c09 - Les cages flottantes

Chéri-Bibi monta sur le pont dans le moment que Boule-de-Gomme, promu au grade de timonier-chef, recevait les instructions du timonier de l’ancien bord, resté de force au service du nouvel équipage, et criait au second timonier qui était à la roue :
 
« Barre à tribord toute ! Avant partout ! »
 
Au même moment, le chef mécanicien jetait ses ordres à la chaufferie :
 
« En douceur, mollissez d’un quart ! »
 
Le pont était déjà envahi par les curieux. Chéri-Bibi les écarta brutalement et fut en trois bonds sur sa passerelle, hurlant :
 
« Qu’est-ce que vous voulez que ça me fiche, des naufragés ? Vous trouvez qu’il n’y a pas encore assez de monde dans les cages ? »
 
Il demanda une lunette et la dirigea vers un point blanc, une chaloupe que l’on distinguait maintenant très distinctement sur l’océan calme et bleu. Le temps était superbe, très beau certainement à cause du soleil ardent, qui devait cuire les malheureux réfugiés dans la frêle embarcation, là-bas, et qui peut-être mouraient de soif. La chaloupe était au plus à trois encablures – six cents mètres environ – sur l’avant du Bayard, qui s’en rapprochait avec une assez grande rapidité.
 
L’œil à la lunette, Chéri-Bibi regardait.
 
Soudain, il lui échappa un Fatalitas ! qui étonna l’état-major qui l’entourait. Qu’est-ce que le commandant avait pu découvrir dans sa lunette ?
 
Chéri-Bibi maintenant ne regardait plus. Il s’était relevé tout pâle et murmurait des syllabes incompréhensibles.
 
Puis il replaça sa lunette dans le champ, y recolla son œil, regarda encore longuement et, cette fois, se releva, tout rouge. À ne s’y point méprendre, Chéri-Bibi était dans un état de jubilation peu ordinaire.
 
« Fatalitas !reprit-il… mais elle est à la bonne ! »
 
Elle, c’était évidemment la fatalité qui continuait à jouer de ses tours à Chéri-Bibi, mais il paraissait que, de ce coup-ci, il n’était point mécontent.
 
« Messieurs, dit-il, nous allons porter secours à ces pauvres naufragés ! »
 
Il avait autour de lui son lieutenant Gueule-de-Bois, son enseigne de vaisseau la Ficelle, Boule-de-Gomme, Petit-Bon-Dieu et les anciens « principaux » de sa cage. Il leur dit :
 
« Vous allez réunir vos hommes, tous les hommes et leur annoncer que notre bonne fortune nous envoie des naufragés avec lesquels, je l’espère, il y aura à faire. Ceci me regarde. Mais telle est, pour le moment, la consigne : que chacun se rappelle son grade et sa nouvelle situation ! Que personne ne commette de gaffe ! Il n’y a rien de changé à bord depuis le départ du Bayard de l’île de Ré, rien, sauf une sérieuse révolte de forçats, lesquels ont été mis finalement à la raison et ont retrouvé leurs cages ! C’est moi plus que jamais le commandant Barrachon. Quant au commandant Barrachon, c’est Chéri-Bibi ! »
 
L’état-major éclata de rire.
 
« Riez tout votre soûl, fit Chéri-Bibi, car tout à l’heure il va falloir être sérieux. C’est compris ! Eh bien, qu’on se le dise ! Je fais pendre haut et court le premier qui ne marche pas droit. Allez ! »
 
Les autres ne se le firent point répéter. Ils descendirent rapidement de la passerelle. Et bientôt le clairon sonnait sur le pont. Quand tout l’équipage eut reçu le mot d’ordre, ce fut une joie indescriptible. Cet incident inattendu amusait les bandits au possible. Songez donc ! Il y avait des femmes dans la chaloupe : on allait leur montrer comment on portait l’uniforme, et si on était un peu chic quand on le voulait, dans la « relingue ». Ils surent tout de suite un gré infini à Chéri-Bibi de l’imagination de cette comédie, qui promettait d’être un passe-temps délicieux. L’influence que le nouveau commandant avait sur cette immonde pègre en fut extraordinairement augmentée.
 
Au moins, voilà un chef qui savait rire, qui comprenait la vie. On ne s’embêtait pas avec lui !
 
