c08 - Les cages flottantes
Chéri-Bibi, profitant des loisirs que lui laissaient, depuis vingt-quatre heures, d’abord le beau temps revenu, ensuite l’incendie éteint, enfin l’ordre définitivement rétabli à bord, essayait, devant l’armoire à glace du commandant, sa nouvelle tenue. En vérité, l’uniforme lui allait comme un gant et Chéri-Bibi se tournait et se retournait avec des mines d’une candeur qui eût désarmé ses juges.
« Du reste, se disait-il, je ne vois point pourquoi cet uniforme ne m’irait point, du moment que le mien va si bien au commandant. »
Sur ces entrefaites, la Ficelle parut en enseigne de vaisseau. Sa figure de pierrot s’adornait d’une bande de taffetas qui lui coupait la figure de la tempe au menton, attestant une glorieuse cicatrice qu’il n’eût point donnée pour un empire.
« Commandant, annonça-t-il, le second vient de relever le point.
– Ah ! fit Chéri-Bibi, indifférent à toute autre chose qu’à ses galons et à ses boutons d’or, dont il mirait et admirait dans la glace le prestigieux reflet.
– À ce qu’il paraît que nous sommes descendus de quelques degrés de trop dans le sud.
– Possible !… Dis donc, la Ficelle, comment trouves-tu mon uniforme ?
– Merveilleux ! commandant… On dirait qu’il a été fait pour vous !
– C’est tout de même misérable, gémit Chéri-Bibi en se frisant une moustache imaginaire, qu’il y ait eu un ministre de la Marine pour supprimer la grande tenue ! Moi, je l’ai vue, la grande tenue, quand je ramais sur la chaloupe amirale le jour du premier janvier, à Cayenne ! Songe donc : le bicorne !…
– Les aiguillettes !
– Le large pantalon à bandes…
– L’habit ! soupira la Ficelle. Ah ! à La Rochelle, aux bals de la préfecture, ils venaient de Lorient en grand tra la la ! Pour moi, le ministre était jaloux… et, bien sûr, c’était un civil, ce ministre-là !
– Un ministre socialiste ! déclara Chéri-Bibi avec une moue de mépris… Rien à faire avec ces gens-là ! C’est ennemi de la hiérarchie et de la discipline. Or, retiens bien, la Ficelle, que sans discipline, laquelle découle directement de la hiérarchie, laquelle ne peut être respectée que si elle s’orne de signes distinctifs, il n’y a plus rien ! C’est la fin de la société.
– Comme vous parlez bien, commandant ! Faudrait dire tout ça à Petit-Bon-Dieu, qui renâcle quand je lui demande quelque chose, qui ne veut rien faire de ses dix doigts et qui passe son temps à se soûler comme un cochon !… Il est sous mes ordres, il devrait m’obéir. Il dit qu’il s’en f… Mais ça n’est pas de ma faute à moi s’il n’a pas trouvé d’uniforme de gradé à sa taille !
– Et Boule-de-Gomme, a-t-il trouvé un uniforme qui lui aille, lui ?
– Oui, il a fini par en dénicher un !
– Qu’est-ce qu’il est ? demanda le commandant.
– Eh ben, il est timonier-chef !
– Allons, tant mieux ! répliqua Chéri-Bibi en faisant craquer une magnifique paire de gants blancs, ça tombe bien ! Nous n’avions point de chef timonier, je crois ? »
Là-dessus Gueule-de-Bois montra son nez à la porte. Il avait revêtu une tenue n° 1 de lieutenant de vaisseau qui le gênait aux entournures ; mais il n’en disait rien, de crainte qu’on ne lui trouvât une défroque de quartier-maître, qui n’aurait point suffi à son ambition. Son bras droit était tenu par une écharpe.
« Le Kanak vient de faire le point, annonça-t-il.
– Oui, je sais, répondit Chéri-Bibi, avec une étonnante désinvolture. Voulez-vous une cigarette, capitaine ?
– « Eune » cibiche ? C’est pas de r’fus, commandant.
– N… de D… ! j’ te f… aux arrêts, si je t’entends encore une fois avoir de ces locutions-là ! C’est compris, Gueule-de-Bois ? Eune « cibiche » ! F…-toi ça dans le « ciboulot », mon garçon, une fois pour toutes : c’est que tu es mon second lieutenant ! Eh bien, parle comme un honnête homme, ou rends-moi tes galons !
– Compris ! commandant », acquiesça le pauvre Gueule-de-Bois, en baissant la tête avec confusion.
On frappa à la porte, et Petit-Bon-Dieu fit son entrée, rond comme une toupie, rouge comme un coq. Simple matelot, mais une toilette d’ordonnance tout à fait reluisante, veston, pantalon à pied d’éléphant, grand col rabattu, chapeau ciré, son front était bandé d’un linge blanc, dissimulant à peu près les traces de la dernière bataille. Il salua militairement et dit :
« Commandant, j’vous avertis que le second, qui avait déjà pu calculer un angle horaire dans la matinée, et qui s’était disposé à prendre la hauteur méridienne, vient de faire une observation très exacte.
– Toi, mon vieux, interrompit Chéri-Bibi, tu veux faire le malin, sous prétexte que t’as été à l’école plus longtemps que nous ! Et tu voudrais peut-être bien nous faire croire que tu y connais quelque chose ! T’es pourri de suffisance, Petit-Bon-Dieu !… Mais qu’est-ce que vous voulez tous que ça me fiche, à moi, qu’on ait relevé le point ? Ça m’est bien égal d’être là ou ailleurs, pourvu qu’il fasse beau temps !
– Commandant, protestèrent les autres, faut tout de même bien savoir où qu’on va et ce qu’on va faire ?
– J’ vous le dirai quand ça me plaira, vous entendez, vous autres ! Il n’y a que moi qui donne des ordres ici ! Si vous n’êtes pas contents de votre sort, faut le dire ! Le programme de la journée ne vous suffit pas ? Promenade au Jardin des plantes, bal, grand dîner, bombance !… À demain les affaires sérieuses ! Et avalez vos langues jusqu’au moment où vous verrez le timonier-chef pénétrer dans votre carré et vous dire : « Ces messieurs de l’état-major sont attendus au rapport chez le commandant ! » Alors je vous dirai de quoi y retourne !… Compris ?… Eh bien, demi-tour, marche !
– Commandant, j’ai encore un petit mot à vous dire de la part de la Comtesse… fit timidement Petit-Bon-Dieu en se retournant sur le pas de la porte.
– Oh ! la barbe ! Qu’est-ce qu’elle me veut ?
– Un instant d’entretien.
– Pour qui me prend-elle ? s’exclama Chéri-Bibi avec indignation. Tous mes instants appartiennent à la communauté. Je n’ai pas le droit d’en distraire un seul, surtout pour écouter des bavardages de femme !
– Oh ! commandant, celle-ci nous a été bien utile…
– Elle vous aime, commandant ! s’écria Gueule-de-Bois. Il n’y a qu’à voir ses yeux qui vous lancent des flammes… » (Mais il s’arrêta net devant le regard de Chéri-Bibi qui le fusillait, lui, Gueule-de-Bois.) Le commandant s’avançait sur son lieutenant comme s’il avait le dessein de l’écraser.
