, en courant comme des fous, s’aplatissant sur les planchers et appelant à l’aide.
Dans la batterie haute, le plan qu’avait dévoilé Petit-Bon-Dieu aux « relingues » était suivi de point en point. Toute la cage de Petit-Bon-Dieu près de la poulaine s’était vidée et les soixante bandits, après avoir jeté bas l’échelle de la grande écoutille, se précipitaient sur leurs gardiens qui succombaient aussitôt sous le nombre.
Une dizaine de ces malheureux râlaient déjà sur les planches, l’autre moitié avait fini par se réfugier de batterie haute en batterie basse jusque sur le faux pont, dans le couloir des cachots, et là se défendait avec l’énergie du désespoir ; mais à ce moment ils furent pris entre deux feux. Et un cri de triomphe épouvantable fut le signal de leur ruine : « Chéri-Bibi ! La Comtesse ! » On ne savait d’où ils arrivaient, mais tous deux bondissaient dans la mêlée comme des démons. La terrible femelle était aussi effrayante à voir que Chéri-Bibi lui-même, à la lueur des falots qui éclairaient sinistrement cet horrible carnage.
Maintenant les quelques survivants demandaient grâce.
Et ce fut Chéri-Bibi qui arrêta le massacre.
« Il nous faut des otages ! Bas les armes ! » commanda-t-il à ceux de la batterie basse.
Et d’une voix qui couvrait tous les autres bruits :
« Qu’on traîne tout ça dans une cage et qu’on les boucle ! »
Chaque cage avait été ouverte avec les clefs trouvées sur les gardes-chiourme et sur Pascaud, et les bandits grouillaient dans le couloir à s’écraser. Ils étaient venus là à la curée. Il fallut que la moitié d’entre eux, que Chéri-Bibi poussait, remontassent jusqu’à la batterie haute, où l’on se fusillait avec plus d’acharnement que jamais avec ceux du pont commandé par Kerrosgouët.
Derrière Chéri-Bibi, Gueule-de-Bois veilla lui-même à ce que tous les corps morts, agonisants, corps de surveillants et de galériens et les derniers gardes-chiourme vivants fussent traînés dans la cage aux financiers. En un clin d’œil, ils furent tous entassés là, pêle-mêle, et l’on « boucla la lourde ».
Tout à coup une voix cria : « Des flingots ! » En effet, des fusils passaient au poing des hommes qui couraient à la batterie haute… et puis, de main en main, glissèrent des paquets de cartouches. Et ceux qui n’en avaient pas coururent à la distribution. Elle se faisait dans le fameux cachot de la Comtesse.
Des mains invisibles passaient les armes et les cartouches par le trou qui avait servi à l’évasion de la compagne du Kanak, et les forçats s’en saisissaient avidement. Les gardes-chiourme qui avaient reçu la consigne de surveiller cette partie obscure du bâtiment, cette soute où avait eu lieu à l’aveuglette la première bataille contre l’ombre de Chéri-Bibi, s’étaient précipités sur l’échelle dès les premiers coups de feu dans les bagnes et avaient tous été massacrés, avec la plupart de leurs camarades, dans le couloir des cachots.
La distribution se faisait donc là sans danger et sans combat. Quand elle fut terminée, deux mains se tendirent hors du trou et une voix pria qu’on voulût bien les tirer sur le faux pont. Alors apparut une pauvre petite tête falote aux yeux candides et à la bouche souriante d’enfant qui vient de faire une bonne farce. Cette tête était couverte du bonnet blanc des aides-cuisiniers, et le corps suivit, pauvre corps flageolant du timide la Ficelle. Alors les bandits comprirent bien des choses, du moment qu’ils avaient ce petit chenapan avec eux. Ils poussèrent un hourra pendant que le mitron, s’étant armé d’un fusil, courait à la batterie haute en criant :
« Chéri-Bibi ! Vive Chéri-Bibi ! »
Maintenant la bataille autour de l’écoutille faisait trêve. Ceux du pont avaient cessé le feu et, dans la fumée lourde du combat, on n’apercevait plus les ombres des assiégeants apparaître à la lucarne du diable.
Les bagnards se demandaient ce qu’on leur préparait là-haut. Évidemment, rien de bon.
Chéri-Bibi s’assura que ses bandits, bien armés, maintenant, étaient prêts à le suivre. Il expliqua en quelques mots nets que l’heure était venue de triompher ou de mourir. Ils allaient se précipiter en trombe sur le pont et massacrer les « artoupans » ! Pas de quartier dans le combat ! Rien ne devait leur résister, et, s’ils avaient vraiment du cœur au ventre, le Bayard était à eux !
