c12 - Les cages flottantes

Chéri-Bibi, en sortant des bagnes, était rentré chez lui, très occupé de la nouvelle attitude de ses prisonniers et se rendant parfaitement compte que la petite comédie qu’il jouait vis-à-vis des naufragés touchait à sa fin. Prompt dans ses décisions comme il sied à un homme d’action, il manda Gueule-de-Bois et donna des ordres concernant les dames pour la fin de la petite fête, dont il entendait déjà, au-dessus de sa tête, les flonflons.
 
« Cela leur apprendra à mal parler de Cécily ! »
 
L’affaire réglée de ce côté, il renvoya Gueule-de-Bois en lui ordonnant de lui expédier la Ficelle. Comme la Ficelle tardait à venir, il entrouvrit, impatient, la porte de son carré et aperçut deux hommes qui ne le virent point et qui, se croyant seuls dans cette partie de l’entrepont, devisaient ensemble de leurs petites affaires. C’étaient le baron Proskof et le marquis du Touchais. Il pensa qu’ils s’entretenaient de l’incident imprévu de la promenade au Jardin des plantes, et des inquiétantes réflexions que la révolte des prisonniers avait pu leur suggérer. Chéri-Bibi se trompait ; il ne connaissait point ces hommes. Ils parlaient « femmes ».
 
Nous avons eu déjà plusieurs fois l’occasion, depuis l’arrivée des naufragés sur le Bayard, de faire remarquer la tristesse du baron Proskof. Cette attitude mélancolique était tout à l’honneur du brave gentilhomme polonais, puisqu’il n’y avait pas plus de deux ou trois jours que la baronne, sa précieuse épouse, était morte, ou du moins qu’il la croyait telle. Proskof paraissait inconsolable. C’est en vain que Maxime du Touchais lui-même avait tenté de le sortir de son chagrin en lui représentant que si quelqu’un, dans cette affaire, avait à se plaindre, c’était bien lui, du Touchais, qui faisait une perte sèche, tandis qu’il restait au moins au baron le million.
 
Dans le moment que leur conversation était surprise par Chéri-Bibi, le baron Proskof se répandait en éloges sur la défunte.
 
« C’était une femme d’une intelligence supérieure, que je ne remplacerai jamais, ni vous non plus, mon cher marquis, quoi que vous tentiez ! Cette petite d’Artigues me fait pitié ! La Belle Dieppoise, comme on disait, n’en eût point voulu pour dénouer les cordons de ses souliers !
 
– C’est bien mon avis, mon cher baron, mais que voulez-vous, il faut être raisonnable ! Je suis encore trop jeune pour faire une fin !
 
– Savez-vous ce que je ferais, moi, à votre place ?
 
– Dites toujours !
 
– Eh bien, je rentrerais le plus tôt possible auprès de ma femme et j’attendrais là bien tranquillement d’être sûr que la baronne est morte, car enfin, nous ne sommes sûrs de rien, absolument !… Voyons, marquis, votre femme est charmante, et je suis certain qu’elle sera enchantée de vous revoir !
 
– Ce n’est point ce que disent ces dames, vous les avez entendues à table !…
 
– Comment ! Vous prenez note des discours de ces péronnelles !… N’êtes-vous point sûr des vertus de la marquise ?
 
– Sûr de quoi ? On ne sait jamais avec les saintes !… » ricana le marquis.
 
Le reste de la conversation fut perdu pour Chéri-Bibi ; au surplus, il eût été incapable d’en entendre davantage. La Ficelle le trouva pâle comme un linge, affalé sur son divan.
 
« Tu es malade, Chéri-Bibi ? s’exclama le dévoué mitron. Veux-tu que j’aille chercher le Kanak ?
 
– Non ! sa femme d’abord ! fit entendre Chéri-Bibi dans un souffle.
 
– La Comtesse ?
 