« Tais-toi !… gronda-t-il… Sache une chose, pour ta gouverne, c’est que Chéri-Bibi a toujours eu des mœurs, et que ce n’est pas aujourd’hui où tu lui vois des galons de commandant qu’il va commencer à mal tourner ! Le Kanak est mon ami. La femme des amis, c’est sacré ! Enfin, je tiens à ce que l’on respecte les femmes à mon bord. Si tu n’es pas mort, à cette heure, toi, Gueule-de-Bois, tu le dois à sœur Sainte-Marie-des-Anges… Ne l’oublie pas ! Et si tu dis encore un mot qu’est pas convenable, c’est à elle que t’auras à faire, je te le dis !…
– Bien, commandant ! fit le lieutenant Gueule-de-Bois, les mains sur la couture du pantalon.
– Comment qu’elle va, la sainte fille ? demandèrent-ils tous.
– Tout à fait mieux, reprit Chéri-Bibi. Le Kanak et moi, on a passé la nuit à côté d’elle. Maintenant elle est sauvée. Ça n’était que de la fièvre. Quant à la balle, ça n’est rien du tout. Elle peut rester où qu’elle est, sur l’omoplate. On la retirera un peu plus tard. Rien aux poumons, c’est l’essentiel. Et maintenant, allez, vous autres, où le devoir vous appelle ! »
Ils sortirent derrière le commandant. De nombreux hommes dans les entreponts lavaient, frottaient, ciraient, astiquaient, essayant, autant que possible, de faire disparaître les traces de l’épouvantable tourmente qui avait secoué le Bayard. Ces hommes avaient tous la livrée des forçats et ils étaient numérotés à la manche. Ils étaient surveillés par des gardes-chiourme, qui se promenaient au milieu d’eux, revolver au poing. Le sergent de service salua militairement le commandant au passage.
« Rien de nouveau, le Rouquin ?
– Rien de nouveau, commandant.
– Et les artoup… ?
– Commandant, osa interrompre Gueule-de-Bois.
– Ah ! oui, j’oubliais, fit Chéri-Bibi en souriant de son lapsus. Et MM. les ex-surveillants militaires, reprit-il en se penchant sur la besogne des forçats, se font-ils un peu à leur nouvelle position ?
– N’osent pas grogner, commandant… Du reste, premier qui rouspète, je lui brûle la boîte au sel !
– C’est le règlement, sergent, approuva Chéri-Bibi. À propos, capitaine, qu’est-ce qu’on a fait de mon règlement ?
– On l’a lu aux hommes et devant les cages, et puis je l’ai fait afficher sur le pont.
– Bon ! complimenta Chéri-Bibi. L’autorité et le règlement, voilà les deux maîtres du bord, dans ma personne. Devant ces deux choses sacrées, vous entendez, vous autres ! tout doit s’incliner à bord, état-major et équipage ! Si nous voulons faire quelque chose de propre, faut une discipline de fer ! Pour tout le monde ! Faut que tout le monde sache bien que nul n’est maître, à mon bord, d’autre chose que de l’air qu’il respire, et encore quand il l’a dans l’estomac !… »
Il passa, redressant la taille, suivi de son état-major médusé, devant les surveillants militaires (les forçats d’hier) qui lui présentaient les armes. Un moment il s’arrêta, regarda le pont, attrapa un quartier-maître qui présidait mollement au nettoyage d’une échelle :
« Il y a encore du sang ici ! Grattez-moi ça ! »
Et il pénétra dans l’infirmerie, qui était comble et retentissante de gémissements. Pendant vingt-quatre heures, le Kanak et les infirmiers avaient taillé là-dedans dans une chair hurlante, scié bras et jambes. L’arrivée de Chéri-Bibi fut saluée de clameurs, les unes enthousiastes, les autres hostiles. Et brusquement, Chéri-Bibi, qui était venu avec des intentions charmantes, un petit discours plein d’encouragement, se sentit pris à la gorge par l’odeur suffocante de l’iodoforme, et il tourna le dos, s’en alla sans vergogne, déclarant que « la guerre était une chose horrible » et qu’il admirait les généraux qui traversaient les champs de bataille, le soir d’une victoire, au milieu des morts et des mourants, le sourire aux lèvres, comme il en avait vu à l’école sur les gravures de son Histoire de France. Quant à lui, ça lui donnait plutôt envie de pleurer.
Il était encore sous le coup de cette émotion quand, s’étant fait annoncer à sœur Sainte-Marie-des-Anges, il poussa la porte de la cabine. Pâle et triste à mourir, étendue sur sa couche où deux infirmières lui prodiguaient leurs soins, la sœur de Chéri-Bibi ne répondit point à son salut. Les yeux tournés au ciel, elle paraissait prier. De fait, son regard évitait le terrible homme. Quand celui-ci eut chassé les garde-malades, elle murmura, toujours sans le fixer :
« C’est vous, monsieur ? Que voulez-vous de moi ? Je ne puis vous être d’aucun secours puisque Dieu vous a abandonné. Je l’avais prié qu’il vous fît vous repentir. Mais vos nouveaux crimes dépassent en horreur tous ceux que vous aviez déjà commis. Mon Dieu ! que de cadavres ! » fit-elle en se couvrant le visage de ses deux mains comme pour chasser la vision de l’affreux spectacle de révolte et de massacre à la fin duquel, quasi mourante, elle avait assisté.
Chéri-Bibi la contempla quelque temps sans répondre et avec une nouvelle émotion qu’il ne parvenait point à dissimuler. Il finit par prendre une chaise et s’assit au chevet de la malade. Puis il lui saisit la main qui tressaillit et trembla dans la sienne et qui, un instant, voulut se retirer, mais qui finit par rester, docile à la pression formidable du bandit.
« Ma petite Jacqueline !… souffla la voix rauque… Ma petite Jacqueline ! »
La malheureuse secouait la tête doucement, lamentablement : il n’y avait plus de petite Jacqueline… depuis si longtemps… si longtemps !… Il n’y avait plus de petite Jacqueline depuis que les hommes l’avaient tant fait souffrir !…
Depuis qu’il s’en était trouvé un – le père de sa meilleure amie, de sa petite maîtresse, de sa bonne Cécily – pour oser approcher cette pureté qui n’avait encore été effleurée, selon le langage parfois si singulièrement poétique de Chéri-Bibi, que « par l’aile de la prière » !… Il n’y avait plus de petite Jacqueline depuis que son Chéri-Bibi… Ah ! Chéri-Bibi ! Chéri-Bibi… Elle l’avait tant aimé !…
Elle le revoyait encore tout petit, partageant ses jeux innocents, dans le jardin embaumé du creux de la falaise, aux jours heureux du printemps de Normandie… un petit garçon très laid, un peu capricieux, un peu fantasque, mais si doux, mais si bon, et qui faisait tout ce qu’elle voulait.
