c11 - Les cages flottantes

 
 
 
     Ces dames étaient arrivées sur le pont dans un état de frayeur dont elles furent quelque temps à se remettre.
 
« Oh ! souffla Mme d’Artigues, c’est épouvantable !… Les avez-vous entendus ? Les avez-vous vus ? J’ai cru qu’ils allaient nous dévorer !
 
– Et cette invention, dit Mlle de Valrieu, en se laissant tomber sur un banc, cette invention qu’ils ont trouvée de vouloir se faire passer à nos yeux pour…
 
– Ça, coupa court Carmen de Fontainebleau, ça c’est le plus extraordinaire de tout !… Si c’était vrai ?…
 
– Ah, çà ! est-ce que vous devenez folle, chère amie ?… interrompit Robert Bourrelier.
 
– Dites donc, vous d’abord, tâchez d’être poli… En tout cas, vous prétendrez ce que vous voudrez, mais ce Chéri-Bibi-là, moi, je ne le connais pas !… Vous l’avez reconnu, vous mesdames ? Voyons ! sa tête a été dans tous les journaux… Est-ce que ça lui ressemble ?
 
– Ma foi, dit Mme d’Artigues, entre nous le commandant lui ressemble beaucoup plus !…
 
– C’est exact, fit Mlle de Valrieu en frissonnant. On dirait Chéri-Bibi tout craché.
 
– Ah ! je ne vous l’ai pas fait dire ! murmura Carmen de Fontainebleau… Mais, tenez, depuis le déjeuner, je me dis : « C’est étonnant comme ce commandant-là ressemble à Chéri-Bibi !… » Mon Dieu ! si c’était vrai ! si c’était vrai !… qu’est-ce que nous deviendrions ?… »
 
Et elle était toute pâle et ses deux compagnes se mirent à trembler comme elle. Il fallut que Robert Bourrelier leur démontrât, leur fit toucher du doigt leur folie.
 
« Voilà bien les femmes ! disait-il… elles seront toujours victimes de leur imagination ! Le naufrage ne leur suffit pas, il leur faut encore des aventures avec des forçats ! Ah, ça vraiment, est-ce que vous perdez la tête ? Voulez-vous nous faire une autre figure que ça ! Si le commandant arrivait, je ne manquerais pas de lui dire les causes de votre inquiétude pour qu’on s’amuse un peu ! La photographie dans les journaux !
 
« Voyons ! parlons sérieusement. Le commandant a dit lui-même que son portrait avait passé à côté de celui de Chéri-Bibi. Vous prenez l’un pour l’autre ! Vous confondez les deux physionomies. Il porte les cheveux ras comme beaucoup d’hommes de mer, et Chéri-Bibi aussi, et là-dessus vous voilà parties ! Si tous ceux qui se font raser les cheveux doivent aller au bagne ou en sortir, Paris, l’été, serait une succursale de Cayenne et l’on pourrait croire que, dans la belle saison, on ouvre les portes de toutes les maisons centrales !
 
« Allons, mesdames, soyez raisonnables ! Regardez la belle discipline qui règne à bord ! Comme tout cet équipage est gai ! Rappelez-vous comme vous avez été reçues aimablement ! Mais si tous ces gens-là étaient ce que vous craignez qu’ils soient, je n’ose même pas vous dire ce qu’il serait advenu de vous, depuis que vous avez mis les pieds sur ce bâtiment hospitalier ! M’entendez-vous un peu ?
 
– Ça, c’est vrai ! dit Mme d’Artigues qui ne demandait pas mieux au fond que d’être convaincue. Nous sommes folles !…
 
– Sûr que des forçats n’iraient pas par quatre chemins ! émit Nadège.
 
– … La journée n’est pas finie, crut devoir faire remarquer la tremblante Carmen.
 
– Elle ne fait que commencer, mesdames », prononça une voix derrière elles.
 
Elles se retournèrent et se trouvèrent en face de trois officiers qui les saluaient le plus galamment du monde.
 
La « relingue », en liberté, venait de leur envoyer la fleur des pois : un faux en écritures publiques, un empoisonnement distingué et une escroquerie compliquée d’abus de confiance au détriment d’une société bien pensante.
 
Ces dames furent agréablement impressionnées par la correction de tenue, par les gants blancs, par le joli sourire mondain des trois canailles.
 