– Oui, la Comtesse !… Tout de suite ! »
 
Avertie immédiatement par la Ficelle, la Comtesse descendit entre deux « bostons ». Elle s’inquiéta tout de suite du mauvais état dans lequel elle trouvait son commandant.
 
« Ferme la porte ! dit Chéri-Bibi.
 
– Mais enfin, qu’y a-t-il ?
 
– Quelque chose !… »
 
Il se leva, se plongea la tête dans une cuvette et, s’étant ainsi rafraîchi les idées, il parut aller beaucoup mieux. La Comtesse le regardait se tamponner le front avec sa serviette et ne comprenait toujours point.
 
« Écoute ! fit l’autre brusquement en s’asseyant auprès d’elle et en lui prenant les deux mains. Écoute bien ! Je sais que tu m’aimes, la Comtesse !
 
– Oui, fit-elle simplement et tristement, mais toi tu ne m’aimes pas !
 
– Je vais te dire, la Comtesse !… Tu es arrivée trop tard, vois-tu, la place était prise !
 
– Je m’en suis toujours doutée, Ce sera le malheur de ma vie !
 
– Parlons peu, mais parlons bien, la Comtesse : puisque tu m’aimes, es-tu prête à faire quelque chose pour moi ?
 
– Tout ce que tu voudras !
 
– Oh ! oui, mais… quelque chose… quelque chose…
 
– Tout ce que tu voudras !…
 
– Eh bien, d’abord, tu vas me dire ce que vous faisiez, le Kanak et toi, des lanières de chair que vous découpiez sur le client ?…
 
– Oh ! ça !… » fit-elle.
 
Et elle lui glissa dans les mains… et elle se leva…
 
« Ah ! tu vois bien qu’il y a des choses que tu ne peux pas faire pour moi ! »
 
Elle s’était réfugiée dans un coin comme si elle avait eu peur maintenant de Chéri-Bibi, et elle n’osait plus le rejoindre ; et elle dit d’une voix basse et sourde :
 
« Je sais bien ce qu’on raconte !…
 
– C’est vrai ?… Dis-le-moi, à moi !… à moi !… c’est vrai ?… » implora Chéri-Bibi.
 
Elle secoua la tête, farouche et si brutalement que ses admirables cheveux se dénouèrent, roulèrent en flots noirs sur ses épaules…
 
« Non ! non ! râla-t-elle… ce n’est pas vrai ! ce n’est pas vrai !…
 
– Ça a été dit en cour d’assises !…
 
– Ah ! ça non plus, ça n’est pas vrai !… grinça-t-elle. Non ! Non !… on n’a pas osé !… on n’a pas osé… Le gerbier a bien jacté un peu… mais il a fermé tout de suite son plomb ! Tout de suite !… Notre avocat lui a dit qu’on n’avait pas le droit de laisser même entendre de loin une chose pareille… quand on n’en était pas sûr… quand on n’avait pas de preuves ! Et ça a été fini… tout de suite ! Ah ! si tu avais vu la salle ! Il y avait des femmes qui se trouvaient mal, rien qu’à l’idée de ça !… Chéri-Bibi, je t’aime et je ne te mentirais pas ! Je te le dis encore à toi : nous n’avons pas fait ça !… »
 
Elle se laissa retomber sur le divan à côté de lui et voulut qu’il reprît ses mains dans les siennes, mais ce fut au tour de Chéri-Bibi de se lever. Il arpenta de long en large le salon, pensif, puis s’arrêta en face d’elle.
 
« Tant pis ! fit-il.
 
– Comment ! tant pis ?
 
– Oui, tant pis ! j’avais rêvé de vous donner quelqu’un à manger !
 
– Je sais qui ! dit-elle en se levant et en s’accrochant à lui : c’est le marquis ! J’ai bien cru pendant le déjeuner que tu allais le buter !
 