À tour de rôle, ils allaient se chercher à l’école, à Dieppe, et remontaient chez eux comme des enfants bien sages en disant le bonjour à toutes les braves dames du Pollet qui raccommodaient leurs filets sur le pas de leurs portes avec de longues aiguilles de bois. Et puis c’était la côte de Puys, avec, tout le long du chemin, les fleurs et les papillons.
Quelquefois, malgré que ce fût défendu, ils revenaient par le haut de la falaise pour apercevoir les voiles blanches sur la mer et jeter des cailloux de si haut, sur la grève. Et ils couraient, se roulant dans les herbes, ou bien, en mangeant leur « beurrée », regardaient curieusement remuer les bras du sémaphore… Lui, il était déjà fort et brave, et il se mettait devant elle quand les vaches venaient les regarder de trop près… Comme ils s’aimaient ! Chéri-Bibi ! Chéri-Bibi ! Ses lèvres ne purent retenir les quatre chères syllabes… elles glissèrent doucement, musicalement, comme autrefois : Chéri-Bibi !
Et Chéri-Bibi éclata en sanglots. Il s’effondra, la tête sur le lit, et pleura dans son bel uniforme de commandant, comme il n’avait jamais pleuré dans sa défroque de forçat.
Elle aussi pleurait ; elle finit par dire, en retirant doucement sa main de l’étreinte désespérée du bandit :
« Vois-tu, Chéri-Bibi, j’en demande bien pardon à Dieu, mais malgré tous tes crimes, je n’ai pas oublié ces jours-là, les heures bénies de notre enfance… et si j’ai continué à… penser à toi… sans te maudire comme tous les autres, c’est que je ne pouvais oublier que tu avais commis ton premier crime à cause de moi… Ah ! pourquoi as-tu voulu me venger, Chéri-Bibi ? »
En entendant ces paroles, le monstre releva la tête, ses yeux furent secs instantanément. La fureur qui, soudain, le dévorait avait brûlé ses larmes.
Il se releva dans un mouvement farouche, se dressa formidable au-dessus du lit de la pauvre femme, et s’arracha la peau du visage de ses ongles, pour qu’ils s’apaisassent sur lui-même de leur besoin de déchirer.
« Ah ! toi aussi ! toi aussi ! C’est le Gerbier que tu as cru ! et moi, tu as toujours pensé que je mentais ! Tu me connaissais bien pourtant ! Tu me voyais tous les jours ! Tu m’embrassais tous les jours ! Tu lisais dans mes yeux comme dans un livre ! Je ne t’avais jamais menti à toi, à toi ! Et tu as été comme les autres, tu m’as cru coupable de ce crime-là ! Je t’ai écrit cinquante fois comment les choses se sont passées ! Je t’ai juré que j’étais innocent ! Et voilà maintenant ce que tu viens de sortir ! Si c’est pour ça que tu es venue de si loin, tu pouvais rester chez toi, sœur Sainte-Marie-des-Anges !
– Je suis venue pour un autre crime ! fit la sœur en posant une main sur sa poitrine, car elle étouffait et la colère de Chéri-Bibi l’avait épouvantée.
– Pour un autre quoi ?
– Pour un autre crime dont je sais que tu es innocent !
– Ah ! bien, il y en a quelques-uns comme ça, rugit Chéri-Bibi. Mais celui-là, vois-tu, je l’ai plus à cœur que tous les autres ! Il me tient là !… C’est lui qu’est la cause de tout ! le point de départ de tout !… Les autres, je les ai oubliés !… Mais celui-là… celui-là qui m’a fait ce que je suis… Ah ! je te jure que je ne l’ai pas commis comme on croit ! Pourquoi que tu n’as pas cru ce que je t’ai écrit ? ce que j’ai dit une fois en cour d’assises ?… C’est-y la peine d’adorer le bon Dieu s’il te rend aussi aveugle que les autres ? T’es la première à me condamner !
« La voilà la justice de ton bon Dieu ! Elle n’y voit pas plus clair qu’une autre… Ah ! Jacqueline… j’ vas te dire… j’attendais que tu viendrais en cour d’assises… que tu leur crierais « C’ qui dit est vrai ! J’ vous jure que mon frère est innocent ! » Mais tu n’es pas venue et maintenant tu crois encore que c’est moi qui avais manigancé le coup ! »
Sœur Sainte-Marie dit d’une voix sourde :
« Oui, j’ai cru que tu avais fait cela, Chéri-Bibi. Mais de cela, je te répète que je ne pouvais pas t’en vouloir ! J’ai pris devant le Bon Dieu toute la charge de ce crime-là, car tu m’aimais assez pour le commettre pour moi, Chéri-Bibi !
– Peut-être bien ! Et ce serait p’t-être bien arrivé ! Mais si c’était arrivé, t’entends bien, Jacqueline… si c’était arrivé… eh bien, je m’en serais pas caché ! Je te l’aurais dit ! Je l’aurais dit à tout le monde ! Je m’en serais vanté dans le pays ! Voilà ce que t’as pas compris, Jacqueline ! Voilà ce qu’il fallait comprendre !… Et si tu l’avais entendu comme ça… eh bien !… je n’en serais pas à chercher encore aujourd’hui l’homme au chapeau gris, celui qu’est cause de tous mes malheurs !… Tu t’en serais mêlée… Tu restais dans le pays !… T’aurais écouté, regardé !… T’aurais peut-être trouvé… T’aurais refait l’honneur de ton frère avant qu’il « soye » devenu ce qu’il est ! Maintenant, il est trop tard ! y a « pus » rien à faire de ce côté-là ! J’ suis la terreur du monde à ce qu’il paraît ! Tous les crimes qui se commettent sur la terre, c’est de l’ouvrage à Chéri-Bibi ! Eh bien, faudra bien qu’un jour ce « soye » vrai ! car me voilà à la tête d’une fameuse bande ! Et puisqu’ils l’ont voulu, va bien falloir que je m’en serve !
« J’ suis maudit, Jacqueline ! T’as plus besoin de prier pour moi !… Eh bien… encore là… si je te disais que rien de tout cela ne serait arrivé sans l’entêtement du commandant, qu’est cause de tout ! On peut dire qu’il est obstiné, cet homme-là… Je lui offrais une façon de s’en tirer qu’était pas banale. Sais-tu ce que je lui avais demandé ? Qu’il me dépose bien tranquillement sur une plage abandonnée, dans le désert, quoi !… loin de tous les hommes… loin de la société qui me dégoûte… Et peut-être bien que là je serais devenu un saint ! Ma parole, quand j’y réfléchis, je crois bien que j’en aurais été capable ! Il n’a rien voulu savoir ! Il a voulu la guerre ! Je lui ai dit : « À la guerre comme la guerre ! » Alors on s’est battu, voilà !…
– Non, vous ne vous êtes pas battus, misérables que vous êtes ! maudits de Dieu ! gronda la pauvre voix de sœur Sainte-Marie dont les yeux avaient retrouvé leur regard d’horreur pour la vision du massacre. Vous avez assassiné !