Tout était réglé selon les désirs de Chéri-Bibi. Le Bayard se rapprocha de plus en plus de la chaloupe, d’où partaient des cris de joie, des bravos, des saluts enthousiastes. Chacun pouvait voir maintenant qu’ils étaient dix là-dedans, sept passagers et trois matelots. Ils avaient un bout de toile qu’ils tenaient au bout d’une rame pour servir de signal.
 
Ce qui réjouissait surtout les bandits, c’est que, de ces passagers, trois étaient des femmes et qui, ma foi, paraissaient bien jolies.
 
« Ah ! les belles femmes ! » exprima Petit-Bon-Dieu, qui reçut, du reste, aussitôt, dans la partie basse de son individu, un solide coup de pied de Gueule-de-Bois, pour lui apprendre à bien se tenir dans le monde.
 
L’extraordinaire était que ces naufragés ne paraissaient nullement affamés, ni fatigués outre mesure… Enfin, ils n’avaient point cet air égaré des pauvres gens qui viennent d’échapper à la mort.
 
Les femmes, par exemple, semblaient pleines d’entrain et fort bien portantes, vêtues le plus correctement du monde, la tête coquettement enveloppée de fichus, telles qu’elles se fussent présentées après une promenade élégante sur un lac.
 
Au milieu du groupe des naufragés se tenait, debout, un homme grand et fort, large d’épaules, un de ces personnages qui, selon l’expression consacrée, quand ils marchent, déplacent de l’atmosphère. La figure bien pleine, haute en couleur, et qui ne manquait pas cependant d’une certaine aristocratie à cause de la ligne du nez, dite bourbonienne, semblait appartenir à quelque gentleman-farmer, ami des sports. Au-dessus des yeux bleus, les sourcils châtains étaient touffus et ajoutaient un peu de rudesse à une face qui, sans cela, eût pu passer, dans sa lourde harmonie, pour débonnaire.
 
Chéri-Bibi, penché au-dessus de la passerelle, ne quittait point des yeux le personnage. Et si tout cet équipage de brigands n’avait eu ses regards également tournés sur la barque, plus d’un aurait pu s’étonner de l’air singulièrement féroce que prenait la physionomie de Chéri-Bibi au fur et à mesure que le Bayard se rapprochait des naufragés. Ses mâchoires, qui s’avançaient comme pour mordre, laissaient siffler, entre les dents menaçantes, un nom : « Maxime du Touchais ! »
 
Chéri-Bibi se redressa, domptant une agitation qui l’eût fait se ruer, dès la première rencontre, à la gorge de l’homme qui avait été, et qui était encore le bourreau de ce qu’il aimait le plus au monde, de cet être idéal qui n’avait cessé de rayonner dans ses sanglantes ténèbres, de Cécily !… refrénant une exaltation qui l’eût fait crier de bonheur devant la vengeance toute proche… Le mari de Cécily !…
 
« C’est le Dieu de ma sœur qui m’envoie cet homme comme il l’eût envoyé au diable pour qu’il le châtie ! »
 
Ah ! c’est qu’il le haïssait, ce joli monsieur, qui avait eu le droit d’approcher son ange, alors que lui n’avait jamais osé le regarder de loin et ne lui avait parlé, dans les jours heureux de sa jeunesse, que tête basse, en tremblant…
 
Ah ! quand il pensait que l’autre avait eu cette femme-là dans ses bras et qu’il n’avait su que la faire souffrir !
 
Chéri-Bibi ricana comme ricanent les démons au fond de l’enfer de Dante… et il descendit vers les hôtes qui lui arrivaient si à point.
 
Il était tout entier maintenant à son nouveau rôle de commandant. Il avait fait établir l’échelle à la coupée, et là il attendait les naufragés qui descendaient déjà de leur barque, aidés par ses hommes. Le premier naufragé qui sauta sur l’échelle de « coupée » arracha encore à Chéri-Bibi une exclamation sourde :
 
« Robert Bourrelier ! »
 
Ah, çà ! mais c’était donc toute la famille que la fatalité lui envoyait !
 
Et il se recula.
 
Cette fois, il paraissait moins satisfait. Outre qu’il n’avait jamais eu à se plaindre du frère de Cécily, il ne pouvait, par cela même que celui-ci était le frère de celle qu’il aimait, avoir de méchants desseins à son endroit ; mais surtout il redoutait une chose maintenant, c’était d’être reconnu !
 
Il n’avait point cette crainte du côté de Maxime du Touchais qui, certainement, n’avait jamais jeté un regard sur l’humble garçon boucher du Pollet, mais Robert Bourrelier – qui venait toujours aux vacances passer quelques semaines à la ville de Puys, chez ses parents – pouvait fort bien ne pas avoir perdu tout à fait le souvenir des traits du « petit du jardinier ».
 