– Ah ! non ! pas ça, c’est trop aimable ! Vois-tu, la Comtesse, quand je pense à lui, je deviens fou ! Je voudrais inventer des supplices… des supplices… Ah ! j’avais cru tout ce qu’on disait du Kanak !… J’avais pensé !… Enfin, n’en parlons plus, puisque ça n’est pas vrai… »
 
La Comtesse était devenue toute pensive…
 
« Qu’est-ce qu’il t’a fait cet homme-là ? demanda-t-elle.
 
– Il m’a arraché le cœur !… comprends-tu ?…
 
– Ah ! oui !…
 
– Et puis il est trop gras… trop fort… trop bien portant… trop heureux… tout lui réussit… Il désire une femme, il jette un million… tout lui appartient… c’est un monstre !…
 
– Oui, oui, je te comprends… je te comprends !… Il est bien riche ?…
 
– S’il est riche ?… à millions… à millions… à millions… À quoi penses-tu ?… Pourquoi détournes-tu la tête ? Pourquoi tes joues sont-elles si pâles et tes yeux si sombres ? Qu’est-ce que tu as ?
 
– Rien !… Rien !…
 
– Je veux savoir à quoi tu penses ?
 
– À rien ! à rien, Chéri-Bibi…
 
– Mais si… Tu as une idée… je te dis que tu as une idée. J’en ai vu passer le frisson sur ton front obscur. La Comtesse, donne-moi ton idée !…
 
– Jamais !… C’est trop terrible !…
 
– Ah ! tu vois bien !… Je veux connaître ton idée !…
 
– Jamais je n’oserai te la dire… Toi-même, tu la repousserais… Oui, toi-même, Chéri-Bibi, tu trouverais mon idée trop terrible… Et puis, ça n’est pas seulement mon idée… c’est encore, c’est surtout notre secret à Kanak et à moi !… un secret auquel nous tenons parce que, vois-tu, il y a l’échafaud au bout… alors tu comprends maintenant que je ne puis rien te dire…
 
– Je vois que tu veux me faire languir. Tu joues avec ma soif. Tu ne m’aimes pas, la Comtesse !…
 
– Plus que tu ne crois, Chéri-Bibi, et c’est justement parce que je t’aime que tu ne sauras rien…
 
– Alors, c’est plus terrible que ce que j’aurais pensé ?
 
– Plus terrible que quoi ?
 
– Plus terrible que les lanières de chair qu’on mange ? »
 
La Comtesse ne répondit pas tout d’abord. Son émoi était indescriptible. Elle fuyait le regard de Chéri-Bibi… Enfin, elle laissa échapper dans un souffle :
 
« Oui, oui ! c’est pire que ça !… Ah ! laisse-moi !… laisse-moi ! »
 
Chéri-Bibi la prit dans ses bras, et elle ne fut plus qu’une pauvre chose défaillante. Elle ne résistait plus à son désir de savoir. Elle le renvoyait seulement au Kanak.
 
« Moi, je veux bien. Écoute, mon Chéri-Bibi, je veux bien que tu saches !… Je ne m’opposerai pas à ce qu’il te dise l’affreuse chose devant laquelle tu reculeras, j’en suis sûre… Mais, si tu parles jamais, Chéri-Bibi, tu feras tomber nos deux têtes… Je te donne la mienne… je te donne la mienne… Prends-la ! »
 
Et elle lui donnait sa tête belle et si pâle et ses lèvres si blêmes qu’elles ne l’eussent point été davantage si déjà le bourreau en avait pris tout le sang. Mais lui, qui ne songeait qu’à sa vengeance, ne voulut point s’apercevoir du cadeau qu’on lui faisait. Il dit :
 
« La Comtesse, va chercher le Kanak ! »
 
Elle roula sur le canapé, étendue dans une pose de désespoir, la tête échevelée dans ses mains réunies, comme une Madeleine qui pleure sa faute, et puis elle se redressa, regarda une fois encore Chéri-Bibi avec ses yeux hagards et dit :
 
« J’y vais ! »
 
Mais auparavant, elle s’arrêta devant une glace et remit de l’ordre dans sa coiffure. Puis elle quitta Chéri-Bibi en courant.
 