Pendant qu’il leur parlait ainsi, il avait fait glisser l’échelle à son ancienne place. Alors il partit en tête. Il avait derrière lui la Comtesse, qui roulait dans la bataille avec ivresse, Gueule-de-Bois, l’Africain et Petit-Bon-Dieu, et puis tous les autres. La Ficelle arriva au moment où Chéri-Bibi criait : « En avant, la pègre ! »
Le flot immense des têtes, au-dessus desquelles se dressaient les fusils, s’engouffra dans le carré de l’écoutille. L’escalade de l’échelle ne fut que l’affaire d’un instant, mais dans la même minute, un terrible sifflement, une succession extraordinairement précipitée de détonations se faisait entendre et des hurlements de rage et de douleur s’élevèrent parmi les condamnés dont la plupart retombèrent, roulèrent jusqu’en bas sur leurs camarades.
C’était le hotchkiss qui « entrait dans la danse ». Ses petits obus terribles, ses balles, luisantes et éclatantes, petites dragées, entraient dans les chairs, perçaient des rangées de forçats ; puis les tôles des cloisons, les entreponts, semaient la mort partout dans les bagnes.
Ce qui restait du premier groupe de bandits recula, laissant à l’entrée des bagnes un monceau de cadavres. Chéri-Bibi dut revenir avec les autres. Il n’avait pas une blessure, bien qu’il cherchât, de toute évidence, la mort dans cette apothéose sanglante où il croyait prendre la revanche contre la fatalité. La Comtesse s’appuyait à une cloison d’une main, et de l’autre s’essuyait, d’un geste inconscient, le sang qui lui inondait le visage. Un éclat de projectile lui avait labouré le front. La fureur de la défaite et de la mort habitait ses yeux de haine, sa bouche vocifératrice.
« Nous sommes f… ! » gronda Chéri-Bibi, pendant que derrière lui, son armée, entassée dans l’étroit boyau des bagnes et des échelles, hurlait qu’elle voulait bien mourir, mais « pas là-dedans, sur le pont ! sur le pont !… »
Ceux qui étaient derrière poussaient ceux qui étaient devant jusque dans le champ de tir du hotchkiss qui, heureusement pour les misérables, était assez restreint. Et c’étaient de nouveaux cadavres.
Chéri-Bibi avait compté sans le canon.
Ils n’avaient plus qu’à crever dans leur trou si on ne parvenait pas à sortir de là… et pour sortir de là…
Tout à coup, Chéri-Bibi eut une idée.
« Apportez les sacs, cria-t-il, tout vot’ fourbi ! et la paillasse des sous-cornes ! On va leur fiche le feu ! un de ces brûlots plus rouge qu’un brûlant de forge ! Va bien falloir qui canent et nous, nous passerons !… Tant pis pour ceux qu’ont peur de se griller les pattes ! Qui qu’a du rif ?
– Moi », dit la Ficelle, en tendant un briquet.
On entassa la paille et la toile des sacs devant l’écoutille et bientôt une fumée abondante et âcre, puis une longue langue de flammes, puis une fumée plus lourde faisait reculer les autres, là-haut, sur le pont. Sous peine d’être asphyxiés, le commandant et ses hommes durent s’éloigner de l’écoutille avec leur hotchkiss.
Des jurons, des cris chez les artoupans ! « Le feu ! Le feu ! Aux pompes ! Ils nous ont fichu le feu !… Nous brûlons !… Aux pompes !… Aux pompes ! N. de D… »
Alors de ce petit volcan qu’était devenue l’écoutille, de cette gueule fumante d’où sortaient des cris lamentables ou féroces, au sein de cette fumée tourbillonnante, on vit bondir des diables. Les uns avaient des ailes de flamme et se jetaient sur les surveillants pour les embraser à leur tour, les autres, qui s’étaient mis tout nus pour traverser le brasier, faisaient tournoyer au-dessus de leur tête leurs fusils comme des massues… Ainsi travaillait Chéri-Bibi avec sa terrible crosse qui s’abattait sur les crânes et qui faisait déjà autour de lui un large cercle rouge.
« En avant ! En avant ! la chiourme ! hurlait-il de sa bouche écumante… En avant ! On ne tue pas les morts ! »
Il avait à ses côtés une Furie. C’était la Comtesse qui agitait dans la fumée ses membres teints de sang, tandis que les flots de sa chevelure se jouaient comme des serpents sur ses tempes livides. Elle, elle tuait au couteau ! Puis accourut la Ficelle, qui s’était blessé à la main avec son fusil et qui avait renoncé à combattre pour servir d’éclaireur à Chéri-Bibi et le préserver des mauvais coups. Au milieu du carnage, il disait à Chéri-Bibi :
« Prends garde à droite, prends garde à gauche », comme le fils du roi Jean, à Poitiers.