– Qu’est-ce que tu dis ? Qu’est-ce que tu dis ?… Ah, çà ! ma sœur, est-ce que tu perds la tête ? Eh bien, alors, qu’est-ce qu’ils faisaient, eux, quand ils nous tiraient dessus ?
– Ils faisaient leur devoir !…
– Et moi, je te dis que tu ne comprends rien à rien ! que tu es une pauvre fille qui ne sait pas distinguer dans les morts qu’on fait !… (Il passait devant une glace et se vit en uniforme.) Il y eut bien d’autres morts que ça, dit-il, à la bataille de Trafalgar ! »
Sincèrement, il trouvait sa sœur tout à fait injuste de confondre « sa bataille navale », comme il disait, avec les petits incidents criminels de son extraordinaire vie.
Comme elle ne répondait pas à sa fulgurante réplique, il se retourna et s’aperçut que la tête de la sainte fille était retombée sur l’oreiller. Cette fois, elle était si pâle qu’il eut tout à fait peur et qu’il pensa à faire appeler le Kanak qui avait remplacé à l’infirmerie le chef du service médical mort au champ d’honneur. Mais elle rouvrit les yeux et lui dit dans un souffle :
« Chéri-Bibi, j’espère que Dieu va me faire la grâce de m’appeler près de lui. Je prierai pour toi là-haut, mais avant de mourir il faut que tu me jures une chose, c’est que vous respecterez la vie de ceux qui restent et que vous ne toucherez pas à un cheveu des femmes et des enfants qui sont à bord.
– Ça, ma sœur, fit Chéri-Bibi, en lui donnant à boire presque de force quelques gouttes d’une potion qui la ranima, je peux te promettre qu’on les débarquera sans dommage sur la première côte que nous rencontrerons et quand nous pourrons le faire sans danger. Les femmes et les enfants sont enfermés chez eux. Je veillerai à ce qu’ils ne manquent de rien. Je les fais garder, et il n’y a rien à craindre de ce côté. »
Mais il avait beau dire, sœur Sainte-Marie paraissait inquiète.
« Les malheureuses ! gémit-elle. Je crains tout pour elles avec de pareils brigands !
– Je te dis de te tranquilliser de ce côté-là, répéta Chéri-Bibi d’un air entendu. Les brigands ont ce qu’il leur faut.
– Comment cela ?… Tu me fais peur.
– Mais est-ce qu’il n’y avait pas, dans les cages, des brigandes ?
– Oh ! soupira en rougissant la sainte fille.
– Il n’y a pas de oh !… Les uns et les autres étaient faits pour s’entendre. Et puis ne crois pas que mes bandits n’ont pas de cœur. Il y en a même qui sont poétiques. On s’envoyait des billets doux avant, et le malheur était que tout ce monde-là était séparé. Eh bien, les voilà réunis. Ils sont satisfaits, ils ne demandent pas à faire de mal, et je les ai dans mes mains, doux comme des agneaux. Tiens, pour te citer un exemple : hier, au moment où l’on nettoyait le bateau de tous ses cadavres, où l’on jetait les corps à la mer, il y en a deux, de l’ancienne cage aux financiers, qui profitaient de ce que nous disions un De profundis, pour se battre comme des faillis chiens dans l’entrepont, à cause d’une relingue plus laide, ma foi, que les sept péchés capitaux. Je leur ai cassé la tête à tous les deux avec mon revolver.
« Ah ! mais, je veux de la morale à mon bord ! Les hommes ont compris, et je te prie de croire qu’ils seront polis maintenant avec les dames. Ça, du reste, je l’ai promis au commandant, qui avait peur que l’on se conduise mal avec le beau sexe. Pardon, ma sœur, de te parler de ces choses-là, mais c’est toi qui l’as voulu.
– Où est-il, le commandant ?
– Il a tenu à rejoindre dans les cages son équipage et les surveillants militaires qui s’y trouvaient déjà enfermés. Je leur ai promis la vie sauve à tous, en échange du concours qu’ils ont dû nous prêter à seule fin de sortir convenablement de la tempête.
– Et comment manœuvrez-vous, maintenant ?
– Par nos propres moyens, expliqua Chéri-Bibi, et aussi avec ceux de l’ancien bord. Nous avons gardé deux timoniers et le chef mécanicien et tous les hommes nécessaires à la manœuvre, qui continuent à nous servir sous peine de mort et sous les indications techniques du Kanak, le médecin qui te soigne avec tant de dévouement et qui a fait un peu tous les métiers avant de se retrouver parmi nous. C’est un homme qui a été au Borda, puis qui a fait sa médecine, qui a été médecin de marine et qui a fait quelques fois le tour du monde. Un débrouillard qui nous est bien utile, ma foi.
– Utile à quoi ? Vous êtes des criminels et des fous ! Le jour n’est pas loin où vous serez fatalement poursuivis et châtiés ! Avez-vous réfléchi qu’une pareille aventure ne pouvait vous mener absolument à rien.
– Ma sœur, on nous croira morts, péris dans la tempête. Nous nous arrangerons pour ça ! Et puis après, nous courrons la fortune, comme tant d’autres sur la terre ! Mais auparavant, je te promets que tout ce qui reste de l’ancien équipage sera déposé en lieu sûr. Au surplus, j’espère bien que tu vas bientôt te rétablir. Et toi aussi, ma pauvre Jacqueline, je te ferai sortir de cet enfer.
– Dont tu es le Satan, Chéri-Bibi ! Ah ! fasse le Seigneur que tu réfléchisses encore avant d’ajouter de nouveaux crimes aux anciens ! Tu parlais du désert, tout à l’heure ! Tu souhaitais de te faire ermite ! Si tu le veux, Chéri-Bibi, je te suivrai !
– Trop tard. Je n’abandonnerai pas mes camarades ! Après les avoir mis dans un pétrin pareil, ce serait de la lâcheté, foi de Chéri-Bibi !
– Tes camarades !
– Au fait, dit Chéri-Bibi, ce sont de fâcheux coquins ! Mais ça n’est pas moi qui me suis donné cette société-là… Ce sont les juges qui m’ont d’abord condamné à tort. C’est la société qui m’a encagé comme une bête. C’est la Fatalité, à laquelle je sais bien qu’on ne résiste pas.
– Moi aussi, Chéri-Bibi, j’ai été malheureuse. Moi aussi, j’ai été poursuivie par la Fatalité. Mais je me suis réfugiée dans le sein de Dieu et non dans le crime.
– Toi, ce n’est pas la même chose ! expliqua, péremptoire, Chéri-Bibi. Toi, tu es une fille, et moi, je suis un garçon… Il y a des choses qu’un garçon ne doit pas admettre, s’il a du sang dans les veines. Un garçon, ça se rebiffe… surtout un garçon boucher ! Vois-tu, Jacqueline, on avait été trop injuste avec moi. Ça devait faire du vilain. Mais, dis-moi un peu, qu’est-ce que tu racontais tout à l’heure ?… Tu me parlais d’un autre crime… »
Sœur Sainte-Marie-des-Anges leva encore les yeux au ciel.
