c10 - les cages flottantes

À partir de ce moment, il prit la direction de la conversation et lui donna un tour singulièrement enjoué. Il réussit, avec brio, un historique assez burlesque de la révolte des forçats et des extraordinaires aventures que l’équipage venait de traverser, à la suite de l’audacieuse évasion de Chéri-Bibi. Il raconta les événements par le détail, et si bien, ma foi, que Chéri-Bibi ne les eût pas mieux narrés lui-même. Tantôt il parvenait à des effets d’horreur qui faisaient frissonner ces dames, et tantôt à des effets de comique, que soulignait la formidable hilarité de son bruyant état-major et des hommes de l’équipage « qui s’étaient particulièrement distingués dans la dernière affaire ». Si bien qu’entre l’évocation tragique du commandant et la joie inquiétante de la plupart des convives, les naufragés sentirent se glisser chez eux une angoisse encore mal définie, qui commença de les mettre mal à l’aise.
 
Le champagne coulait à flots, et la gaieté, à peu près générale, s’en accrut d’une façon assez grossière. C’est-à-dire que l’état-major, en particulier, commença d’oublier la retenue qui est toujours de mise sous notre uniforme national, et surtout devant les dames.
 
Il y avait là un certain lieutenant de vaisseau qui faisait beaucoup de bruit pour lui tout seul, et que l’on ne parvenait à calmer.
 
« Veux-tu bien fermer ton plomb, Gueule-de-Bois ! »
 
Ainsi ces messieurs avaient tous des surnoms étranges et se lançaient d’un bout de la table à l’autre des « Petit-Bon-Dieu ! » et des « Boule-de-Gomme ! » avec une familiarité que n’arrêtait nullement la différence des grades.
 
Le baron Proskof, la pensée toujours assombrie par la perte de sa très chère femme, était lui-même sorti de son état comateux pour exprimer à ses compagnons, par son regard ahuri, l’étonnement qu’il avait de découvrir un pareil relâchement dans les mœurs de la marine française.
 
Robert Bourrelier hocha lentement la tête et Maxime du Touchais toussa d’une façon qui fut comprise de M. d’Artigues, lequel ne put s’empêcher de murmurer, en sa qualité de journaliste qui a coutume de fréquenter les milieux officiels :
 
« On n’a pas idée de ça, rue Royale ! »
 
Ces divers mouvements furent parfaitement saisis de Chéri-Bibi, qui expliqua le ton général de cette petite fête avec une phrase bon enfant qui lui valut l’approbation de ces dames :
 
« À bord du Bayard, nous ne faisons qu’une seule et même famille.
 
– C’est même extraordinaire, fit Mme d’Artigues, comme il y a entre vous tous comme un air de ressemblance.
 
– Cet air-là tient sans doute, émit Mlle Nadège de Valrieu, à ce que vous avez tous la tête rasée comme des champignons.
 
– Ou comme des forçats », ajouta Mlle Carmen de Fontainebleau, en riant de toutes ses dents à cause de ce qu’elle croyait être une excellente plaisanterie.
 
Or, cette dernière réflexion jeta tout à coup, comme on dit, « un froid ».
 
Il y eut un silence pendant lequel tous ces hommes se regardèrent, et puis Petit-Bon-Dieu ayant déclaré, en se tapant sur la cuisse, « qu’elle était bien bonne », un formidable éclat de rire emplit le carré du commandant.
 
Chéri-Bibi, avec sa présence d’esprit coutumière, répliqua que si ses officiers et ses hommes s’étaient fait raser la tête d’aussi près, « c’était justement pour montrer le bon exemple aux forçats ».
 
« Le commandant a beau avoir des galuches, cria le Rouquin, ça ne l’empêche pas d’être un bon zig !
 
– Oui ! oui ! s’exclamèrent-ils tous, un vrai bon zig ! »
 
Carmen de Fontainebleau approuva :
 
« Il en a l’air !
 
– Vous êtes un bon zig ! fit Mme d’Artigues, mais qu’est-ce donc que des galuches ?
 
– Des galuches ? répondit Chéri-Bibi sans s’émouvoir, c’est, dans l’argot militaire, des galons !… Et ne croyez point, sieurs et dames, crut-il devoir ajouter, que si je permets à mes hommes de me traiter comme leur père de famille, la discipline ait à s’en ressentir ! Je connais mon devoir et je suis terrible quand il le faut. Certes ! si je ne joignais pas aux qualités du cœur, continua Chéri-Bibi du ton le plus naturel du monde, celles du caractère, où en serais-je avec une cargaison pareille ? Je vous le demande. Et si vous me le permettez, je vais vous fournir la réponse : À cette heure-ci, après la révolte de l’autre jour, c’est nous qui serions dans les cages ! »
 
Une triple salve d’applaudissements et de hourras accueillit cette audacieuse hypothèse du commandant du Bayard.
 
« Ça, c’est vrai, acquiesça Mlle Carmen de Fontainebleau, on ne doit pas tous les jours rire quand on a la charge de pareils bandits !
 
– Mais enfin, demanda Mme d’Artigues, pour se révolter, il fallait que ces misérables fussent d’accord ? Ils étaient dans des cages et surveillés. Comment ont-ils pu faire pour s’entendre ? »
 
Chéri-Bibi, vers qui tous les yeux étaient tournés et qui éprouvait une certaine satisfaction de l’intérêt que l’on semblait attacher à ses moindres propos, en profita pour faire à ces sieurs et dames un petit cours de bagne. Il semblait du reste que l’importance du sujet traité l’inspirât particulièrement, et sa phraséologie prenait, sans qu’il s’en doutât, un petit air professionnel propre aux conférenciers.
 