Chéri-Bibi, pour se rassurer, pensa avec raison qu’il avait beaucoup changé depuis ce temps-là, et que les extraordinaires péripéties de sa peu banale existence lui avaient fait un autre visage. Quand même, c’était une expérience à tenter.
 
Il devait encore compter avec la publicité que les grands quotidiens avaient donnée, depuis ses crimes, à son inquiétante physionomie ; mais de ce côté, il avait été servi par le peu de valeur de la reproduction et la mauvaise qualité des photographies qui avaient servi à faire connaître son image au monde épouvanté. Les journaux avaient surtout montré quelqu’un de très laid, quelque chose comme une synthèse de la laideur, et ils avaient grossièrement accentué, pour les besoins du tirage, les stigmates de la férocité. C’était lui et ce n’était pas lui. Il y avait des moments où c’était peut-être lui, des moments de crise et d’action violente, mais pas des moments de bonheur comme celui-là où, en qualité de capitaine de vaisseau, il s’apprêtait à donner l’hospitalité au personnage qu’il détestait le plus au monde après l’homme au chapeau gris !
 
Mais le sort en était jeté. Déjà Robert Bourrelier apparaissait à la coupée.
 
Chéri-Bibi joua son jeu avec une audace parfaite.
 
« Mesdames et messieurs, prononça-t-il avec une emphase un peu comique, soyez les bienvenus à mon bord ! »
 
Et il tendit la main au frère de Cécily, qui la lui serra avec une émotion reconnaissante.
 
Robert paraissait le plus fatigué de la bande. La santé de ce grand garçon efflanqué devait être précaire et la mauvaise vie qu’il menait depuis son adolescence semblait l’avoir déjà marqué pour un prompt trépas.
 
« Allons, pensa Chéri-Bibi, le marquis n’aura point longtemps à attendre l’héritage ! »
 
Et il fut satisfait de l’expérience. Robert n’avait point seulement « tiqué ». Et puis, en vérité, comment eût-il pu, une seconde, s’imaginer retrouver les traits du terrible Chéri-Bibi sous l’uniforme de cet accueillant commandant de notre belle marine nationale ?
 
Les dames suivirent, puis Maxime du Touchais, puis les autres.
 
Ce fut le marquis qui, ne laissant point au commandant le temps de prononcer encore quelque phrase mémorable de bienvenue, et coupant court aux offres de secours dont les naufragés ne semblaient point avoir un besoin urgent, mit l’état-major du Bayard au courant de leur triste situation.
 
C’étaient des victimes de la dernière tempête, qui avait failli être si fatale au Bayard. Le marquis et ses invités revenaient de Buenos Aires en France, sur la Belle Dieppoise, quand vers les deux heures du matin, par un temps épouvantable, le navire, qui ne gouvernait que difficilement, était entré en collision avec un bâtiment auquel il avait dû faire de sérieuses avaries. La tempête, qui ne faisait qu’augmenter de violence, avait séparé aussi rapidement les deux steamers qu’elle les avait brutalement rapprochés, et dans les ténèbres ils n’avaient pas tardé l’un et l’autre à se perdre de vue.
 
La situation de la Belle Dieppoise était alors des plus critiques : une large déchirure à son avant avait déterminé une voie d’eau avec laquelle il paraissait impossible de lutter. La proue du navire piquait déjà vers les flots et s’enfonçait de minute en minute. Maxime avait ordonné de mettre les embarcations à la mer. Elles étaient heureusement assez nombreuses pour contenir tout l’équipage du yacht et ses quelques passagers, qui s’y ruèrent, malgré l’état déchaîné de l’océan.
 
Mais la mort semblait aussi bien assurée et aussi prochaine sur ces frêles chaloupes que sur le navire lui-même. Le marquis, s’en rendant parfaitement compte, avait refusé au dernier moment de quitter son bord, disant que, mourir pour mourir, il préférait expirer confortablement dans une cabine de la Belle Dieppoise. Aussitôt plusieurs de ses amis, hommes et femmes, les femmes surtout, s’étaient trouvés de son avis, remarquant du reste que le navire, depuis quelques instants, semblait s’être arrêté dans sa descente au gouffre. Peut-être les cloisons étanches allaient-elles résister !… Et ils restèrent là pendant que les petites barques disparaissaient dans l’affreuse nuit.
 