Cinq minutes plus tard, le Kanak faisait son entrée. Lui, il était jaune et il y avait du sang dans ses yeux. Il était seul.
 
« Où est la Comtesse ? demanda Chéri-Bibi.
 
– Elle est retournée à la danse, répondit le Kanak qui ne quittait pas des yeux Chéri-Bibi.
 
– Et nous, où en sommes-nous ?
 
– Nous repiquons sur le golfe de Guinée : tout est préparé pour cette nuit. Les épaves sont prêtes. On jettera ce qu’il faut par-dessus bord pour qu’on nous croie perdus corps et biens. Enfin, dès demain, à la première heure, on procédera au maquillage du navire.
 
– Crois-tu qu’il nous sera facile de refaire du charbon et des provisions sans danger, à Capetown ?…
 
– Tout ce qu’il y a de plus facile puisque nous avons le commandant, et que nous resterons sur rade seulement une nuit.
 
– Et ensuite quel drapeau arborerons-nous ?
 
– C’est à voir. Moi, j’opterais pour celui de la République Argentine. Nous sommes une quarantaine à bord qui parlons couramment l’espagnol. Et puis, comme nous ne nous arrêterons nulle part, on n’a pas à venir mettre le nez dans nos affaires. Une fois en Malaisie…
 
– Dis donc, le Kanak… qu’est-ce que tu as ?… Tu me parais malade…
 
– La Comtesse m’a parlé, Chéri-Bibi…
 
– Eh bien ?…
 
– Eh bien…
 
– Allons ! décide-toi… pouvez-vous faire quelque chose pour moi ?…
 
– Quelque chose de formidable, Chéri-Bibi, mais c’est toi qui ne voudras pas !…
 
– Dis toujours !…
 
– Si tu as jamais la langue trop longue, Chéri-Bibi, nous sommes… la Comtesse et moi… fichus… dans le cas qu’il faut toujours prévoir où l’on retomberait dans la civilisation !
 
– Me prends-tu pour un « mouton » ?
 
– Non ! bien sûr ! mais il faut être prudent… Et puis, je vais te dire… ça peut bien ne pas réussir !…
 
– Je ne te comprends pas bien, le Kanak, ou plutôt, je ne te saisis pas du tout… mais en tout cas, dis-moi on souffre bien ?
 
– Ah ! si on souffre ! je te crois qu’on souffre !… Je suis même à peu près certain que tu trouveras que l’on souffre trop !
 
– Tu ne me connais pas encore, le Kanak !… Si tu savais combien j’ai besoin que l’on souffre… Va, je t’écoute. »
 
Mais l’autre s’en fut au bout du salon, se prit le front dans les mains et puis parut terriblement réfléchir. Chéri-Bibi ne le troubla pas. Enfin, le Kanak releva la tête. Sa figure était plus jaune que jamais et ses yeux roulaient du sang. Il était épouvantable à voir. On eût dit qu’il était déjà en proie à quelque surexcitation mi-cérébrale, mi-physiologique qui en faisait une bête, horriblement.
 
Il traversa tout le salon en titubant un peu, allongea les bras, prit Chéri-Bibi aux épaules, regarda à droite et à gauche si toutes les portes étaient bien fermées et se pencha tout près de l’oreille du bandit. Et lentement, lentement, avec des arrêts et des soupirs, des repos, des reprises, il lui versa dans l’oreille la liqueur démoniaque de son secret.
 
Chéri-Bibi, à son tour, semblait entrepris par une ivresse maladive. Ses épaules frissonnaient, ses mains tremblaient, ses yeux devenaient énormes. La sueur glissait en gouttes lourdes sur son front d’airain.
 