« Une goutte de sang, dit-elle, une pauvre goutte de sang qui n’a pas été versée par toi dans cet océan rouge sur lequel tu navigues.
– Parle toujours ! Ça n’arrive pas si souvent qu’on me dise : « Ce crime-là, c’est pas toi qui l’as commis. » De quel crime qu’il s’agit donc ?
– De l’assassinat du marquis du Touchais, du beau-père de Cécily !…
– Cécily ! Oh ! parle-moi d’elle !… Parle-moi de celle-là !… Puisque mes pauvres parents sont morts, le reste ne m’intéresse plus là-bas !… Mais elle ! elle !… Tiens ! tout à l’heure, quand tu me rappelais nos promenades sur la falaise, je pensais à elle… Je la voyais encore venir quelquefois avec sa mère, au milieu des blés. Elle se faisait des couronnes d’épis et de coquelicots !… Et puis après, quand je lui apportais la viande, elle pesait les morceaux, elle voulait toujours des os de veau pour le jus… Et elle demandait tout ça d’une voix si douce… Elle nous aimait bien !… Est-ce qu’elle croit toujours que j’ai fait exprès d’assassiner son père, elle ?
– Oui, Chéri-Bibi, elle le croit toujours.
– Oh ! ! ! Et le père de son mari aussi, elle croit toujours que je l’ai assassiné ?
– Oui, Chéri-Bibi, toujours ! »
Le monstre innocent se serra les poings et se fit craquer les os.
« Oh ! c’est cela, vois-tu, qu’est plus terrible que tout ! que tout !… Car, Cécily, je puis bien te le dire et tu l’as peut-être deviné, ma sœur… Cécily, je l’aimais ! Je l’aimais d’amour !… Ah ! bien sûr ! C’était de si loin que ça ne pouvait pas lui faire de mal !… Eh bien, que la destinée m’ait fait une mauvaise réputation auprès d’elle, je ne le pardonnerai jamais à ton bon Dieu ! tu entends, Jacqueline !… Tu lui diras ça de ma part, à ton bon Dieu !…
– Dieu sait que tu es innocent du crime du marquis du Touchais.
– Dieu, c’est pas assez !… Dieu et « pis » qui encore ? Parle, Jacqueline !…
– Et puis moi…
– Ah ! et « pis » qui encore ?
– Et puis une personne que tu connais bien, Chéri-Bibi.
– Comment qu’elle s’appelle ? Ah ! il faut me le dire !… Il faut tout me dire !… Tu penses bien que ça n’est pas des enfantillages… Je ne te demande pas ça en l’air comme une date de l’histoire de France !… Je veux que tu me le dises ! Pour réclamer justice… tu voudrais rire ? Est-ce qu’il y a une justice pour Chéri-Bibi ?… Non ! Pour me faire justice ! Car la personne qui sait ça que je suis innocent sait certainement aussi qui est le coupable… Elle connaît l’homme au chapeau gris… Elle pourrait peut-être me dire son nom. Ah ! prie ton Dieu, prie ton bon Dieu, sœur Marie-des-Anges, car si c’est vrai que je puisse mettre la main sur celui-là !… Après je ne demande plus rien, et j’entre à la Trappe !
– Chéri-Bibi, je ne t’ai pas dit ça pour que tu te venges ! Du reste, je ne pourrais servir ta vengeance, car j’ignore qui est le coupable.
– Oui, mais il y en a d’autres qui le connaissent… Allons, ma petite sœur, ma petite Jacqueline, allons !… raconte-moi comment que ça s’est passé… raconte-moi ce que je dois savoir !… Tu dis que tu vas mourir, je te dis que ça n’est pas vrai, mais si tu le crois, tu ne voudrais tout de même pas emporter un pareil secret dans la tombe ! Je t’écoute.
– Chéri-Bibi, ça n’est pas moi qui dois parler, c’est une autre !… Une autre qui dira tout à son heure.
– Mais si elle meurt, celle-là, alors qu’est-ce qui arrivera ?
– Elle s’est arrangée pour que tout se sache quand l’heure sonnera !
– Quand l’heure sonnera ! Me voilà bien avancé, moi ! Enfin, voyons s’il n’y aurait pas moyen d’avancer un peu c’t’ heure-là. Dis-moi ce que tu sais. »
Il lui parlait, pour mieux la prendre, avec l’accent gamin et un peu chantant et avec les tournures de phrases frustes qu’on avait là-bas, au pays, dans les environs du Pollet.
Sœur Sainte-Marie-des-Anges se passa la main sur le front, puis elle parut un instant se recueillir, et elle dit :
« Oui, il faut que tu saches au moins qui est-ce qui possède le secret. Écoute donc, Chéri-Bibi : c’était quelques jours avant la Noël. Je faisais dans le pays une tournée de charité pour les petits enfants pauvres de la crèche. J’étais allée frapper à la porte de la marquise du Touchais.
– Cécily ?
– Oui, Cécily. Elle continuait toujours à être bonne avec moi, souvent me confiait ses peines et ne manquait jamais une occasion de soulager une misère que je lui signalais, quand elle le pouvait.
– Comment ! quand elle pouvait ? Elle ne le pouvait donc pas toujours ? Je les croyais riches à millions, ces gens-là !
– Ils le sont de plus en plus, Chéri-Bibi. Le vieux père Bourrelier…
– Celui que j’ai assassiné », ricana sinistrement Chéri-Bibi.
Sœur Sainte-Marie-des-Anges fit celle qui n’avait pas entendu et reprit :
« Le vieux père Bourrelier avait bien placé son argent. On a appris, après sa mort, qu’il avait acheté presque pour rien de grands terrains à Rouen, dans le vieux quartier Saint-Julien, et une quantité incroyable de vieilles masures qui, alors, ne rapportaient pas grand-chose, et depuis, la municipalité a transformé tout ce quartier-là, qui est devenu l’un des plus beaux de Rouen. Tout ça était aux Bourrelier, tout ça est maintenant aux Touchais. On dit qu’ils ont gagné plus de vingt millions rien que dans cette affaire-là !
– Vingt millions ! soupira Chéri-Bibi, en levant les yeux au ciel comme s’il apercevait le bon Dieu.
– Oh ! ils sont riches, maintenant, les Touchais. La mère Bourrelier est morte ; c’est encore quelque chose qui est tombé dans leur caisse.
– Pas tout ! fit Chéri-Bibi. Cécily Bourrelier avait un frère.
– Robert !… Elle l’a toujours, mais je ne crois pas que c’est pour longtemps ; le mari de Cécily, Maxime du Touchais, y veille.
– Comment cela ?
– Oh ! c’est bien simple ! Les deux jeunes gens ne se quittaient guère avant que Maxime fût marié. Et maintenant ça continue. Ils font la fête ensemble, tu comprends ?… L’autre le tue peu à peu avec l’alcool… et avec autre chose… Il s’arrange pour que son beau-frère ne manque jamais de vilaines femmes qui sont dans son jeu à lui… Tous les ans, c’est un grand scandale, à Dieppe… Ils font des fêtes dont on parle dans tout le département… surtout l’été, pendant la saison, au moment des courses. Robert Bourrelier n’est plus que l’ombre de lui-même. Quand il mourra, sa fortune ira, comme le reste, au marquis.