Et c’était vrai que les cloisons étanches devaient résister. Elles avaient résisté pendant trois jours, donnant le temps à la tourmente de se calmer, à la mer démontée de devenir ce lac d’azur, au ciel de se nettoyer de tous ses nuages, aux passagers restés à bord de tout préparer dans les deux canots pour le moment où ils se verraient dans la nécessité de quitter la Belle Dieppoise, événement qui s’était effectué il y avait deux heures à peine, dans le calme le plus parfait et sans l’ombre d’une inquiétude, car le marquis savait qu’il se trouvait sur la route très fréquentée des grands steamers qui se rendent soit aux Antilles, soit dans l’Amérique du Sud.
 
La Belle Dieppoise avait disparu dans les flots, semant la mer d’épaves que l’on ne tarderait pas à rencontrer. Pas de nouvelles des autres embarcations dont le sort devait être déjà fixé, soit qu’elles eussent péri, soit qu’elles eussent été recueillies comme venait de l’être la chaloupe de Maxime du Touchais et de ses compagnons. Et voilà !
 
Là-dessus, le marquis fit les présentations.
 
D’abord les dames : une grande blonde très jolie, mais un peu tambour-major, Mlle Nadège de Valrieu, dont le commandant et ces messieurs de l’état-major devaient certainement avoir entendu parler, car son passé dramatique, tout jeune encore il est vrai, lui avait déjà valu de la gloire dans les deux mondes. Puis venait une brune, qui ne tenait pas en place, et qui déjà riait à tout l’équipage, Mlle Carmen de Fontainebleau, la fameuse danseuse d’art, qui avait tant de succès dans les « valses d’amour ». La troisième, très chic, très distinguée, avec cependant un peu trop de hauteur dans la façon de regarder choses et gens autour d’elle, du haut de son face-à-main ; c’était Mme d’Artigues, femme de lettres. Elle était accompagnée de son mari, bien connu dans la presse sous le pseudonyme de Charles des Premières, brillant journaliste théâtral et mondain. M. Robert Bourrelier. Enfin le baron Proskof, grand seigneur polonais, « qui avait eu la plus belle femme de Paris », et qui maintenant ne l’avait plus parce que la chère baronne s’était entêtée à monter dans une de ces petites embarcations, trop fragiles pour résister à l’océan en courroux.
 
« Le baron est bien triste, et moi aussi », termina Maxime du Touchais.
 
Cette désinvolture, en parlant d’une malheureuse qui était certainement morte à cette heure et que le marquis avait beaucoup distinguée de son vivant, s’il fallait en croire la chronique dieppoise, répugna à Chéri-Bibi, qui avait toujours eu le sentiment de la famille.
 
Chéri-Bibi ne s’attarda point, lui, aux présentations. D’un bloc, il montra son état-major et son équipage et déclara d’une voix de rogomme que le Bayard tout entier se réjouissait de donner asile à des hôtes aussi gracieux. Il ne donna point d’autres détails pour le moment.
 
Du Touchais et Bourrelier croyaient à première vue qu’ils avaient été recueillis par un transport militaire, dont le commandant était un brave homme un peu fruste. De fait, c’était un spectacle que Chéri-Bibi s’essayant aux politesses. Le mot « gracieux » dans sa bouche jurait étrangement avec la grimace de son effroyable bouche qui adressait sur commande une risette étonnante à ces dames.
 
Chéri-Bibi avait une façon si rude d’être aimable ou de vouloir le paraître que les belles naufragées ne purent s’empêcher de sourire, ce que vit Chéri-Bibi et ce qui le froissa au plus profond de lui-même, car il avait toujours eu beaucoup d’amour-propre comme on dit.
 
Le marquis, le voyant rougir et faire une drôle de frimousse, comprit qu’il avait affaire au genre « loup de mer susceptible ». Il résolut de le mettre tout de suite à son aise et lui détacha une tape amicale sur l’épaule.
 
« Commandant, lui dit-il, avec une grande affectation de cordialité, c’est maintenant entre nous à la vie à la mort ! Vous avez été notre planche de salut. Le marquis du Touchais ne l’oubliera pas ! »
 
Et il lui secoua la main vigoureusement.
 
L’autre se laissa faire en roulant de gros petits yeux qui ne promettaient rien de bon et en murmurant en a parte :
 
« Oui, mon vieux, à la vie à la mort, tu l’as dit, bouffi ! »
 
Il voulut tout de suite conduire ces dames aux plus belles cabines dont il ordonna de déménager en cinq sec les occupants. Et, surmontant ses sentiments d’antipathie et de haine, il fut particulièrement aimable pour Robert Bourrelier et Maxime du Touchais.
 