Enfin, l’autre se tut et recula en croisant les bras. Et Chéri-Bibi aussi croisa ses bras et ils restèrent ainsi dix minutes à se contempler en silence. Et puis Chéri-Bibi s’enfuit en refermant la porte sur le Kanak qui continua d’attendre, debout, les bras croisés, dans une immobilité de statue. Quant à Chéri-Bibi, il fut en quelques bonds, dignes d’un tigre, sur le pont.
 
Il avait besoin d’air… et besoin de réfléchir. Les flonflons, les chants, les cris et les danses du gaillard d’arrière le chassèrent sur le gaillard d’avant. Et là, seul, devant la mer et le ciel, il tourna sur lui-même et sur sa pensée. Il marchait en rond, haletant, et pensait en rond autour du secret du Kanak qu’il avait voulu connaître et qui le tentait maintenant comme l’empire du monde avait tenté le mauvais ange. Il leva les yeux au ciel comme il faisait souvent quand il s’adressait à la destinée, au Fatum qu’il sentait toujours suspendu sur sa tête, et pesant, de tout son irrésistible poids, sur ses épaules.
 
Son aventure était si prodigieuse qu’il la croyait, dans son orgueilleuse naïveté, la seule et grande préoccupation du temps et de l’espace. Il ne connaissait point de plus remarquable malheur héroïque que le sien et, dans son âme cruelle mais enfantine, il s’apparentait à ces maudits de l’histoire primitive des hommes, que l’on donnait jadis à lire dans les écoles et qui sont toujours en contact avec le Dieu tout-puissant, soit qu’ils essayent de l’atteindre en entassant montagnes sur montagnes, soit qu’ils essayent de le fléchir en lui offrant des sacrifices épouvantables.
 
« Pourquoi m’envoies-tu encore cette épreuve ? demanda-t-il tout haut à quelqu’un qu’il avait l’air de considérer comme son plus cruel ennemi. Tu sais bien que je n’y résisterais point ? La pensée seule de la tenter me brûle comme une robe de flammes !… »
 
Et il recommença sa course circulaire insensée pour l’arrêter quelques instants plus tard et reprendre son extraordinaire monologue. Mais, cette fois, c’est au Kanak que s’adressait son ardente prosopopée :
 
« Kanak, tes paroles se font bien entendre !… Un enfant même les comprendrait !… Mais une sanglante morsure déchire mon âme !… L’espoir me tient désormais aux entrailles avec sa gueule de chien !… »
 
Et il courut encore comme un échappé des Petites-Maisons. Puis il s’arrêta encore, rugissant, écumant. Chéri-Bibi ! Chéri-Bibi ! d’où viennent ces transports subits, ces angoisses sans objet apparent ? Pourquoi ce cri de terreur et d’horreur auquel tu donnes le doux nom d’espoir ?… Sur ta dunette, entre le ciel et les eaux, tu apparais aussi formidable, aussi menaçant, mais aussi craintif que Satan sur la montagne avant qu’il eût tenté Jésus ; et puis, brusquement, tu dégringoles ! Tu te replonges, tête baissée, dans l’enfer où t’attend le Kanak, immobile.
 
Chéri-Bibi poussa la porte derrière laquelle était cette statue qui n’avait besoin que d’un mot pour s’animer. Et ce mot, il le lui jeta.
 
« Allons », dit-il.
 
Le Kanak décroisa aussitôt ses bras, tendit une main à Chéri-Bibi, qui la lui saisit avec fièvre.
 
Et ils se séparèrent sans plus.
 
En haut, la petite fête, comme on dit « battait son plein ». Mmes d’Artigues, de Valrieu et de Fontainebleau, sous leur tente, étaient dans un état d’esprit qui voisinait de plus en plus avec l’épouvante, car elles se rendaient compte qu’elles étaient parfaitement prisonnières, en dépit des étranges paroles de politesse que de plus étranges officiers de marine venaient, de temps à autre, leur prodiguer. Elles avaient, en vain, essayé de s’esquiver ; mais, sous le prétexte que la surexcitation de l’équipage ne faisait que grandir, et qu’il eût été dangereux pour elles de tenter une sortie, on ne leur permettait plus un mouvement.
 