La fumée était tombée après la flambée des matelas et des sacs, et maintenant, de l’écoutille dégagée, sortait, sortait, ne cessait de sortir l’innombrable bande hideuse aux mille têtes… L’enfer a vomi ses damnés. La bataille n’est plus qu’un corps à corps où il est impossible de se reconnaître. Le hotchkiss n’est plus d’aucun secours dans cette mêlée sans nom. Le commandant et de Vilène, couverts de blessures, continuent à lutter pied à pied, soutenant leurs hommes d’un exemple héroïque.
De sa propre main, le commandant a abattu une demi-douzaine de forçats et il voudrait parvenir jusqu’à Chéri-Bibi, mais celui-ci est insaisissable et on pourrait le croire invulnérable.
Écrasés sous le nombre, la moitié des hommes manquant d’armes, Barrachon est obligé de reculer et il ordonne cette retraite hâtivement, dans le moment que le pauvre glorieux petit enseigne de Kerrosgouët tombe mort sur le hotchkiss dont il avait la garde. Il faut sauver le canon, reculer ensuite sous la protection du second hotchkiss et pouvoir mettre ses deux canons en batterie contre la tourbe maîtresse de tout le gaillard d’avant ; voilà le salut.
Tout à coup une terrible mitraille prend à revers les surveillants militaires et les marins. Barrachon et de Vilène se retournent et un même cri de désespoir s’échappe de leur bouche. Là-haut, au-dessus de la chambre de veille, trois démons tout noirs et un petit homme blanc, des soutiers et le mitron la Ficelle, se sont emparés du hotchkiss de 47 millimètres et l’ont retourné contre les hommes du bord, ne craignant pas, dans leur rage de destruction, de faire des victimes même parmi les leurs.
Il n’y a plus qu’à fuir, fuir avec les derniers hommes qui lui restent jusqu’au gaillard d’arrière et là se retrancher avec le dernier canon.
Le commandant ordonne la retraite. Il peut compter sur cent cinquante hommes encore valides et qui sont prêts à vendre chèrement leur vie.
Ivres de leur victoire, ceux-ci noirs de poudre, ceux-là rouges de sang, les bandits de Chéri-Bibi vont se ruer pour achever ce qui reste de l’équipage et des « artoupans », quand une fumée intense sort des écoutilles et que le cri sinistre : « Le feu à bord ! » les fait hésiter.
L’incendie maintenant sépare les deux bandes. Et le soin d’arrêter le fléau, qui va détruire le bâtiment qu’ils ont eu tant de peine à conquérir, prend tout entier les révoltés. Aidés de la Ficelle, qui est au courant du maniement des pompes, les forçats se mettent à l’ouvrage.
En même temps, ce curieux mitron, qui connaît son vaisseau mieux que personne, ordonne que l’on bouche toutes les ouvertures pouvant donner sur le foyer de l’incendie et qu’on recouvre les panneaux de prélarts humides. Les forçats se heurtent comme des insensés au milieu de ce vaste et épouvantable désordre, courant au milieu des morts et des agonisants. Les plaintes et les blasphèmes s’élèvent dans la nuit finissante. Du fond des entreponts, où sont enfermés les femmes et les enfants, montent des cris déchirants, comme si tout le monde brûlait vif. Enfin, à l’autre bout du Bayard, tout là-bas, sur la plage arrière, il y a encore quelques coups de feu. Et puis, c’est le silence, parce qu’il n’y a plus de poudre. Barrachon et ses hommes ont épuisé leurs munitions. Tous pensent que c’est la fin.
À ces maux inouïs, le massacre et l’incendie, vient s’en ajouter un autre : la tempête. Aux ronflements du feu et aux sifflements de l’eau qui se vaporise sur le foyer intérieur succèdent les hurlements du vent, du vent qui, une fois encore, a sauté au nord-ouest et souffle avec furie. Le ciel roule au-dessus de toutes ces têtes sanglantes des nuées accourues du fond blême de l’horizon, avec une sinistre aurore. La mer déjà élève des vagues gigantesques et se joue de ce vaisseau maudit qui ne peut plus manœuvrer parce qu’il n’a plus de chef.
Sans direction, il ne peut ni tenir la cape, ni fuir devant la tourmente pour éviter les paquets de mer terribles. qui viennent le frapper par la hanche.
Sortis de l’enfer, les démons retournent à l’enfer. Debout sur la passerelle du commandant, à ce poste où l’ont hissé son orgueil et sa révolte et où il ne peut rien ni pour les autres ni pour lui-même, rien que se réjouir du désastre et y présider, Chéri-Bibi ressemble au mauvais archange et lève encore son front – pour le défier – vers le Dieu qui l’a frappé, son Dieu à lui, qu’il appelle Fatalitas !…
Sur le pont, au milieu de tout ce fatras des hommes, de la mer et des cieux, une jeune femme à genoux prie son Dieu à elle, qu’elle appelle « Notre Père qui êtes au ciel ! » et elle implore sa clémence pour tout le monde, sans distinction : forçats et gardes-chiourme, et pour Chéri-Bibi.