Ces dames, en traversant le pont, avaient été particulièrement étonnées d’apercevoir sur ce bâtiment tant de matelots et de soldats éclopés et, sous les képis et les bérets, d’aussi rudes et décidés visages et qui les regardaient passer avec des yeux d’aussi ardente braise.
 
« Vous revenez donc de la bataille, commandant ? demanda la belle Mme d’Artigues à Chéri-Bibi.
 
– Vous ne sauriez mieux parler, belle dame, répondit Chéri-Bibi. De la bataille, en effet, nous revenons ! Nous avons eu une révolte à bord !
 
– Une révolte à bord ! s’écrièrent-elles toutes les trois en chœur… Oh ! racontez-nous ça ! Mais c’est épouvantable !
 
– Une révolte à bord d’un transport militaire ! fit le marquis. Est-ce possible ?… Il n’y a donc plus de discipline dans notre marine ? Décidément, tout s’en va !… J’espère, commandant, que vous n’avez pas eu trop de mal à venir à bout des mutins ?
 
– Heu ! heu ! Il a fallu en fusiller pas mal et en pendre quelques-uns ! répliqua d’une façon assez vague le commandant.
 
– Mais c’est très amusant ce que vous nous racontez là, s’écria la charmante Carmen de Fontainebleau. Un naufrage ! une révolte à bord !… Que d’aventures !
 
– Eh bien, ça n’est pas les sujets de conversation qui nous manqueront en rentrant en France », fit remarquer Mlle Nadège de Valrieu.
 
Toute la noblesse de France semblait s’être donné rendez-vous sur le Bayard.
 
« Nous n’y serons pas demain, madame, en France, crut devoir annoncer Chéri-Bibi.
 
– Et où allons-nous donc comme ça ?
 
– Oui, à propos, firent-ils tous, où nous conduisez-vous, commandant ?
 
– À Cayenne, sieurs et dames ! Pour vous servir !
 
– À Cayenne ? Vous êtes à destination de Cayenne ?
 
– Mais zoui, marquis ! Avec un transport de condamnés, des faillis chiens de forçats qui nous ont donné du fil à retordre, allez !…
 
– Des forçats ! Ah ! mon Dieu ! s’exclamèrent les dames de plus en plus intéressées. Et où sont-ils ? Ils ne peuvent pas nous faire de mal au moins ?
 
– Ayez pas peur, on les tient serrés, maintenant ! Ils ne sortent plus des cages ! Et le premier qui bouge, on lui brûle la g… ! Pardon, excuse, sauf votre respect !
 
– Bravo, commandant !… On est trop bon avec ce gibier-là, fit Maxime du Touchais. Est-ce qu’on devrait s’embarrasser de pareils misérables ? Je parie qu’il y en a la moitié, là-dedans, qui, sous un vrai gouvernement, auraient été guillotinés !
 
– La moitié au moins, concéda Chéri-Bibi. Sans compter que nous avons ce Chéri-Bibi !
 
– Comment !… Chéri-Bibi ! Chéri-Bibi est ici ! C’est vrai, commandant, vous avez Chéri-Bibi ? Ah ! quelle chance ! Montrez-nous-le tout de suite ! »
 
Comme il tournait la tête dans le moment que des hommes apportaient les bagages des naufragés, il se sentit comme brûlé par un regard et il aperçut la Comtesse qui venait d’arriver. D’abord, il ne la reconnut pas dans cette femme fine, élégante, souple, qui se cambrait dans un joli et très correct complet de voyage, sortant de chez le bon faiseur : un cadeau à lui, Chéri-Bibi, qu’il lui avait fait le matin même pour la remercier de ses bons services au moment de son évasion et, plus tard, au fort de la bataille.
 
Dans ses pérégrinations à travers les cales, Chéri-Bibi avait éventré, un jour, une énorme caisse destinée aux élégantes de Cayenne, aux « épouses » de MM. les administrateurs, et il était tombé sur un tas de falbalas, de robes, de dessous, de lingerie. Il avait donné tout ça à la Comtesse, d’un coup. « Comme ça, avait-il pensé, je suis quitte. Elle ne m’embêtera plus ! » Il se trompait. La Comtesse n’avait apprécié le cadeau de Chéri-Bibi que parce que ces fanfreluches allaient la faire plus belle aux yeux de Chéri-Bibi lui-même.
 