– Tu parles toujours de la caisse du marquis du Touchais, fit remarquer Chéri-Bibi, qui prêtait aux propos de sa sœur une attention passionnée, mais c’est aussi un peu, j’imagine, le bien de Cécily… et avec une fortune qui dépasse peut-être trente millions, on peut faire tout de même quelque chose pour les pauvres et acheter des arbres de Noël pour les crèches ! ajouta-t-il, péremptoire.
– Justement, mon frère, c’est ce qui vous trompe.
– Oh ! tu peux me tutoyer, tu sais…
– Chéri-Bibi !… Oui, eh bien… voilà ce que je ne t’ai pas encore dit : M. du Touchais tient serrés les cordons de la bourse, dans la maison de sa femme. Elle ne dispose de rien. C’est lui qui a tout. Il faut souvent qu’elle le supplie comme une pauvresse pour avoir de l’argent !
– C’est trop fort ! Elle n’aurait pourtant qu’un mot à dire ! Tout lui appartient !
– Sans doute, mais elle est obligée de passer par toutes les volontés de l’autre, à cause de son fils, le petit Bernard, que son père menace toujours d’envoyer dans des pensions de Paris pour l’élever à sa manière. Tu penses que la seule consolation de la malheureuse femme est ce fils qu’elle adore, qu’elle élève elle-même, qu’elle éduque elle-même. Elle préférerait mourir plutôt que de s’en séparer, et l’idée qu’on peut le lui enlever pour le mettre dans un lointain collège lui fait tout céder. Du reste, elle ne résiste jamais aux tyranniques volontés de son mari et tout lui est indifférent, en dehors de Bernard. Elle sait qu’une partie de la fortune, quoique le père fasse, reviendra toujours à l’enfant. Alors M. du Touchais peut bien faire ce qu’il veut. Du reste, il ne se gêne pas, je te l’ai dit. Il y a bien d’autres choses que je pourrais te raconter sur ce chapitre, des choses d’une cruauté inouïe pour cette pauvre Cécily, mais il ne m’appartient pas d’entrer dans toutes ces horreurs…
– Ah ! non ! ah ! non ! je t’en prie, Jacqueline, ma petite Jacqueline, dis-moi tout… tout ce qui peut me faire haïr, détester davantage ce monstre qui m’a pris Cécily ! »
Ceci fut dit avec un tel accent tout à la fois de supplication, de rage, et ces paroles étaient si extraordinaires dans la bouche du bandit que la sœur s’arrêta, effrayée…
« Quand je dis « qui m’a pris Cécily », soupira Chéri-Bibi, je me comprends, et je suis, bien sûr, tout seul à me comprendre, puisqu’elle n’était pas à moi !… Mais enfin il lui a pris son bonheur !… Eh bien, c’est comme si on m’avait pris le mien, si j’en avais eu un ! T’es renseignée, maintenant ? Continue donc, ma petite Jacqueline… Qu’est-ce qu’il lui faisait encore, le bandit ?
– Des choses comme celles que je viens de te dire… et tu saisiras tout… La jeune marquise du Touchais vivait, au commencement du mariage, au château du Touchais que tu as bien connu, sur la falaise. Elle était installée là avec la vieille marquise, la mère de Maxime. Quant à sa mère à elle, tu as dû savoir qu’elle était morte presque aussitôt après l’assassinat du père Bourrelier.
– Oui, oui, passe là-dessus, fit Chéri-Bibi.
– Tu te rappelles quelle demeure de prince était le château du Touchais, continua sœur Sainte Marie, et comment Maxime se prélassait là-dedans ! Eh bien, un jour, il l’a fait quitter à sa femme, il l’a fait quitter à sa mère, et tu ne sais pas pourquoi ? Pour y installer, sous le nez des deux malheureuses… une… une femme… sa… parfaitement… tu as deviné !… »
Chéri-Bibi, outré, sursauta :
« Ça, c’est affreux, sais-tu, Jacqueline ! J’ai fait bien des choses dans ma vie, exprima-t-il avec une noble conviction, mais je n’aurais jamais voulu faire de peine à ma mère et donner de la honte, à ma femme !… Et où sont-elles allées habiter, les deux pauvres ?…
– Elles n’ont pas voulu quitter le pays où elles étaient nées toutes les deux. Cécily est retournée à la villa Bourrelier et la marquise douairière a loué près de là un petit cottage…
– J’ vois ça d’ici, c’qu’on a dû clabauder dans le pays !…
– Tu ne peux pas t’imaginer ce que le marquis en a fait voir à Cécily ! Il n’y avait pas de jour où l’autre femme n’arrivât à lui causer quelque avanie… Tu comprends, le Puys, ce n’est pas grand… on est quasi les uns sur les autres… La vilaine femme n’avait qu’à se retourner pour écraser la marquise de son luxe, pour l’éclabousser de ses équipages… de ses autos… Enfin, comment on dit chez nous, il n’y en avait que pour elle… Dans tout le pays, à la ronde, bien qu’elle ne soit pas de chez nous, on appelle cette femme-là la « Belle Dieppoise ». C’est un nom que les Parisiens qui viennent l’été lui ont donné, parce que c’est ainsi qu’avait été baptisé le yacht du marquis du Touchais : la Belle Dieppoise.
– Mais, son vrai nom, à cette femme-là ?… C’était sans doute une pas grand-chose, gémit Chéri-Bibi en faisant la lippe, une femme qu’a traîné à Paris, quelque fille de théâtre !
– Non ! non ! C’est une femme du monde, du vrai monde de Paris, une Polonaise, et qui a un nom, un vrai nom, et qui vit là l’été, dans le château avec son mari, le baron de Proskof, il s’appelle.
– Eh bien, et le mari, lui, qu’est-ce qu’il dit ?
– Il ne dit rien et on prétend qu’il n’a rien à dire. À ce qu’il paraît que le marquis du Touchais lui a acheté sa femme, qui est, du reste, très belle, un million !
– Eh bien, c’est du monde propre », déclara Chéri-Bibi, avec dégoût.
Et il cracha par terre en s’excusant, mais c’était plus fort que lui. Et il avait des larmes aux yeux à cause de Cécily.