« Vous ne connaissez point ces hommes, dit-il avec emphase, sans quoi vous ne vous étonneriez de rien à ce point de vue. Rien ne vient trahir l’intimité qui s’établit entre eux. Couchés sur le même banc, aucun mouvement, aucun signe ne révèle qu’ils se connaissent si par hasard ils se sont déjà rencontrés dans la vie ou dans les prisons. Ils ont un langage à eux, incompris des autres.
 
« Dans la pose de leurs pieds, dans le mouvement naturel de leurs bras, dans la ligne du regard, il y a une parole, un dictionnaire, une langue complète. Cette causerie muette échappe à l’intelligence ou à la longue expérience du garde-chiourme, du surveillant militaire et du chef le plus habile lui-même, à la mienne pour tout dire. Cependant certains de mes hommes et votre serviteur ont pu surprendre quelques termes de ce langage mystérieux.
 
« Tenez, nous allons faire une expérience. Avance ici, Petit-Bon-Dieu, et place-toi là, à l’autre bout de la salle, toi, le Rouquin (nous naviguons depuis si longtemps ensemble que, vous voyez, je n’hésite pas à les appeler par leur petit nom). Allons ! commencez. Dites-vous quelque chose. Bien ! très bien ! c’est suffisant !… Allez-vous vous taire, tas de mal élevés !
 
– Mais ils n’ont pas bougé ! s’écria Mme d’Artigues.
 
– Vous croyez cela, madame, eh bien, vous vous trompez ! Par la manière dont le Rouquin a relevé les sourcils et mis ses mains dans ses poches, et par la position de sa lèvre inférieure ; d’autre part, par la position des pieds de Petit-Bon-Dieu et par les trois directions successives de ses regards, il s’est établi entre ces deux hommes une conversation complète que je ne me permettrai pas de vous répéter.
 
– Ah ! si, si, si, mon petit commandant, dites-nous ce qu’ils ont dit !
 
– Vous le voulez ? fit Chéri-Bibi à Mme d’Artigues, qui se montrait la plus empressée. Soyez donc exaucée. Ils ont dit, en parlant de vous dans leur argot particulier : « Elle est gentille, la petite dame ; le gros (monsieur le marquis) lui fait les yeux doux, mais le maigre (votre mari) les a vus. Faudra profiter de la querelle tout à l’heure, pour lui déclarer notre amour ! »
 
– Bravo ! bravo ! c’est incroyable ! s’exclama Mlle de Valrieu.
 
– Mais c’est vrai ! affirma Carmen de Fontainebleau.
 
– Madame, je vous fais toutes mes excuses, exprima en beauté Chéri-Bibi tourné vers Mme d’Artigues, mais ces messieurs n’ont point l’usage du grand monde et s’étonnent assez facilement du moindre jeu de société.
 
– Je vous en prie, c’est très amusant, déclara en minaudant la belle Mme d’Artigues. Et votre conversation, mon cher commandant, est des plus instructives !
 
– Voilà tant d’années, madame, que je vis avec les forçats !
 
– Tout cela est parfait ! dit Robert Bourrelier, les misérables s’entendaient ! Mais comment ont-ils fait pour s’évader ? Votre Chéri-Bibi, nous avez-vous dit, était aux fers et surveillé par deux gardiens !
 
– Ah ! l’évasion de Chéri-Bibi ! fit le commandant. Je vous expliquerai cela tantôt sur les lieux mêmes. Les fers, les chaînes, ça n’est pas ce qui les arrête. Chéri-Bibi m’a révélé lui-même douze manières, vous entendez bien, pas une de moins, de rompre les chaînes ou de cacher les morsures que la lime ou le ciseau ont déjà faites. Et des limes et des ciseaux, ils en ont tant qu’ils en veulent ! Chéri-Bibi, pour le jour de ma fête, m’a fait cadeau d’un panier en paille dont chaque chalumeau cachait une scie presque imperceptible !
 
– Oh ! ce Chéri-Bibi ! parlez-nous encore de lui, commandant !
 
– Chéri-Bibi, déclara le commandant avec orgueil, ouvre toutes les serrures, tous les cadenas avec un simple fil d’archal.
 
– Et avant que la révolte n’éclatât, dit Maxime du Touchais, vous ne vous doutiez de rien ? Comment le secret a-t-il pu être si bien gardé ? Car enfin, c’est extraordinaire que parmi ces huit cents condamnés, il n’y en ait pas eu un, pas un seul, pour vendre les autres ? »
 
Le commandant avala un grand verre plein de champagne :
 
« Des renards et des moutons, c’est bien rare chez nous. »
 
Mais il comprit tout de suite, sur un signe du Kanak, qu’il venait de faire une gaffe. Il expliqua « en pataugeant » un peu :
 
« Je veux dire : dans notre monde, dans le monde que nous avons à surveiller, dans le monde des forçats, quoi ! Il y en a encore de temps en temps ! Mais cette espèce d’animal qui trahit son semblable tend de plus en plus à disparaître.
 