Celui qui avait déjà parlé, et dont la voix était charmante, continua :
 
« Oui, mesdames, la journée ne fait que commencer pour nous, puisque la fête va s’ouvrir sous vos gracieux auspices. La Comtesse vous attend pour ouvrir le bal. Si vous nous permettez cet honneur, nous aurons « celui » de danser ensemble le premier quadrille. »
 
La Comtesse ! Elles l’avaient oubliée ! Oui, oui, décidément elles étaient bien folles ! Si elles s’étaient rappelé une seconde la grâce et la distinction de cette grande dame qui les avait prises sous sa protection à son bord, elles n’auraient certainement pas eu tant d’imagination. Et elles en rirent, et Robert Bourrelier voulut bien rire avec elles ! À quoi songeaient-elles, mon Dieu ! Et ces jeunes gens, si braves et si polis, si corrects, et qui s’exprimaient si bien ! Elles étaient déjà toutes les trois debout. Et elles minaudèrent :
 
« La fête ! Ah ! messieurs, pardonnez-nous, mais nous l’avions oubliée !… Nous ne savons pas si nous osons… madame la Comtesse a fait toilette certainement ! gémit l’exquise Carmen de Fontainebleau.
 
– Que non pas ! mesdames, que non pas ! La Comtesse, comme toutes les grandes dames, adore la simplicité. Elle est venue telle quelle. Et puis, vous savez, c’est une petite fête de famille. »
 
Ils offraient leur bras. Elles ne se firent point prier davantage, et tout à fait rassérénées, elles suivirent leurs cavaliers.
 
« On dit qu’il n’est point de meilleurs danseurs au monde que les marins ! » susurra la belle Mme d’Artigues.
 
Le faux en écritures publiques courba élégamment la tête et, modeste, protesta :
 
« Un poète a dit cela aussi, madame, des bouviers allemands. »
 
Et il scanda avec une science délicate les jolis vers.
 
« Du Musset ! Mais c’est du Musset ! Oh ! j’adore Musset !
 
– Comme ça tombe, madame. Moi, je le sais par cœur. »
 
On arriva au gaillard d’arrière, qui était fort joliment décoré et où une foule bien sage attendait les premières mesures de l’orchestre. La Comtesse vint au-devant de ces dames et leur fit de grands remerciements de leur bonne grâce et volonté. Devant l’orchestre, un espace assez vaste était libre, où l’on dansa le premier quadrille. On se serait cru dans un salon, ou plutôt dans un casino, au bord de la mer, naturellement.
 
Cependant, dès la première polka qui suivit, les nouveaux venus ne purent s’empêcher de remarquer la liberté un peu grande avec laquelle les hommes traitaient leurs danseuses, et aussi l’attitude peu convenable de ces femmes qui s’interpellaient dans un langage que les amies du marquis du Touchais ne comprenaient pas toujours. Elles demandèrent à la Comtesse et leurs cavaliers quelques explications, lesquelles leur furent fournies en abondance.
 
« L’élément féminin, leur dit-on, était surtout représenté par des femmes de surveillants militaires, qui accompagnaient leurs maris partout et qui avaient pris nécessairement, au contact de la chiourme, l’habitude d’un argot regrettable. De plus, les promiscuités du bord et l’entassement nécessaire dans l’entrepont avaient eu pour résultat de resserrer les liens de la grande famille, si bien que presque tout le monde, hommes et femmes, avaient fini par se tutoyer. » De fait, on était bien gai et on s’en lançait de raides, de couple à couple.
 
Entre les danses, il y avait une débandade générale vers les buffets, qui étaient mis au pillage. Les naufragés constatèrent la générosité du commandant, qui faisait couler dans les verres les liquides et les liqueurs les plus variés. Certains buvaient à même les bouteilles. On commençait de se battre autour des paniers de champagne.
 
Puis la musique reprenait avec une rage nouvelle, et les couples se remettaient à danser avec des bondissements, des bousculades, des cris et des physionomies qui apparurent soudain, dans leur allégresse alcoolique, effrayantes. Enfin c’était cet extraordinaire mélange de tous les grades dans une fête qui tendait de plus en plus à devenir crapuleuse, qui « dépassait la compréhension » des nobles invitées. Depuis quelque temps déjà, elles eussent voulu partir ; mais on ne leur en laissait ni le loisir, ni le moyen. Elles étaient toujours ramenées vers le centre de cette foule en liesse dans le moment même qu’elles essayaient d’échapper à ses remous.
 