« Ah ! je la vois d’ici, la malheureuse… ce qu’elle doit souffrir avec tous ces oiseaux-là… elle, si délicate, si sensitive… C’est à faire pitié… T’as beau dire, il n’y en a que pour la crapule ! Ton bon Dieu n’est pas juste… Laisser une petite femme honnête écrasée par des créatures pareilles ! Ah ! si j’étais le Bon Dieu, quel coup de tonnerre !… Alors tu disais donc que c’te pauvre Cécily…
– Eh bien, oui… tout ça m’a entraînée bien loin, mais tu comprends maintenant que Cécily ne fait pas ce qu’elle veut et combien elle est malheureuse… À Dieppe, tout le monde la plaint… elle est si bonne… Donc, je te disais qu’un soir avant Noël, je frappe à sa porte. C’était l’hiver dernier ; j’étais donc allée à leur maison de la ville, mais là on m’apprend qu’elle s’était « rendue » avec son fils et la vieille marquise et la vieille Reine, la dame de compagnie de la marquise douairière, à Puys, dans la villa Bourrelier, pour y passer tranquillement les fêtes. Il fallait que je la voie tout de suite, il me manquait de quoi acheter un arbre pour mes petits. Malgré la neige et le mauvais temps, je n’hésite pas à grimper la côte et me voilà sonnant à la porte de la villa Bourrelier. Jamais je ne vais là, où nous avons vécu si heureux avec nos bons parents, mon pauvre Chéri-Bibi, sans qu’une émotion que tu comprends bien…
– Tu penses !…
– Je sonnais… je sonnais… On demande au loin qui est là, car, bien entendu, la maison du concierge était vide, et j’entends une voix que je ne connaissais pas… Je réponds que c’est moi : sœur Sainte-Marie-des-Anges. Une lanterne, une ombre, on ouvre la porte. Qui est-ce qui m’ouvre ? C’est la vieille Reine, à laquelle, moi, je n’ai jamais eu l’occasion de parler, car, cette vieille-là, elle était bonne avec sa maîtresse, mais rébarbative comme tout avec les autres… Elle ne s’attardait jamais chez personne. Derrière la marquise douairière, elle passait comme un mystère. Ce soir-là, elle me reçut bien gentiment, du reste, mais il me sembla, quand elle me prit la main pour me guider dans le jardin, que ses doigts tremblaient. Je la remerciai, lui disant que je connaissais parfaitement la maison, que je l’avais habitée quand j’étais petite… Là-dessus, elle toussa drôlement et tout de suite parla d’autre chose. J’avais déjà comme une vague intuition qu’il venait de se passer là une petite affaire pas naturelle du tout. En fin de compte, c’était peut-être aussi sa manière d’être, à cette vieille dame, de trembler comme ça. Elle m’annonça au salon, où se trouvaient les deux marquises et l’enfant de Cécily.
– Quel âge a-t-il, demanda Chéri-Bibi, en murmurant, l’enfant de Cécily ?
– Le petit Bernard doit avoir maintenant dans les six ans, répondit la religieuse, à laquelle n’échappait pas l’émotion qui s’emparait de son bandit de frère chaque fois qu’elle prononçait le nom de Cécily. Ce petit m’aime beaucoup car, chaque fois que je l’ai pu, je l’ai un peu gâté, Dieu me pardonne !
– Il ressemble à sa mère, au moins ? questionna, farouche, Chéri-Bibi.
– Non, il ne ressemble pas à sa mère, il est plutôt brun et sa mère est blonde.
– Ah ! malheur ! il ressemble à son père ! gronda Chéri-Bibi fermant les poings.
– Eh bien, non, il ne ressemble pas à son père non plus et il n’a ni ses manières lourdes et brutales, ni rien qui le rappelle de près ou de loin ! »
Chéri-Bibi soupira encore :
« Allons, tant mieux ! ça aurait été dommage ! C’est sa couleur de cheveux qui te fait dire qu’il ne ressemble pas à sa mère, mais la ressemblance viendra plus tard, tu verras… du moins je le lui souhaite au pauvre petit… Après ? Je t’écoute !
– Eh bien, la vieille Reine s’était assise avec nous, au salon, mais tout en faisant de la tapisserie, ne disait pas un mot. Cependant, je sentais bien qu’elle me regardait tout le temps. Qu’est-ce qu’elle avait à me regarder comme ça ? Nous avions parlé de mes pauvres, de la Noël, de la fête que l’on préparait à l’hôpital et, naturellement, ces dames m’avaient promis leur concours et déjà m’avaient glissé un peu d’argent. Je voulais prendre congé, mais elles ne consentirent point à me laisser partir à cause du mauvais temps et de la neige qui s’était mise à tomber à gros flocons. Le vent aussi s’était levé. Tu vois cette bataille sur la falaise. Je compris qu’il fallait être raisonnable et je restai à dîner avec ces dames, espérant qu’après le dîner je pourrais redescendre à Dieppe. Mais il n’en fut rien. C’était une véritable tempête. En cette saison, il n’y avait pas une voiture à la villa. Elles me gardèrent pour la nuit, après avoir envoyé leur domestique, Jacquart, que tu as connu, prévenir à l’hôpital qu’il ne fallait pas m’attendre. Après dîner, on retourna au salon et la marquise douairière, voulant me faire plaisir, évoqua le temps où toute petite, j’habitais la villa avec nos parents. On parlait de moi, mais on évitait de parler de toi.
– Bien entendu ! acquiesça Chéri-Bibi, le front sombre… Va toujours !
– Cependant, un moment, la douairière se laissa aller au souvenir d’une partie de pêche, sur la plage, où, tout gamin, tu avais sauvé un enfant de baigneur qui se noyait, tu te rappelles ?
– Non ! j’ai oublié mes bonnes actions… ça me gênerait, grogna Chéri-Bibi, de plus en plus sombre.
– … La douairière se laissa aller à prononcer ton nom… alors personne ne parla plus… nous restâmes là… toutes les quatre, sans plus dire un mot…
– Oui, oui, j’avais produit mon petit effet… Entre nous, elle est gaffeuse, la douairière… Après ?
– Moi, j’étouffais… et je n’avais rien à dire… et je ne pouvais rien dire, les deux autres…
– Oui, les deux autres pensaient, l’une que j’avais assassiné son mari, l’autre son père… charmante soirée… et toi, Jacqueline, de ton côté, tu avais le droit de penser que le père de Cécily était le dernier des misérables… Difficile à soutenir la conversation dans ces conditions-là… et puis vous vous sentiez toutes les trois victimes de ces monstres d’hommes !… Va !…
– J’étouffais, et je me mis à pleurer… mais sans pouvoir me retenir, comme une folle… à gros sanglots… Alors elles se levèrent ; les deux marquises, qui pleuraient aussi, m’embrassèrent tendrement, et le petit Bernard, qui ne comprenait rien à ce qui se passait, vint m’embrasser lui aussi.
– Qu’est-ce que faisait la vieille Reine pendant ce temps-là ? demanda rudement Chéri-Bibi.
– Elle, elle ne m’embrassa pas, mais elle vint me serrer la main d’une façon bien étrange. Elle tremblait plus que jamais. Elle paraissait grelotter et elle était pâle ! pâle !… et elle me regardait avec des yeux extraordinaires… Et ses lèvres étaient si blanches quand elle me dit : « Pauvre sœur Sainte-Marie ! pauvre petite Jacqueline ! » Ça, n’est-ce pas, c’était encore plus bizarre que tout… nous ne nous connaissions pas. Du moins, nous ne nous étions jamais fréquentées, même au bon temps. Alors, pourquoi me disait-elle : « Pauvre petite Jacqueline » ? Qu’est-ce que cela signifiait ? Et son air était presque hagard. Du reste, elle voulut s’en aller tout de suite, prétextant qu’elle avait froid et qu’elle ne se sentait pas à son aise. Cécily lui dit :
« – Voulez-vous que je vous fasse monter quelque chose ? Voulez-vous que je vous accompagne ?