« C’est que la vendetta du bagne est terrible et expéditive. Si le mouton habite dans les cages, un matin on le trouve mort sans qu’il soit possible au plus habile médecin de découvrir la cause de ce brusque décès. Si c’est à Cayenne, tantôt un énorme entassement de bois s’écroule comme par l’effet de la maladresse des travailleurs, et, le terrain déblayé, on ramasse un cadavre.
 
« Tantôt, par un temps de forte mer, quand une grosse chaloupe de fatigue lutte contre les flots, un homme disparaît dans l’abîme. Est-ce un malheur dû à l’inexpérience ? Non ! C’est un châtiment infligé à la délation ! La chiourme, mesdames et messieurs, a ses tribunaux qui prononcent toujours avec justice ses arrêts, a des juges qui disposent, eux aussi, d’une échelle de peines !… Il peut y avoir des circonstances atténuantes si la faute entre camarades est légère, mais en tout cas, quand elle n’entraîne pas la mort, elle implique le mépris ! Le condamné perd l’estime de ses camarades.
 
« L’estime des siens, mesdames et messieurs, c’est la conquête la plus précieuse que puisse faire un condamné ! Cette estime a également ses degrés. Et Dieu sait à quelles conditions il faut satisfaire pour atteindre le point le plus élevé ! Mais s’il n’est pas donné à tous de se placer au sommet par des exploits brillants, fit entendre, avec un geste d’une ampleur cicéronienne, l’incroyable Chéri-Bibi, chaque condamné a vraiment à cœur de prendre sa place et de la dignement conserver. Il sait que tout au bas de l’échelle, comme je vous le disais tout à l’heure, est écrit le mot « mépris », et plus d’un a prouvé qu’il préférait encore la mort à ce mot-là !
 
– Mais, mon commandant, il semble, fit remarquer avec un commencement d’effroi la belle Mme d’Artigues, il semble, Dieu me pardonne, que vous les admirez !
 
– Moi ! les admirer ! protesta Chéri-Bibi avec la figure de l’innocence. Dites que je les plains, madame ! Chéri-Bibi lui-même, madame, est bien à plaindre, soyez-en assurée ! J’ai eu de longues conversations avec ce curieux personnage. Je puis vous affirmer que le malheureux garçon n’était point né pour épouvanter le monde. Les circonstances et les hommes s’en sont mêlés, comme en une sorte de jeu fatal. Ah ! c’est une chose commode, quand on a le pied au-dehors de l’abîme des maux, de donner des leçons, de conseiller ceux qui sont malheureux ! Mais il ne faut pas oublier que la fatalité est là pour un coup, sieurs et dames ! Avoir de la veine ou ne pas en avoir ! Je ne dis pas que tout est là ; je dis que presque tout est là ! To be or not to be ! Fatalitas ! Fatalitas ! s’écria dans un vaste accès de lyrisme, où il mêlait l’anglais et le latin, l’étonnant Chéri-Bibi. Oh ! Fortune ! Fortune ! devais-tu associer cet homme juste aux plus scélérats des mortels ! En toute affaire il n’est rien de plus funeste que la société des méchants ; le fruit en est amer ! C’est un champ de misère où l’on moissonne la mort !
 
« Mesdames et messieurs, je vous demande bien pardon ! Je ne sais plus tout à fait ce que je dis, avoua l’amoureux de Cécily en essuyant les larmes qui coulaient de sa rude paupière. Je crois que j’ai pris un petit verre de champagne de trop ! Allons prendre l’air sur le pont ! Et nous irons faire un petit tour ensuite au Jardin des plantes ! »
 
Toute la société se leva, dans un singulier état d’esprit. L’émotion du commandant avait impressionné différemment les convives de cet extraordinaire repas de gala. Les forçats ne pouvaient s’empêcher de se rappeler que plusieurs d’entre eux avaient toujours prétendu que Chéri-Bibi avait été tout d’abord « une victime de son innocence ». Quant aux naufragés, ils s’expliquaient difficilement l’attendrissement de ce vieux loup de mer, en parlant de ce monstre de Chéri-Bibi.
 
« Mais il pleure ! dit tout bas Mme d’Artigues à son mari. Ne croirait-on pas qu’il l’aime ?
 
– Comme un frère ! répliqua Chéri-Bibi qui avait entendu.
 
– Hein ? qu’est-ce qu’il dit ?
 
– Rien, madame, vous voyez bien qu’il est soûl ! répliqua Gueule-de-Bois.
 
– Ce brave commandant, il en a une « muffée » ! faisait Robert Bourrelier.
 
– Il n’est peut-être pas aussi pompette qu’il en a l’air, dit Mlle Carmen de Fontainebleau à Mlle Nadège de Valrieu. À ce qu’il paraît que ce Chéri-Bibi est tout à fait surprenant, et que malgré sa laideur il est doué d’un charme irrésistible. Il aura ensorcelé ce pauvre homme, qui n’a pas l’air d’avoir la tête trop solide.
 
– Moi, répliqua Mlle Nadège de Valrieu, il y a une chose qui m’a frappée dans tout ce qu’il a dit, c’est que les forçats ont dix manières de sortir de leurs cages. Ça n’est rassurant pour personne, et nous ne sommes pas tout à fait en sécurité ici.
 
– Tu pourrais bien avoir raison, répondit l’autre. Le malheur est que je ne vois pas où nous pourrions nous réfugier ! Mais tout de même, c’est vrai que je suis loin d’être tranquille. Tous ces gens-là me font peur avec leurs histoires de forçats. Et puis ça n’est pas pour dire, mais ils en ont des têtes ! Alors nous allons voir Chéri-Bibi, mon cher commandant ? demanda Carmen de Fontainebleau à celui-ci qui passait près d’elle en bousculant un peu son monde.
 