Des clameurs sauvages, des chants immondes venaient jusqu’à elles et les jetaient effrayées aux bras les unes des autres.
 
Elles avaient réclamé à grands cris le marquis et le baron, et Robert et M. d’Artigues. Enfin elles eurent le soulagement de voir apparaître Robert Bourrelier et M. d’Artigues. Mais leur joie fut courte.
 
Ceux-ci étaient aussi effrayés qu’elles par tout ce qu’ils avaient vu et entendu.
 
Après la révolte des cages, en bas, devant Chéri-Bibi, ils avaient résolu de se faire une idée un peu nette de leur situation, et dans ce but s’étaient glissés dans certaines parties du bâtiment dont il semblait qu’on les eût précédemment éloignés à dessein. Il leur avait été donné alors de voir des choses bien singulières.
 
D’abord un désordre incroyable, une indiscipline régnante, et surtout ils s’étaient heurtés à un cordon de gardes-chiourme qui empêchaient de pénétrer dans des couloirs et des cabines d’où sortaient des cris et des gémissements de femmes et d’enfants : des enfants qui réclamaient leurs pères, des femmes qui réclamaient leurs maris.
 
Comme ils demandaient des explications, on les avait chassés et on avait ricané derrière eux d’une façon sinistre, et on leur avait conseillé, pour leur bien, de se montrer un peu moins curieux à l’avenir. Ces messieurs en étaient là de leurs tremblantes confidences quand le baron Proskof survint à son tour. Celui-ci paraissait si effaré qu’il ne put, tout d’abord, prononcer une parole. Enfin on entendit : « Le marquis !… le marquis… »
 
« Quoi ? Le marquis ?… demanda, anxieuse plus qu’on ne saurait dire, la belle Mme d’Artigues.
 
– Eh bien, le marquis a disparu !…
 
– Comment ! disparu ?
 
– Oh ! sous mes yeux… C’est inimaginable !… Je croyais qu’il était encore à mes côtés… Nous parlions de choses et d’autres, non loin de ma cabine, dans le couloir, car nous fuyions le pont et cette horrible fête, et puis tout à coup je me retourne… Il n’était plus près de moi. Je le cherche, j’entre dans les cabines ; je l’appelle. Il me répond. Mais sa voix était déjà lointaine, et il s’est tu tout à coup, comme s’il étouffait.
 
« Assurément, il était l’objet de quelque violence. Le malheur est que je ne parvenais point à me rendre compte exactement de l’endroit où il pouvait se trouver. Ce bateau me paraît machiné comme un décor de théâtre. Il se passe autour de nous des choses abominables.
 
« Au milieu de quelles gens sommes-nous tombés ? Ces gardes-chiourme me paraissent aussi redoutables que les forçats eux-mêmes. Enfin ! où est le commandant ? On ne peut pas le voir. J’ai voulu parler aux officiers… Ils sont ivres. C’est à grand-peine que je suis parvenu jusqu’ici. Il faut partir d’ici, mesdames… C’est affreux !… »
 
À ce moment, la tente se souleva et deux des trois matelots de la Belle Dieppoise qui avaient abordé avec eux le Bayard se précipitèrent. Leur camarade venait d’être tué d’un coup de couteau en plein cœur par un des bandits du bord auquel il voulait prendre sa danseuse. Et comme ils avaient voulu venger leur camarade, les autres bandits s’étaient rués sur eux, leur apprenant tout. Le Bayard était aux mains des forçats et celui qui les avait reçus en qualité de commandant n’était ni plus ni moins que Chéri-Bibi ! Chéri-Bibi lui-même !
 
