h1.05 - Un homme dans la nuit

 
– Le prince Agra !
 
Ces mots magiques avaient volé de bouche en bouche jusqu’aux coins les plus reculés du théâtre.
 
L’histoire du billet jeté dans la voiture de Diane, le rendez-vous, l’attente vaine de la demi-mondaine, son espoir et son désespoir, on savait tout cela et l’on s’en amusait beaucoup.
 
Diane s’était avancée toute pâle. Il était devant elle. Il apparaissait sur le seuil, beau comme un jeune dieu.
 
Sur son torse flottait une tunique lourde tissée de fils de soie et d’or. Il avait de larges pantalons à l’orientale. De ses épaules tombait un manteau d’une impériale richesse.
 
Autour du prince, on avait fait d’abord le plus religieux silence. Mais, peu à peu, un murmure montait, grandissait, gagnait les couloirs, un murmure d’admiration. Diane avait les mains jointes.
 
Le prince se dirigeait vers elle. Il semblait la connaître. Il lui tendit la main.
 
– Madame, dit-il, me pardonnez-vous d’arriver si tard ?
 
– Vous êtes le maître, dit-elle.
 
– Que voilà un vilain mot, madame ! Je veux être votre ami.
 
Ils sortirent du foyer.
 
Comme ils descendaient l’escalier de pierre qui conduit au vestibule du rez-de-chaussée, ils entendirent des cris. Une dizaine de personnes se penchaient au-dessus du garde-fou et se donnaient de rapides explications, dont on ne saisissait point le sens.
 
Le prince entraîna Diane de ce côté. Lui aussi se pencha sur la rampe, et voici ce qu’il vit :
 
Un homme était suspendu de ses deux mains crispées à cette rampe, ses pieds ballottaient dans le vide. S’il tombait, il pouvait se blesser. Il avait trois mètres à sauter et ne s’y résolvait point.
 
Cet homme était Martinet. Très ivre, il avait enfin quitté le buffet, s’était répandu dans les couloirs, criant, d’une voix mal assurée : « L’orgie ! l’orgie ! je veux voir l’orgie !… Qu’est-ce qui m’a fichu des donzelles qui sont plus honnêtes que des femmes du monde et qui se tiennent ici comme dans une réception ouverte chez Turrel ?… On les pince, elles vous flanquent des gifles !… J’aime mieux rentrer chez moi. »
 
Ayant pris cette bonne résolution, il la voulut mettre à exécution tout de suite. Comme il était pressé de rentrer, il descendit un peu vite les premières marches de l’escalier et « s’étala ».
 
– Sale escalier ! dit-il, il est trop raide…
 
Et, après réflexion, il ajouta :
 
– Y a pas à dire, il est plus raide que moi.
 
Il se releva tant bien que mal et recommença la descente. À la seconde marche, il chancelait et s’allongeait encore.
 
– Oh ! là ! là ! fit-il. Si on a jamais vu un escalier pareil !
 
Il contempla, d’un œil morne, les murs qui semblaient valser lugubrement.
 
Il se releva encore, s’agrippa à la rampe de pierre et déclara :
 
– C’est vraiment pas étonnant si je me fiche par terre ! C’est un escalier tournant ! Ça tourne ! Ça tourne ! J’aurais plus vite fait de le dégringoler sur la rampe, leur escalier !
 
Et il se mit en mesure de le dégringoler. Il enjamba. Il fut à cheval sur le garde-fou, assez large. Il s’allongea sur la pierre. Ce faisant, il riait. Il avait un petit rire nerveux, un gloussement. Et il se laissa filer. Mais il dévia tout de suite.
 
Pour son malheur, il dévia en dehors. Ses jambes emportèrent le reste. Il tomba. Cela le dégrisa soudain. Devant l’imminence du danger, il recouvra ses esprits, s’efforça de se retenir, parvint à se crisper, des mains, à la rampe. Puis, sans un mot, n’ayant plus la force de crier, il attendit.
 
On l’avait vu dans sa position critique. On accourut à son secours. Mais les gens ne savaient pas comment le tirer de là. Certains se penchèrent, hésitèrent à le prendre au poignet, craignant d’occasionner, définitivement, sa chute. C’était, au moins, une jambe cassée.
 
C’est alors que le prince et Diane arrivèrent. Le prince écarta le groupe affolé, se pencha, prit dans sa main le poignet de Martinet et, développant une force insoupçonnée, le tira à lui.
 
Martinet vint. Ce fut d’abord son bras, puis sa tête, puis son torse. Et le prince, l’ayant saisi alors sous les aisselles, l’enleva, le déposa sur les marches, sans effort.
 
Comme on applaudissait, le prince continua son chemin. Diane était très heureuse que son beau-frère s’en fût tiré à pareil compte, mais très vexée qu’il se fût mis dans une telle posture. Elle ne voulait point laisser paraître aux yeux du prince qu’elle portait un intérêt quelconque à ce pochard.
 