– Suivez-moi ! » ordonna-t-il.
 
Comme il passait près de l’échelle accotée aux cuisines, il arrêta la procession pour lui montrer la cambuse et toutes les traces du combat qu’y avait soutenu Chéri-Bibi. Il expliquait :
 
« Voyez, nous étions ici ; lui, il était là et il nous canardait, fallait voir ! y a pas à dire, c’est un brave ! Nous étions plus de cent contre un ! ! Et il n’y avait pas moyen d’approcher. Il sautait d’une pièce dans l’autre comme s’il avait été en caoutchouc et malgré ça à l’épreuve de la balle. Enfin il se réfugia dans la cuisine et là il n’y avait pas d’issue. Fatalement il était pris. On s’est précipité. Plus personne ! Où était-il passé ? Mystère !
 
« Après avoir regardé partout, nous nous en allâmes. Eh bien, je peux vous le dire maintenant parce qu’il nous a tout raconté. Nous n’étions pas plus tôt partis qu’il sortait de la soupe qui commençait à chauffer, montrait sa tête au-dessus de la marmite, constatait qu’il était bien seul, quittait son bain culinaire et retournait se cacher dans la cambuse sous les provisions de légumes que nous avions tout à l’heure sondées pour constater qu’il n’y était pas ! Que voulez-vous, nous n’avions pas songé à regarder dans les marmites. Elles fumaient !
 
« Comment pouvions-nous supposer que Chéri-Bibi était caché dans la soupe, qui commençait à chauffer à petit feu ! Évidemment elle ne bouillait pas encore, mais il m’a dit que quand il est sorti, il était temps, car le pauvre garçon n’a jamais pu supporter de bain au-dessus de 40°, bien qu’il eût la peau assez dure ! Oh ! il avait plus d’un tour dans son sac ! Il faut bien dire aussi qu’il était singulièrement aidé par la complicité d’un de ses amis de La Rochelle qui avait réussi à se faire engager sur le Bayard au dernier moment avec quelques soutiers, pour remplacer des hommes qui nous faisaient défaut. Tout ça, c’est de la bande à Chéri-Bibi. Vous pensez s’ils travaillent pour lui !
 
« L’aide de cuisine qui avait la responsabilité de la nourriture des forçats s’était fait le commissionnaire des bagnes sans que la plupart des condamnés s’en fussent seulement doutés ! Lors de la distribution du fricot à la Ficelle, c’est lui qui trouvait le moyen (quand tout le monde était occupé autour des baquets ou quand il revenait lui-même chercher ses baquets vides, dans le moment que les hommes, sortis de cage, faisaient leur promenade sur le pont) de glisser dans les sacs des bouteilles de rhum dont ces messieurs se régalaient, et plus tard, des armes, des couteaux, des revolvers volés à la salle d’armes, ou directement aux gardes-chiourme. Ce mitron, sieurs et dames, était malin comme un singe et adroit comme un pickpocket.
 
– Est-ce que nous allons le voir aussi ? demanda Mlle Nadège.
 
– Non, madame, il est mort ! Nous l’avons pendu ! Et Chéri-Bibi en a eu bien du chagrin, car cet enfant (il était tout jeune, vingt-deux ans à peine et de grands yeux bleus) aimait Chéri-Bibi comme un chien aime son maître. Il l’avait toujours suivi partout, dans tous ses malheurs, et souvent l’avait empêché de mourir de faim, car il était plein d’imagination et de cœur.
 
« Pauvre petit mitron, victime de ce sentiment sacré entre tous qui s’appelle l’amitié ! Ne craignez rien, mesdames, je ne vais pas encore m’attendrir sur celui-là. Il nous a donné trop de tintouin. C’est lui qui avait tout préparé avec les soutiers. Depuis le départ de l’île de Ré, il travaillait avec eux dans les cales, trouant une cloison par-ci, un planche par-là, se ménageant des chemins à travers le navire que nous ignorions totalement, et préparant à Chéri-Bibi dans des caisses que nous croyions pleines de marchandises, des refuges que nous n’aurions jamais soupçonnés, et, quand Chéri-Bibi fut évadé, lui prêtant des costumes du bord qui permettaient quelquefois à celui-ci, en plein jour, de se promener dans les entreponts. Enfin, ce furent ces hommes qui, au moment de la bataille, volèrent les fusils de mes braves artoupans pour les passer à la rébellion. Vous voyez, chers messieurs et dames, si nous étions propres ! »
 
Ayant dit, Chéri-Bibi fit signe que l’on pouvait maintenant monter sur le pont, tel le cicérone officiel d’un bâtiment public, dont le métier est de montrer et d’expliquer les curiosités dont il est le gardien fidèle.
 