Et puis c’étaient des invitations qu’elles n’osaient et ne pouvaient refuser. Et entraînées par des bras auxquels il était bien difficile de résister, elles reprenaient leur place dans le tourbillon. Gueule-de-Bois avait une façon de serrer sur son cœur Mme d’Artigues qui finit par épouvanter cette dernière. Carmen de Fontainebleau et Nadège de Valrieu, qui avaient commencé par s’amuser comme deux petites folles, s’effaraient maintenant de certaines privautés.
 
Haletantes, elles demandèrent toutes trois qu’on leur permît de se retirer ; et elles ne comprenaient point que Mme la Comtesse continuât de danser parmi cette tourbe, et consentît à recevoir les horions brutaux des couples en état d’ivresse manifeste, sans protester ! Non ! cette comtesse était vraiment extraordinaire. Elle tournait, elle tournait, le sourire sur les lèvres avec de gracieux petits coups de tête à l’adresse de ces dames quand le hasard des contredanses les faisait glisser près d’elle. Elle ne voyait donc pas ces figures terribles autour d’elle ? Elle ne sentait donc pas que ça allait « finir dans le vilain », cette histoire-là ?
 
Sur ces entrefaites, l’officier de marine « qui connaissait Musset par cœur » et qui avait commencé à réciter Rolla à Mme d’Artigues pendant la première valse, survint et apprit à ces dames qu’on ne les laisserait pas partir comme cela ; que leur grâce et leur élégance avaient conquis tous les cœurs et que la fête serait découronnée sans elles.
 
La Fleur-des-Pois s’exprimait toujours dans des termes si choisis que ces dames ne se sentaient point le courage de rien lui refuser. Cependant, cette fois, la cohue, le bruit, la rumeur bestiale prenaient autour d’elles des proportions telles qu’elles avouèrent à l’officier qu’elles n’osaient pas rester plus longtemps parce « qu’elles avaient peur ! » Oui, tous ces hommes leur faisaient peur ! Enfin, elles étaient fatiguées par les émotions du naufrage et l’on pouvait vraiment avoir un peu pitié d’elles !
 
Sur quoi le faux en écritures publiques s’inclina et leur dit :
 
« Il y aurait bien un moyen pour qu’ils vous laissent partir, c’est que ces dames (il montrait Carmen et Nadège) exécutent tout de suite le numéro qu’elles nous ont promis. Tant que vous n’aurez pas dansé sur l’estrade comme ils s’y attendent, ils ne voudront rien savoir ! Dansez tout de suite et vous pourrez disparaître après. Voulez-vous que je vous annonce ? »
 
Carmen et Nadège se consultèrent du regard. Leur parti était pris. Oui, elles allaient monter sur la scène et après on leur ficherait sans doute la paix !
 
« Moi, je leur dirai La Grève des Forgerons, fit Nadège.
 
– Et moi, je leur danserai mes deux premières valses d’amour, déclara Carmen.
 
– Et vous, madame, demanda la Fleur-des-Pois à Mme d’Artigues… nous ferez-vous l’honneur ?
 
– Oh ! monsieur, je ne suis pas une artiste !…
 
– Enfin vous voudrez bien paraître sur l’estrade car ils y comptent bien !
 
– Mais votre équipage, monsieur, est vraiment extraordinaire !
 
– Oh ! vous savez, madame, à la bonne franquette, comme on dit… Évidemment, ils manquent un peu de délicatesse, mais ce sont de si braves gens, allez !… Ils sont seulement un peu méchants quand ils deviennent un peu soûls, voilà pourquoi je vous conseillerais de ne pas tarder à leur donner la comédie.
 
– Oui, finissons-en, dit Mme d’Artigues, et le plus tôt possible… C’est incroyable qu’on les laisse boire comme cela à bord d’un navire de l’État ! C’est inimaginable ! Tenez regardez ces têtes ! Et la façon dont ils vous dévisagent ! C’est honteux !
 
– Venez avec moi, mesdames », ordonna la Fleur-des-Pois.
 
Et il les entraîna derrière l’orchestre, où la troupe de comédiens commençait de s’habiller et de se maquiller, pour on ne savait quelle extraordinaire farce. Un coin de tente dressé en coulisse fut mis à la disposition de ces dames, pour le cas où elles auraient besoin de se recueillir ou de s’embellir avant d’entrer en scène, laquelle venait d’être débarrassée de son orchestre. Les instrumentistes placés sous la rampe, ce fut Boule-de-Gomme qui annonça « que le théâtre allait commencer », et qu’on allait voir immédiatement, Mlle Nadège de Valrieu, de l’Odéon de Paris, et Mlle Carmen de Fontainebleau, des Folies-Bergère, également de Paris, et aussi une dame du monde, amateur, dans leurs différents exercices.
 