Encore une qui l’aimait, qui était folle de sa gloire, et qu’il avait dû chasser à coups de pied dans les ténèbres des soutes, pour qu’il lui fût loisible de dormir en paix, la nuit, comme un honnête homme !
 
Une attitude aussi puritaine n’était point faite pour étonner de la part de Chéri-Bibi qui, lui, avait une haute moralité amoureuse et qui était doué, à cause d’une laideur originelle, laquelle avait détourné de lui les regards des jeunes filles quand il était jeune homme, d’une extraordinaire, d’une farouche timidité : une timidité qui allait jusqu’au crime ! Pauvre Chéri-Bibi !
 
Donc, la Comtesse aimait Chéri-Bibi, d’autant plus que celui-ci, comme nous l’avons précisé pour l’histoire, l’avait repoussée à coups de pied (si elle avait insisté, il l’aurait repoussée à coups de couteau). Or, depuis que les naufragés avaient été signalés, elle n’avait pas perdu de vue Chéri-Bibi ; elle avait assisté à son émoi, à son inquiétude, et finalement à sa joie méchante intérieure.
 
Évidemment, Chéri-Bibi connaissait ces naufragés-là. D’abord, elle avait cru qu’il s’agissait des femmes et elle montra les dents, comme pour les manger. Mais elle s’était bientôt aperçue que tout l’intérêt de l’aventure allait au marquis du Touchais. Que pouvait-il y avoir entre ces deux hommes ? Elle se promit de le savoir avant qu’il fût longtemps.
 
« Mon cher commandant, fit la Comtesse d’une voix singulièrement harmonieuse que ne lui connaissait pas encore Chéri-Bibi, mon cher commandant, j’ai appris que vous donniez ma cabine à ces dames. Permettez-moi de vous faire tous mes compliments. C’est la meilleure du Bayard. »
 
Ces dames aussitôt se récrièrent. Était-il possible ? Jamais elles ne permettraient ! Comment avait-on pu penser ?… Elles ne voulaient déranger personne. Et patati, et patata !
 
« Mesdames, je vous présente la Comtesse ! » dit Chéri-Bibi, gentleman.
 
Ces dames s’empressèrent de lui serrer la main. La Comtesse ! Il y avait une comtesse à bord ! La comtesse de quoi ? Elles n’osèrent point le demander. Elles trouvaient seulement la présentation un peu courte, et Maxime du Touchais et Robert Bourrelier, pour en sourire, se détournèrent de Chéri-Bibi. Ah ! ces vieux loups de mer, ça ne s’attardait point aux formules de politesse et ça se moquait un peu du protocole ! Voilà la comtesse ! Bonjour, bonsoir ! Ça vous suffit ? Et, ma foi, ça leur suffisait. Elle paraissait du reste très bien, cette comtesse. Chéri-Bibi crut devoir cependant ajouter, après un moment de réflexion, qu’elle allait rejoindre son mari au Brésil.
 
« Et vous avez vu la révolte des forçats, madame la comtesse ? demanda Carmen de Fontainebleau.
 
– Comme je vous vois, madame », répondit la Comtesse sur un ton des plus « comme il faut ».
 
Et c’est elle qui voulut procéder à l’aménagement de ses nouvelles compagnes. Elle se montra d’une grâce, d’un charme et d’une obligeance qui les captivèrent sur-le-champ. Elle mit à leur disposition toute sa garde-robe. Ces dames, qui n’avaient pu emporter dans leur chaloupe que le strict nécessaire, ne lui cachèrent point leur satisfaction. Elles admirèrent combien la Comtesse était luxueusement montée en tout.
 
Elles s’habillèrent pour le déjeuner, qui avait été retardé d’une heure sur leur prière, et elles passèrent dans la salle à manger du commandant « parées de tous leurs avantages ».
 
Pendant ce temps, ces messieurs avaient pu faire un tour sur le pont et ils en revenaient avec une provision de remarques et d’étonnements qui devaient entretenir la conversation. Ce fut un déjeuner de gala magnifique présidé par Chéri-Bibi, auquel avait été convié l’état-major et auquel on avait été obligé de trouver des places pour les principaux de ces messieurs qui s’étaient distingués dans la dernière affaire…
 
Ils étaient venus supplier le commandant de leur accorder, pour cette fois, cet honneur. Ils n’avaient point tous l’uniforme d’officiers, mais ceux qui, comme Petit-Bon-Dieu, n’avaient que celui de matelot ou de quartier-maître, avaient été mis à part à des petites tables, « pour les récompenser de leur bonne conduite », avait expliqué Chéri-Bibi. Ils étaient satisfaits pourvu qu’ils pussent admirer ces dames et les entendre.
 