Sur le pont, la caravane s’extasia. On se serait cru, ma foi, à la foire de Neuilly ! On avait mis des petits drapeaux partout et disposé des girandoles de lanternes vénitiennes. Le commandant expliqua qu’après les terribles drames qui venaient de se dérouler à bord, ses hommes avaient besoin de distraction et qu’il leur avait promis une petite fête où les uns chanteraient, les autres joueraient la comédie comme on a accoutumé, à bord des vaisseaux de l’État, et où finalement tout le monde danserait au rythme d’un orchestre improvisé. Puis s’adressant particulièrement à Mlles de Valrieu et de Fontainebleau, Chéri-Bibi ajouta :
 
« Si vous étiez assez aimables, mesdames, pour ne point dédaigner les applaudissements de pauvres gens de mer comme nous, vous n’hésiteriez pas à nous faire la grande faveur d’un « numéro ». Je suis sûr que mes hommes en conserveraient un souvenir ineffaçable ! »
 
Comment refuser ? Et puis la proposition les amusait, et cette petite fête contribuerait sans doute à dissiper cet étrange sentiment de malaise qui continuait de les envelopper, sans qu’elles en pussent dire exactement la cause.
 
« Gueule-de-Bois ! appela le commandant (le second, immédiatement, se précipita). Tout est prêt dans les bagnes ?
 
– Tout est prêt », mon commandant.
 
Et Chéri-Bibi ajouta, plus bas :
 
« Savent-ils qu’au moindre mot, je les fais fusiller à travers les grilles ?
 
– C’est entendu, mon commandant, ils le savent, et je crois qu’ils se le tiendront pour dit.
 
– Eh bien, en route pour le Jardin des plantes ! »
 
Les dames l’entourèrent ; elles voulaient être au premier rang. On descendit dans la batterie haute. Un silence de mort régnait dans les cages. Les visiteurs, très émus, n’osaient pas prononcer une parole. Et, pendant quelques instants, on se regarda, sans bouger, de chaque côté des barreaux.
 
Quand les yeux de ces dames se furent peu à peu habitués à la demi-obscurité qui régnait dans l’entrepont, elles commencèrent de distinguer les détails de l’aménagement sommaire des misérables qui étaient entassés là.
 
« Les pauvres gens ! » fit Mme d’Artigues.
 
Et les autres aussi s’apitoyèrent : « Les pauvres gens ! » Ils demandèrent des détails sur la façon dont ils se couchaient, dont ils mangeaient, et ils voulurent savoir s’ils étaient bien soignés.
 
« Ah ! pour sûr qu’on les soigne ! Et comment ! répliqua Chéri-Bibi. Est-ce pas que vous êtes bien soignés, vous autres ? Allons, répondez ! y a-t-il quelqu’un qui se plaint ici ? Vous voyez, mesdames, ils ne répondent pas, personne ne se plaint ! Ils sont contents ! »
 
Et Chéri-Bibi exhiba ses hommes comme un maître de ménagerie fait l’énumération de ses bêtes, en s’étendant sur leurs redoutables qualités.
 
« Allons, avance à l’ordre, toi, Bigredouille ! Viens ici, Demiliard ! Et Boulatruelle, là-bas, qu’est-ce que tu as à geindre comme ça ! T’as des rhumatismes ?
 
– Qu’est-ce qu’il a fait celui-là ? demanda Mme d’Artigues.
 
– Il pleure sa pauvre femme, à laquelle il est arrivé z’un malheur.
 
– Et quoi donc, mon Dieu ?
 
– Il lui a versé du plomb fondu dans l’oreille.
 
– Ah ! le misérable ! On ne dirait jamais ça, à le voir. Regardez, monsieur du Touchais, comme il a une bonne figure !
 
– Pour sûr ! On lui donnerait le Bon Dieu sans confession.
 
– Je me rappelle avoir lu ce procès-là, fit remarquer Robert Bourrelier.
 
– C’est amusant de revoir ici tous ces héros de crimes dont les journaux ont rapporté le procès… Vous ne trouvez pas, marquis ?
 
– Mais certainement, madame.
 
– Tout de même, on se les représentait plus féroces, dit Mlle de Valrieu. C’est drôle, ils n’ont pas l’air méchant ceux-là !
 
– Cet animal n’est pas méchant ; quand on l’attaque, il se défend ! » gronda Chéri-Bibi en faisant glisser ses hôtes le long des autres cages.
 
Il avait un stick à la main et en fouettait les barreaux avec bruit, comme font les dompteurs pour exciter les animaux apathiques.
 
« Allons, debout dans les cages ! Pouvez pas vous lever, vous autres ! Vous voyez bien qu’il y a de la visite ! Honneur aux dames ! Allons, Laveuve ! Carmagnolet et Mardisoir !…
 
– Comment dites-vous qu’il s’appelle, celui-là ?
 
– Mardisoir.
 
– Le drôle de nom ! Pourquoi ça ?
 
– Oh ! une histoire comme une autre. Probable que tous ses malheurs sont arrivés un mardi soir… Eh bien, et celui-là, savez-vous comment il s’appelle ? Il s’appelle Mangedentelle.
 
– Qu’est-ce qu’il a fait, celui-là ?
 
– Allons, réponds, qu’est-ce que tu as fait ?
 
– J’ sais pas, mon commandant !
 
– Comment, tu ne sais pas ! Avec un nom pareil ? Tu mangeais de la dentelle, parbleu ! Encore une histoire de contrebande !… Debout, Trousse-Vaches ! Celui-là tient son nom de la ruelle Trousse-Vaches où il a commis son premier crime. Il a mangé le nez d’un agent qui en est mort. Pas vrai, Trousse-Vaches ?
 
– J’ sais pas, mon commandant !
 