Le directeur des Variétés-Parisiennes se trouvant à côté du jeune compagnon de Diane, celui-ci lui dit :
 
– Monsieur, conduisez donc Martinet à un cocher qui le ramènera chez lui.
 
– Mais j’ignore son adresse, fit le directeur.
 
– Je vais vous la dire : 25 bis, rue du Sentier.
 
Le directeur s’éloigna.
 
– Vous connaissez l’adresse de… cet homme ? demanda Diane, stupéfaite.
 
– Oui, répondit négligemment le prince. Je m’intéresse à votre beau-frère.
 
Diane rougit et ne dit plus rien.
 
Ils étaient dans le vestibule. On y avait élevé une sorte de cabine de toile éclairée à l’électricité et dans laquelle des groupes se faisaient photographier.
 
– Je voudrais avoir un portrait de vous, madame, dit le prince en conduisant la jeune femme à cette cabine.
 
Diane alla prendre position dans la cabine.
 
Elle vit passer le directeur, avec Martinet, celui-ci se défendant, ne voulant pas s’en aller.
 
Le directeur resta sourd aux plaintes de Martinet, descendit celui-ci sur le trottoir, héla un fiacre, mit l’homme dedans et donna l’adresse au cocher.
 
La voiture n’avait pas fait dix mètres que la tête de Martinet passait à la portière.
 
– Eh ! bourgeois ! criait Martinet au cocher, arrête-toi au troquet du coin. À cette heure, il doit être… « rouvert » !
 
– Y en a qui ferment jamais !… répliqua le cocher. On y va, mon frangin !…
 
Il était cinq heures quand le prince Agra et Diane quittèrent les Variétés-Parisiennes. Diane n’avait plus de volonté, plus de caprices, plus de désirs… Au bras du prince, elle se laissait mener, elle s’abandonnait.
 
Après la séance de photographie dans la cabine de toile, elle redevint la chose du prince. Elle ne montrait même plus d’orgueil ; sa joie ne lui venait plus de son triomphe, de l’envie des autres ; elle s’annihilait dans le bonheur immense d’avoir ce jeune homme à elle, à côté d’elle. Diane marchait dans un rêve…
 
– Cette voiture est la vôtre, madame, disait Agra. Elle vous conduira chez vous. Il faut nous quitter.
 
– Que votre volonté soit faite, répondit Diane. Mais, dites-moi, quand aurai-je la grande joie de vous revoir ?
 
– Chez vous, madame, à vos « tableaux vivants », dans quinze jours.
 
Quelqu’un ferma la portière. Le carrosse reprit sa route, suivi de sa cavalerie, et Diane resta sur la place à le voir s’éloigner, descendre l’avenue de la Grande-Armée, disparaître…
 
Elle se tourna enfin vers son cocher, qui, sur le siège du coupé, attendait.
 
– Jean, dit-elle, qui donc vous avait donné l’ordre de venir m’attendre ici ? Je vous attendais à la sortie des Variétés-Parisiennes, comme il était convenu. Vous n’y étiez point, et heureusement pour moi que j’eus l’équipage du prince…
 
Jean répondit :
 
– Qui m’a donné cet ordre ? Mais c’est vous, madame !
 
– Moi ? Et comment l’entendez-vous, Jean ?
 
– Je n’ai fait qu’exécuter les instructions que vous m’avez envoyées dans cette lettre, fit Jean en lui tendant un papier qu’il sortit de sa houppelande.
 
– Une lettre de moi ? Quand l’avez-vous reçue ?
 
– Cette nuit, à deux heures, madame. On m’a même réveillé pour me la remettre.
 
Diane prit le papier et l’approcha de la lanterne. Elle lut :
 
« Soyez cette nuit, à cinq heures, au coin de l’avenue Friedland et de la rue de Tilsit, avec le coupé. Vous verrez, à cinq heures et demie, arriver un équipage qui se rangera près de l’Arc de Triomphe. Vous rejoindrez cet équipage.
 
« Diane. »
 
– Cela tient du prodige s’écria Diane après avoir lu. Voilà bien une lettre de moi et voilà bien ma signature ! Et, cependant, je n’ai point écrit et je n’ai point signé !
 
– Regardez, madame, reprit le cocher. Ce n’est point seulement votre écriture et votre signature…
 
– Oui, oui, continua Diane, c’est encore mon chiffre…
 
– Et votre papier…
 
– Et mon papier…
 
Diane releva la tête et regarda encore du côté de l’avenue de la Grande-Armée…
 
– Ah ! mon Dieu ! dit-elle, prise d’une véritable terreur, que veut dire tout ceci ?…
 
Elle monta dans son coupé et cria :
 
– Et, maintenant, avenue Raphaël !…