« – Non, non, fit-elle précipitamment, je n’ai besoin de rien ! je vais me reposer. Bonne nuit, mesdames !
« Et elle partit en fermant vivement la porte. On eût dit qu’elle fuyait.
« – Voilà que ses idées noires la reprennent, dit la marquise douairière. Avant, elle n’était pas comme ça, si bizarre par moments et si muette tout à coup qu’on ne parvient pas à lui tirer deux paroles en vingt-quatre heures ! Elle qui était autrefois si gaie et qui aimait tant à me faire rire ! C’est comme une maladie nerveuse qu’elle a maintenant, qui la quitte et qui la reprend sans qu’on en puisse prévoir la cause.
« – Moi aussi, dit Cécily, j’ai souvent remarqué que Reine n’était pas naturelle. Mais depuis quand cela la tient-il ?
« – Oh depuis des années, répondit la marquise d’une façon évasive.
« Elles se turent encore devant moi. Évidemment ma présence les empêchait d’en dire davantage. En somme, les étranges attitudes de Reine devaient remonter à l’époque où le malheur avait passé dans le pays.
– Dis donc l’époque de mes crimes ! fit Chéri-Bibi, ce sera plus simple. Ensuite ?…
– Ensuite, on se sépara et on me donna une chambre à côté de Reine. Je l’entendis remuer toute la nuit. Elle allait, venait, parfois se parlait toute seule, mais sans que je puisse distinguer ce qu’elle disait… De gros soupirs aussi parvenaient jusqu’à moi. J’étais intriguée à un point que tu peux facilement imaginer… Cependant, abattue par la fatigue, je m’endormis vers les deux heures du matin, et tout à coup je me réveillai : ma porte était poussée avec précaution. Je m’écriai :
« – Qui est là ?
« – Chut ! ne faites pas de bruit, c’est moi ! dit Reine.
« Et je la vis apparaître dans sa robe de nuit, plus blanche qu’un spectre.
« Après avoir refermé la porte, elle marcha vers moi comme une ombre, s’agenouilla au pied de mon lit, me prit encore la main comme elle l’avait fait dans le jardin et dans le salon, avec ce tremblement particulier qui m’avait inquiétée tout de suite, et me répéta :
« – Pauvre petite Jacqueline !
« Et cette fois, elle ajouta :
« – Pauvre Chéri-Bibi !
– Hein ? Elle a dit ça ?… Elle a dit ça, vraiment ? Pauvre Chéri-Bibi ?…
– Elle l’a dit, elle l’a dit… comme dans un rêve.
– Enfin, elle l’a dit… Donc elle avait des raisons pour le dire ! haleta le bandit… Reine doit tout savoir, c’est sûr ; va vite… »
Et Chéri-Bibi glissa à nouveau une cuillerée de la potion entre les lèvres de sa sœur, pour lui donner des forces. La cuiller tremblait dans sa main.
« Oui, elle sait tout. Elle m’a avoué cela, elle m’a dit :
« – Pauvre Jacqueline, votre frère était innocent ! Ce n’est pas lui qui a tué le marquis !… C’était un autre !… c’était un autre !… C’était un autre !…
« Et là-dessus, comme elle répétait sur un ton toujours plus fort et comme diabolique : C’était un autre !… ses yeux s’agrandirent comme si elle avait vu cet autre-là… et elle eut aussitôt une terrible attaque de nerfs !… Ces dames accoururent. Nous avons cru qu’elle allait « passer ». Mais alors elle ne disait plus rien et serrait les dents avec une force sauvage comme pour empêcher les mots de s’échapper.
– C’est bien malheureux qu’elle ait eu cette attaque-là, soupira Chéri-Bibi.
– Oh ! sûrement, car j’ai toujours pensé que cette nuit-là elle était venue pour tout me dire, du moins tout ce qu’elle savait… Tandis que le lendemain, quand elle a été revenue à elle, ça a été fini ! Elle a eu l’air même de ne pas me comprendre quand j’ai voulu renouer la conversation. Mais je ne la tenais pas quitte, comme tu penses. Et plus d’une fois j’ai essayé de la joindre. Alors, une fois que je l’avais rencontrée dans l’église et que je la sommais devant Dieu de s’expliquer, elle m’a dit « d’être patiente, que l’heure sonnerait, mais que cette heure-là appartenait à Dieu et qu’elle ne pouvait rien faire pour la hâter, et qu’il eût été criminel, aussi bien pour moi que pour elle, de souhaiter même que cette heure-là vînt tout de suite. » Après quoi elle m’a dit :
« – Ne me parlez plus jamais de ces choses, oubliez ce que je vous ai dit et d’affreuses catastrophes pourront encore être évitées !
– Oui, mais pendant ce temps-là, j’étais pourchassé comme une bête, et ramené au bagne !
– C’est ce que je lui ai dit ; alors elle m’a répondu que tu serais le premier, peut-être, à vouloir qu’elle ne dise rien.
– Ça, c’est trop fort ! s’exclama Chéri-Bibi. Qu’est-ce que tout cela peut bien signifier ? Elle ne sait plus ce qu’elle dit, la Reine, pour sûr !
– Ce fut la dernière conversation que j’eus avec elle. Nous étions sur le parvis ; tout à coup je la vis pâlir et trembler comme lors de la première nuit. Et elle salua deux personnes qui venaient de passer et que je n’avais pas tout d’abord aperçues. Elle me quitta hâtivement. Je ne l’ai plus revue. Dans la rue, je rencontrai ces deux personnes qui avaient passé près de l’église : c’étaient Cécily et un ami de la famille, M. Georges de Pont-Marie.
« – Reine est toujours un peu folle ? me demanda la jeune marquise du Touchais.
« Je lui répondis assez vaguement :
« – Oui, un peu !
« Alors M. du Pont-Marie ajouta :
« – Moi, elle m’a toujours donné l’impression d’une vieille toquée !
« Tu vois, Chéri-Bibi, je te raconte tout, tout ce qui peut t’intéresser… et tout ce que je sais ; je t’affirme devant Dieu qui nous écoute que je ne sais rien d’autre, pas un mot de plus !
– Qu’est-ce que ce M. de Pont-Marie et Cécily avaient à se promener ensemble ? Est-ce qu’ils sont bien ensemble ?
– Tu sais que M. de Pont-Marie est un ami du frère du marquis depuis très longtemps… Il a connu Cécily toute petite. Il la faisait sortir pour la distraire… Du reste, ce M. de Pont-Marie s’est beaucoup amélioré depuis quelque temps. Il se range. Il a faussé un peu compagnie au marquis qui, dans le moment, accomplissait une grande croisière sur son yacht : La Belle Dieppoise, sur les côtes de l’Amérique du Sud. »
À ce moment, on frappa à la porte de la cabine, et la voix de Petit-Bon-Dieu se fit entendre :
« Mon commandant, la vigie signale des naufragés par tribord avant ! »