– Comment, tu ne sais pas ! »
 
Et Chéri-Bibi se tourna furieux du côté du sergent des gardes-chiourme :
 
« C’est extraordinaire, sergent ! Vos hommes des cages ne savent rien de rien ! À quoi passez-vous donc votre temps ? Faudrait tout de même leur répéter ce qu’ils ont fait !
 
– Comment, leur faire répéter ce qu’ils ont fait ? demanda Robert Bourrelier.
 
– Oui, à seule fin qu’ils ne l’oublient pas, et qu’ils soient dévorés par le remords !
 
– Ah ! celui-là, commandant, celui-là qui hausse les épaules ?
 
– Quelqu’un ici s’est permis de hausser les épaules ? éclata la voix de tonnerre de Chéri-Bibi. Sans doute une forte tête ! Je ne permets pas aux fortes têtes de hausser les épaules ! ! ! »
 
Et comme il y eut un léger ricanement à la suite de cette figure de rhétorique un peu risquée, Chéri-Bibi perdit tout à fait patience.
 
« Qu’est-ce que vous pouvez bien attendre d’une attitude pareille ? hurla-t-il, hors de lui. Vous voulez sans doute provoquer ma colère ? Mille millions de Bayards ! Tâchez à respecter ce qui est respectable, à vous respecter vous-mêmes si possible en respectant les personnes honnêtes avec lesquelles vous pouvez avoir l’honneur de vous trouver à bord ! Si vous continuez à vous conduire comme ça, qu’est-ce que vous voulez que pensent de vous messieurs et dames les naufragés ? En voilà assez pour la batterie haute ; descendons maintenant dans la batterie basse. Mais auparavant, je vais vous montrer le cachot de Chéri-Bibi. »
 
Et il fit descendre tout le monde dans le fameux couloir des cachots. D’abord il alla au cachot où avait été enfermée la Comtesse et il montra le trou par lequel elle s’était échappée avec le célèbre bandit. Ainsi le concierge du château d’If montre aux visiteurs le souterrain par lequel l’abbé Faria communiquait avec Edmond Dantès.
 
« Là était enfermée une misérable reléguée, que nous avons pendue depuis, dit-il, et qui avait demandé à accompagner son mari à Nouméa. Vous vous rappelez peut-être, mesdames et messieurs, l’histoire de ce médecin qui découpait des lanières de chair sur ses clients pour les manger ?
 
– Ah ! l’horreur ! s’exclama Mme d’Artigues.
 
– Oui, oui, firent les deux autres femmes, c’est encore une histoire qui a été dans tous les journaux ! Il est ici, ce médecin-là ? Nous voudrions bien le voir !
 
– Mesdames, nous l’avons pendu.
 
– Bon Dieu ! Combien donc en avez-vous pendu, commandant ?
 
– Autant qu’il en fallait pour la sécurité de la société ! déclama Chéri-Bibi. Cette femme accompagnait donc son mari ; mais à bord elle eut l’occasion de voir Chéri-Bibi, et aussitôt elle fut prise pour lui d’un amour insensé. C’est elle qui aida surtout le dévoué mitron dont je vous parlais tout à l’heure, dans les projets qu’il avait formés pour l’évasion de Chéri-Bibi.
 
« Regardez, sieurs et dames, ce cachot, et maintenant considérez celui-ci. Pas de communication, hein ? C’est bien vu ? bien entendu ? Or, c’est là qu’était Chéri-Bibi attaché à ses fers, et surveillé par deux artoupans. Comment a-t-il pu passer de son cachot dans celui de la dame pour s’enfuir de là par le trou ? De la façon la plus simple du monde. Regardez !…
 
« La dame, qui s’était fait mettre au cachot exprès, sachant qu’il n’y avait plus que celui-là de libre, n’eut, quand elle fut enfermée, qu’à procéder à ce petit exercice. (Et Chéri-Bibi se met à dévisser très facilement les boulons qui retenaient une plaque de tôle entre les deux cachots.) Ne croyez pas, sieurs et dames, que ce petit ouvrage eût été préparé par quelque malheureux forçat à ses moments perdus ; nullement, il l’avait été par les soins des artoupans eux-mêmes (nous appelons « artoupans », dans la marine, les gardes-chiourme). Le déboulonnage de la tôle par une femme prisonnière qui connaissait déjà le truc pour en avoir usé ne devait pas étonner les deux hommes qui s’ennuyaient à côté dans la garde de Chéri-Bibi.
 
« Suivez-moi bien ! Les deux gardes se dirent : « Tiens, il y a bon ! » quand la figure de leur petite amie se montra sous la tôle soulevée. Vous devinez certainement la suite. Le mitron dévoué était derrière le lit de camp de la condamnée. Et quand le premier garde-chiourme eut enjambé par ici pour venir jusque-là, à cet endroit que voici, la prisonnière lui jeta, en même temps que ses beaux bras, un petit lacet autour du cou, que serra avec entrain le dévoué mitron.
 
« Étonné de ne point voir revenir son compagnon, le second garde avait enjambé comme j’ai dit précédemment et avait eu immédiatement l’explication qu’il cherchait. Il comprit, et mourut. Sur quoi le bon mitron, qui avait eu la précaution de prendre dans la poche du veston du commandant la clef du cadenas (on s’en serait passé si cela avait été nécessaire, croyez-le bien, sieurs et dames), n’eut plus qu’à délivrer Chéri-Bibi, refermer le cadenas, remettre les artoupans en place, reboulonner le panneau, reporter la clef dans la poche du commandant (je suis toujours si distrait et préoccupé), et le tour était joué ! Comment le trouvez-vous, sieurs et dames ?
 