Mme d’Artigues s’évanouit. Carmen et Nadège poussèrent des cris de folles. Dans le moment, leur logement improvisé fut envahi par une tourbe hurlante qui les transporta toutes les trois sur l’estrade où elles furent exhibées à la curiosité et aux désirs féroces d’un équipage en délire. On allait tirer au sort !…
 
Mais il ne faisait point de doute que le sort, pas plus que le reste, ne serait respecté dans cette affaire. Déjà des faces de damnés se penchaient sur les pauvres femmes, des poings les agrippaient, les arrachaient, se les disputaient.
 
La bande écumante des forçats qui n’avaient pu monter sur l’estrade, voyant que ceux qui entouraient les femmes s’en emparaient sans autre forme de procès et ne parlaient plus de loterie, firent entendre des cris de rage et de protestation. Les malheureuses allaient disparaître sous le flot grossissant sans cesse des bandits et mourir étouffées quand une catastrophe se produisit qui les sauva.
 
Une trombe venait de passer sur cette foule. Sous une poussée terrible, les relingues tombèrent par grappes du haut de l’estrade, laissant un espace libre suffisant pour que pussent se mouvoir et se détendre, avec une force de catapultes, les poings énormes de Chéri-Bibi.
 
Ah ! il était toujours beau dans la bataille, l’affreux Chéri-Bibi ! Que de nez écrasés ! que d’oreilles décollées ! que d’yeux pochés ! que de sang, de cris, de malédictions ! Mais quel beau et rapide nettoyage !… On l’acclame ! Tous ceux qui n’avaient pu approcher de l’estrade et qui n’avaient conservé aucun espoir de prendre part à la curée lui font un triomphe !… Et les autres, qui se traînent, maintenant, sur le pont, éclopés, sont l’objet d’une risée générale. Ah ! la risée de la chiourme !
 
Chéri-Bibi réclame le silence. Il est là sur son estrade désencombrée devant les trois tremblantes femmes qui osent à peine bénir leur sauveur. Car enfin que va-t-il dire ? À quel nouveau supplice vont-elles être vouées ?
 
« Mes chers poteaux, dit Chéri-Bibi, j’ai réfléchi ! Puisque ces dames ne peuvent être à tout le monde, elles ne seront à personne !… (Tonnerre d’applaudissements.) Je les garde pour moi… (Un froid) à seule fin qu’il ne leur arrive point malheur… (Attente glacée.) Car je viens de m’engager à déposer sains et saufs, en un temps et en un lieu qui seront fixés dans un prochain conseil, les naufragés de la Belle Dieppoise. (Protestations menaçantes. Chéri-Bibi se croise les bras.) Qui donc oserait élever la voix quand je me suis donné la parole ? (Silence immédiat.) Les imbéciles font bien de se taire, car j’ai des choses sérieuses à leur dire. Désormais, c’est fini de se mal conduire. Vous devez devenir des gens costauds, calmes et rangés, car vous êtes riches ! Le marquis du Touchais, que nous avons eu l’honneur d’accueillir à notre bord, veut bien, cédant à mon initiative, acheter la libération des naufragés de la Belle Dieppoise, moyennant un prix de cinq millions. »
 
D’abord stupeur, presque une sensation d’effroi devant cet abîme entrouvert… cinq millions !… Vertige !… Et puis, on se ressaisit, on comprend, on éclate, on hurle, on trépigne, on danse, on devient fou !… On veut porter Chéri-Bibi en triomphe. Chéri-Bibi a la plus grande peine à placer un mot, un mot qui clouera la bouche aux derniers imbéciles, à ceux qui ne comprennent jamais rien.
 
« Mes poteaux, crie-t-il, un dernier mot. Il est bien entendu que nous ne lâcherons le marquis que contre les cinq millions. Ce sera cinq millions ou la mort ! (Délire de l’équipage.)
 
– Eh bien, la Ficelle, qu’est-ce que tu dis de ça ? demanda Petit-Bon-Dieu, en détachant une grande taloche sur l’épaule fléchissante du dévoué mitron.
 
– Je connais mon Chéri-Bibi, répond avec un pâle sourire la Ficelle ; ce sera « cinq millions et la mort ! »