Aussitôt, dans un profond silence, commença La Grève des Forgerons.
 
L’équipage l’écouta jusqu’au bout, sans broncher, et, quand ce fut fini, le public, après avoir applaudi, cria à Mlle Nadège qu’il fallait danser. Évidemment « la salle » préférait la chorégraphie à la littérature. Pour sauver d’embarras Nadège, Carmen parut. Elle dansait à l’ordinaire son numéro à peu près nue et avec le seul secours d’un voile. Pour la circonstance, elle avait jeté à la hâte sur son costume un flottant peignoir que lui avait prêté la Comtesse.
 
Dès les premiers pas, elle fut applaudie et encouragée par de chaleureuses phrases d’argot qui vinrent fouetter son entrain naturel. Surtout, elle voulait se dépêcher. Elle n’en parut que plus ardente, et en vérité, prise une fois de plus par le démon de son art, elle se lança éperdument dans ses valses d’amour dont les airs populaires étaient repris en chœur par le public des forçats, sentimental.
 
Dans le désordre de sa danse païenne, elle montrait ses jambes qu’elle avait admirables, et son succès fut colossal. Elle ne s’arrêta qu’exténuée et se rejeta derrière la toile au milieu des cris et d’un enthousiasme presque farouche.
 
« Et maintenant, allons-nous-en, dit-elle. Il n’est que temps ! J’ai cru un moment qu’ils allaient bondir sur la scène et m’emporter !
 
– Oui, oui, fuyons ! dit en tremblant Mme d’Artigues. Savez-vous ce que j’ai entendu tout à l’heure, pendant que vous dansiez, Carmen ? Un de ces hommes, un de ces hommes-là, avec son abominable tête de forçat, disait à un autre, à une autre tête de forçat, car ils ont tous l’air de forçats, tous : « Elle allume, la petite !…Des trois, c’est encore celle-là que je voudrais qui me tombe au sort ! »
 
– Eh bien ?
 
– Eh bien, qu’est-ce que ça veut dire, une phrase pareille ? Moi je crains tout de ces hommes-là… J’ai envoyé chercher le marquis… Pourquoi n’est-il pas ici ?… Et M. Bourrelier ?… Et mon mari ?…
 
– C’est vrai, où sont-ils ? Pourquoi les hommes ne sont-ils pas avec nous ? demandèrent, de plus en plus anxieuses, les deux autres.
 
– Et le commandant, où est-il ?… Si encore le commandant était là !
 
– Allons donc ! Le commandant me fait encore plus peur que les autres ! avoua Mme d’Artigues.
 
– Ah ! vous voilà de mon avis maintenant ! constata Carmen en achevant hâtivement de se rhabiller. Vite, vite, fichons le camp ! Rentrons nous enfermer dans nos cabines !
 
– Mais comment passer maintenant ?… Écoutez-les ! c’est comme si nous étions assiégées ! »
 
En effet, on criait de plus en plus fort. On voulait revoir les artistes. Et Boule-de-Gomme et Petit-Bon-Dieu apparurent. Petit-Bon-Dieu dit :
 
« Ne sortez pas surtout ! Restez ici… si vous ne voulez pas qu’il vous arrive malheur !… Ils sont soûls, voyez-vous !… Ils veulent tous vous embrasser !…
 
– Mais c’est horrible !…
 
– Horrible, madame », ricana l’autre, sinistre.
 
À ce moment, elles entendirent la voix de l’officier Gueule-de-Bois qui faisait annoncer sur la scène :
 
« Camarades, ces dames sont fatiguées et vous prient de les excuser. (Hurlements.) Je vous en prie, soyez raisonnables. Encore un peu de patience. La troupe spéciale du Bayard va continuer le spectacle, et la tombola sera tirée immédiatement après. »
 
À cette dernière partie de l’annonce, les trois femmes se regardèrent avec des yeux étranges. Elles n’osaient se communiquer autrement l’angoisse affreuse qui les étreignait. Cependant Mme d’Artigues, s’efforçant de paraître calme, demanda à un officier :
 
« Vous avez beaucoup de lots pour la tombola ?
 
– Non, madame, répondit l’« officier », nous n’en avons pas beaucoup, mais ils sont magnifiques ! »