– Admirable !… Ravissant !… Extraordinaire !…
 
– C’t’ imbécile de commandant Barrachon n’en revenait pas ! ajouta Chéri-Bibi.
 
– Mais taisez-vous donc, mon petit commandant ! fit en riant Carmen de Fontainebleau, câline ; voulez-vous ne pas dire de mal du commandant Barrachon !
 
– C’est vrai, j’oubliais, grogna Chéri-Bibi. Je ne dois pas le débiner devant son équipage. Mais il y a des moments où je m’en veux, vous savez ! Avoir été joué comme ça, il y a de quoi vous tourner les sangs, comme dit ma concierge.
 
– Eh bien, maintenant conduisez-nous à Chéri-Bibi ! C’est Chéri-Bibi qu’il nous faut ! »
 
Ils quittèrent le faux pont pour remonter dans la batterie basse. Et là ils virent encore d’autres prisonniers. Les dames avouèrent que, cette fois, ils avaient bien d’abominables têtes de forçats.
 
« En voilà un, tenez, là-bas, montrait Nadège de Valrieu, que je ne voudrais pas rencontrer au coin d’un bois ! » (Et elle désignait de son doigt tendu le distingué M. de Vilène lui-même.)
 
Le brave officier de marine, héros de la plus colossale aventure du monde, faisait en vérité, sur le moment, la plus farouche mine. Obligé de contenir la fureur qui l’animait contre ce monstre de Chéri-Bibi, se disant que s’il n’arrivait pas à se dompter, que s’il laissait échapper un mot douteux sur l’étrange situation qui avait renversé leur rôle à tous, il donnerait peut-être le signal d’un massacre général, dont les naufragés qui les visitaient ne seraient pas les dernières victimes, tel était l’état de cet homme qu’il faut plaindre. Mais le prodigieux effort moral que cet état comportait se traduisait extérieurement par une figure des moins accueillantes et que Mlle Nadège avait remarquée tout de suite.
 
« Fi, le vilain ! » lui jeta encore Mlle Carmen de Fontainebleau.
 
Et elle demanda :
 
« Qu’est-ce qu’il a fait, celui-là ?
 
– Celui-là, répondit Chéri-Bibi, n’a pas fait grand-chose de mal, mais les jurés lui en ont tenu compte tout de même. Vingt ans de travaux forcés pour avoir tenté d’assassiner sa belle-mère ! Regardez-le, et croyez-moi, ce n’est ni l’orgueil, ni un obstiné dédain qui cause son silence ; mais il a le cœur rongé d’un cuisant chagrin, il regrette l’avoir manquée !
 
– C’est vrai qu’ils ont tous l’air mauvais par ici !
 
– Mesdames, prononça Chéri-Bibi sentencieux, nous sommes dans le seul endroit de la terre où l’on peut vraiment juger les gens sur l’air qu’ils ont.
 
– Pourquoi donc, commandant ?
 
– Parce que le costume de forçat, madame, gronda la voix terrible de Chéri-Bibi, va merveilleusement bien à tout le monde. »
 
Et il ajouta, se tournant, formidable, du côté de Maxime du Touchais :
 
« Qui donc peut se vanter aujourd’hui que le costume de forçat ne lui irait pas ? Le costume de forçat est le seul qui donne à chacun l’air qu’il lui faut ! »
 
Et Chéri-Bibi, enchanté d’avoir produit son petit effet, passa à une autre cage.
 
« Mais il est tout à fait ivre, le pauvre homme ! murmura le marquis dans l’oreille de Mme d’Artigues.
 
– Je vous avoue, fit celle-ci, qu’il m’inquiète un peu… Avez-vous remarqué sa tête, ses yeux, quand il vous parle ? C’est singulier, il me semble ! que tout cela, qui n’est pas beau à voir, ne m’est pas inconnu ! Après tout, j’ai peut-être déjà vu sa figure dans les journaux… Commandant !… Commandant ! On a déjà publié votre portrait dans les journaux, n’est-ce pas ?
 
– Oui, répondit Chéri-Bibi, en tressaillant. On l’a publié à côté de celui de Chéri-Bibi quand on a su que c’était moi qui le conduisais à Cayenne !… Tenez, le voilà justement, votre Chéri-Bibi ! »
 
Il désignait, dans la cage des financiers, le commandant Barrachon lui-même. Pauvre, héroïque, excellent commandant qui aurait voulu mourir à la tête des derniers hommes qui lui restaient ! Tous ses officiers l’auraient suivi dans la mort : plutôt se faire massacrer sans espoir que de subir la loi d’un Chéri-Bibi !… Hélas !… sans munitions, il lui avait fallu cesser le combat et se rendre pour sauver la vie de l’équipage ! Chéri-Bibi lui avait dit :
 
« Vous vous êtes conduit comme un brave. Nous n’avons pas à nous plaindre de vous ! Vous avez fait pour nous tout ce que vous avez pu ! Vous resterez libre à votre bord ! »
 
Suprême injure ! Avoir mérité la reconnaissance d’un Chéri-Bibi ! Il avait réfléchi à sa faiblesse passée et se l’était reprochée comme un crime, tout au moins comme une complicité. Lui plus que tout autre méritait cette cage, où les méchants avaient fini par enfermer les bons, à la suite peut-être de sa pusillanimité, et il avait exigé qu’on l’y enfermât avec les autres. Et il pensait que si une brute galonnée comme il avait coutume de dire au beau temps de son rêve humanitaire, eût, dès les premiers jours, cassé la figure de quelques-uns de ces forbans ou les eût envoyés naviguer au haut d’une vergue, le vaisseau de l’État n’aurait point certainement à cette heure changé de propriétaires !
 