Le commandant qui se rendait parfaitement compte de l’état dangereux dans lequel se trouvait son équipage depuis qu’il avait reçu ces élégantes à son bord, avait réussi à en calmer momentanément l’effervescence en faisant savoir à ses hommes que ces dames se rendraient à la fête qui se préparait pour le soir, et que si l’on se conduisait bien, il leur permettrait (à ces dames) de danser avec l’équipage. Il avait fait annoncer, par la même occasion, du reste, que si l’on se conduisait mal, on aurait directement affaire à lui, Chéri-Bibi.
 
La Ficelle avait lui-même veillé à la confection des plats et soigné particulièrement une morue à l’espagnole que Chéri-Bibi adorait. Boule-de-Gomme, qui avait une belle écriture, avait rédigé à plusieurs exemplaires le menu. Tout ce monde était de bonne humeur et avait grand appétit. Aussi fit-on d’abord grand honneur à un certain gîte à la noix qui embaumait.
 
Chéri-Bibi mangeait peu, veillant à ce que chacun eût sa ration et à ce que les vins coulassent en abondance. Et puis, il était un peu ému de son nouveau rôle de chef de maison qui reçoit et il n’eût pas voulu devant ses hommes, qui le regardaient avec curiosité, commettre des « impairs ». Il avait à ses côtés Mme d’Artigues et Nadège de Valrieu, et en face de lui la Comtesse. Un peu plus loin, sur la gauche, il avait fait placer Maxime du Touchais à côté de Mlle Carmen de Fontainebleau, de telle sorte qu’il fût obligé de se pencher pour l’apercevoir, ceci à seule fin que ne fût point gênée sa déglutition. Ainsi semblait-il remettre à son temps les affaires sérieuses touchant ce gentilhomme.
 
Tout jusqu’alors s’était passé fort convenablement. Boule-de-Gomme, de la cage des financiers, qui connaissait son monde pour l’avoir détroussé au profit des grands restaurants et des cabarets de nuit, veillait du reste à l’économie générale du repas, c’est-à-dire à sa bonne conduite.
 
« Cette viande est vraiment délicieuse, déclara Mlle Nadège de Valrieu.
 
– C’est du gîte à la noix, madame, expliqua Chéri-Bibi. Une excellente pièce d’estomac ! Je vous en prie, madame, il faut y retourner. »
 
Elle y retourna avec un tel empressement que Chéri-Bibi, offusqué de la gloutonnerie de cette demoiselle, finit par lui faire remarquer « que la table n’était pas louée ».
 
Et il se retourna vers Mme d’Artigues qui était, celle-là, une vraie femme du monde, ayant dû beaucoup souffrir pendant le voyage de la présence de ces demoiselles qui lui avait été imposée certainement par la fantaisie d’un marquis du Touchais. Et il s’aperçut que Mme d’Artigues faisait les yeux doux au marquis et que M. d’Artigues faisait, lui, celui qui ne s’en apercevait pas. Chéri-Bibi pensa que cette dame tendait à prendre dans le cœur de Maxime du Touchais une place laissée vacante par le trépas récent de la baronne de Proskof et que son mari ne serait point autrement fâché de céder son épouse à cet homme riche si celui-ci était dans la disposition de la payer le prix qu’il avait versé pour l’autre.
 
Toutes ces combinaisons mondaines au milieu desquelles Chéri-Bibi se voyait jeté de par sa fantasque destinée lui firent tenir en piètre estime « les gens de la haute », pour lesquels il n’avait du reste jusqu’alors montré qu’un respect relatif. Le champagne aidant, il voulut oublier les trames présentes pour courir, par-delà les mers, au-devant de la figure angélique de Cécily, chaste épouse, mère incomparable, attachée aux devoirs du foyer. Que n’eût-il donné, hélas ! pour l’avoir auprès de lui, en place de ces poupées parfumées qui ignoraient jusqu’au doux nom de la vertu.
 
« Et pendant ce temps-là, ta femme te fait c…, mon vieux !… »
 
Cette phrase éclata, comme une bombe dans le rêve de Chéri-Bibi. Elle avait été jetée avec un éclat de rire, à Maxime du Touchais, par la maîtresse de l’efflanqué Robert, qui pria aussitôt Mlle Nadège de Valrieu de ménager ses expressions.
 