Abîme sans fond d’une philosophie désemparée, dans laquelle le brave Barrachon pataugeait avec autant de difficultés que là-haut l’audacieux Chéri-Bibi, aux prises avec ses nouveaux devoirs, avait pataugé dans la hiérarchie, dans la discipline, dans les exigences d’un nouveau commandement, d’une nouvelle position en un mot, à laquelle la fortune, marâtre jusque-là, ne l’avait pas habitué. Mais quoi ! on se fait à tout ! Et peu à peu, les choses à bord reprenaient leur cours. Au fond des cages, les anciens hommes libres commençaient à prendre ces attitudes lasses et traînantes de l’esclavage, où la fierté de la race disparaît, et où reparaît l’animalité. Dans les couloirs, les ex-forçats, devenus libres, relevaient un front autoritaire, et, gardiens consciencieux des vaincus, apprenaient, sans difficulté, à se faire obéir.
 
Les heures s’écoulaient comme autrefois, dans les entreponts dont Chéri-Bibi, intelligent, avait fait le dernier refuge de la discipline. Sur le pont, dans les carrés, dans les postes d’équipage, partout où pénétrait la gaie lumière du jour, on pouvait rire et s’amuser, mais c’était à la condition que l’on n’eût rien à craindre d’en bas.
 
La société de Chéri-Bibi, comme toutes les autres qui ont dessein de vivre sans fâcheuse surprise, s’était assuré ses derrières. Le même programme qu’autrefois était exécuté avec la même ponctualité, mais avec plus de sévérité, à cause de l’expérience acquise. Aux mêmes « quarts » piqués par le timonier, Barrachon voyait apparaître les mêmes rondes d’ « artoupans », venant surveiller la « relingue ». Et il eût pu croire, le brave commandant, qu’il n’y avait rien de changé à bord si la relingue, cette fois, ce n’avait pas été lui !
 
« Alors, c’est celui-là qu’est Chéri-Bibi ! Celui-là qui a l’air si truffe, là, dans le coin ! Eh bien, vrai, je ne me l’imaginais pas comme ça ! fit Carmen de Fontainebleau.
 
– Ni moi non plus ! dit Nadège de Valrieu. Il m’a l’air bien flapi. Vous ne lui donnez donc pas à manger, mon commandant ?…
 
– Ce n’est pas possible que ce soit là le terrible Chéri-Bibi ! Il a l’air d’un notaire qui a mal tourné. »
 
Le pauvre commandant Barrachon ne tourna même pas la tête. Mais un homme de la cage s’avança jusqu’aux barreaux. Il avait la figure couverte de linges ensanglantés. Il dit d’une voix ferme :
 
« Moi, je m’appelle Pascaud, sergent des surveillants militaires, mis en cage, comme ses camarades, par les forçats qui se sont emparés du Bayard. Quant à celui-là, ajouta-t-il en se tournant vers l’héroïque prisonnier, qui s’était levé en entendant Pascaud, quant à celui-là, il ne s’appelle pas Chéri-Bibi : il s’appelle le commandant Barrachon. Et Chéri-Bibi, le voici !… »
 
Et sa main, à travers la grille, montrait le vrai Chéri-Bibi, qui éclata de rire. Ce rire fut aussitôt couvert par une explosion de malédictions et d’injures, parties de toutes les cages. Les bagnes semblaient être entrés, en une seconde, en révolution. Des grappes humaines s’étaient lancées contre les barreaux, s’y suspendaient, gesticulaient, des poings menaçants passaient entre les grilles, des bouches hurlaient : « Bandits ! assassins !… misérable chiourme !… Tuez-nous ! mais nous en avons assez !… ou débarquez-nous tout de suite ! nous ne voulons pas de votre pitié… » et autres exclamations, interjections, rugissements et fureurs.
 
La batterie basse, se doutant de ce qui se passait, mêlait ses colères retentissantes à la révolte d’en haut. Comme des animaux féroces dont la rage est décuplée de ce qu’elle se heurte à un rempart infranchissable, ils pantelaient, bavaient, se roulaient d’impuissance contre les grilles. Barrachon lui-même avait perdu tout sang-froid, toute dignité dans sa captivité. Ce n’était plus qu’une bête comme les autres, toutes les autres, qui eussent voulu déchirer les belluaires. Le spectacle était atroce et tragique et se répétait partout, à côté, derrière, dans toutes les cages.
 
Les visiteurs s’enfuirent épouvantés et Chéri-Bibi lui-même les suivit en se bouchant les oreilles. Ce fut une galopade vers le pont supérieur pendant que les nouveaux gardes-chiourme, criant aussi fort que leurs anciens geôliers, imploraient l’ordre de Chéri-Bibi de tout massacrer.
 
Chéri-Bibi était arrivé sur le pont. Là il respira, revit avec joie la lumière, l’éclat du ciel et des eaux et sentit, comme il ne l’avait jamais éprouvé jusqu’alors, le bonheur de vivre.
 
« Les pauvres bougres ! donnez-leur double ration ! » fit-il.