Chéri-Bibi était devenu pâle comme un mort.
 
« Ça n’est pas vrai ! » dit-il.
 
D’abord, tout le monde regarda Chéri-Bibi, et puis on se regarda entre soi, et puis ce fut une explosion de joie :
 
La Comtesse alors prit la parole :
 
« Qu’est-ce que vous avez dit, mon ami ?
 
– Moi ? murmura la voix blanche de Chéri-Bibi. Moi ?… Je n’ai rien dit du tout… »
 
Et il lui semblait, en effet, qu’il n’avait point parlé, que c’était un autre… un autre qui avait prononcé des mots qu’il avait entendus comme tout le monde… et il ne s’expliqua point davantage ; il se tut farouchement, sentant très bien qu’il n’aurait point trop de tout son silence pour s’occuper à dompter la fureur qui grondait en lui contre tous ces misérables qui avaient osé insulter son idole, contre cet ignoble seigneur qui n’avait pas eu une indignation, pas même une protestation, très occupé qu’il était, sans doute, avec les mines de Mme d’Artigues, contre ce frère qui n’avait pas giflé cette donzelle qui avait parlé dans des termes tels de sa sœur.
 
La Comtesse prit la parole pour lui avec une adresse et un tact merveilleux, avec une souplesse de grande dame que rien ne déconcerte et qui trouve toujours le mot qu’il faut dans les situations les plus difficiles. Elle fit un grand compliment de Chéri-Bibi, de sa rude écorce et de son cœur d’or, de sa belle conscience et de toutes les qualités qui faisaient de lui « un véritable chevalier français ».
 
Jamais elle ne l’avait entendu mal parler des femmes, et il poussait si loin le point d’honneur qu’il ne permettait point qu’on en dît du mal devant lui. Vraiment, cette comtesse était stupéfiante : elle avait étonné sa cage par sa science de l’argot, et « dans le monde » elle s’exprimait avec une élégance !… Hélas ! cette charmante intervention n’aboutit qu’à faire retourner la conversation des naufragés aux environs de la pauvre Cécily.
 
« Eh bien, si tu ne l’es pas, méfie-toi, ça ne doit pas tarder !… »
 
Nadège et Carmen de Fontainebleau s’entendaient pour trouver les politesses de M. de Pont-Marie envers la marquise du Touchais des plus intéressées. Elles le connaissaient depuis longtemps, cet oiseau-là. Jamais il ne serait resté là-bas s’il n’avait trouvé à s’occuper.
 
« Eh bien, entre nous, il en a un goût ! acheva Mlle de Valrieu qui, en sa qualité de maîtresse du frère de la sœur, ne pouvait souffrir la famille Bourrelier. La dernière fois que je l’ai aperçue à Dieppe, c’était en revenant des courses. Elle avait un chapeau… J’en retiens, s’il fait des petits ! »
 
Carmen surenchérit :
 
« Ça, c’est vrai, elle est rien moche !
 
– Répète ! dit le marquis. Tu es trop drôle en disant cela ! »
 
Et il riait ! ! !
 
Chéri-Bibi souffrait comme un damné qu’il était, mais jamais, depuis qu’il était au monde, il n’avait enduré un pareil supplice. Ses tortures de forçat n’avaient été que des caresses à son dur épiderme, à côté de la brûlure actuelle de son âme, de l’âme de Chéri-Bibi ! La Comtesse s’effrayait de le voir. Elle craignit un instant qu’il ne tombât raide mort, au milieu du magnifique déjeuner de gala. Et puis, peu à peu, les couleurs lui revinrent… lui revinrent avec le sourire.
 
« Tout à l’heure, avait pensé Chéri-Bibi. tout à l’heure Mlles Nadège de Valrieu et Carmen de Fontainebleau, vous qui n’êtes point moches, je vous donnerai en pâture à mes hommes. Et quant à toi, Maxime du Touchais… ah ! quant à toi… il faudra que je trouve quelque chose… quelque chose !… »
 
Ses yeux venaient de rencontrer ceux du Kanak, qui n’avait pas encore prononcé une parole, et il se rappela la légende sinistre qui courait les cages sur ce singulier personnage.
 
« Tout à l’heure, je te ferai manger par le Kanak ! »
 
Voilà pourquoi maintenant Chéri-Bibi avait le sourire.