h1.06 - Un homme dans la nuit

VI

LES AVENTURES DE POLD
 
 
       Quand le carrosse du prince, quelques minutes auparavant, s’était arrêté à l’Arc de Triomphe, Diane avait demandé :
 
– Que nous arrive-t-il ?
 
– Oh ! rien, madame, avait fait le prince, il nous arrive simplement qu’il faut nous quitter.
 
Diane releva sa tête qu’elle avait posée sur l’épaule du prince. Elle ne pouvait en croire ses oreilles. Quitter celui qu’elle considérait déjà comme son royal amant… Le quitter, et pourquoi ?
 
Depuis leur départ des Variétés, aucune parole n’avait été échangée entre eux, aucune. Diane s’était réfugiée en lui. Depuis qu’il lui était apparu, la splendeur de cette apparition et les divers événements qui avaient suivi l’avaient plongée dans une admiration et dans un trouble inconnus. Il lui était apparu adorable et redoutable !
 
Aussi, quand il lui avait dit : Il faut nous quitter !… elle avait été douloureusement surprise, mais elle n’avait point protesté.
 
Mais quand elle fut toute seule dans son coupé, elle se dit : « Je l’aime et il ne m’aime pas. »
 
Il se passait en elle des choses inconnues qu’elle ne s’expliquait point.
 
Le coupé s’arrêta. On était avenue Raphaël. La grille du jardin fut ouverte. Le coupé pénétra dans le jardin, vint au perron de la villa. Cinq minutes plus tard, Diane était dans sa chambre.
 
Une soubrette vint à elle. Elle la renvoya.
 
– Je veux être seule, dit-elle. Allez vous coucher.
 
Comme la soubrette se retirait, celle-ci ne put retenir un cri. Diane, en effet, venait d’entr’ouvrir son manteau.
 
– Oh ! ce collier, madame, ce collier !
 
Diane fut mauvaise :
 
– Allez-vous-en, Jenny ! Allez-vous-en !
 
– Madame !… Le collier de madame !…
 
Les yeux de Diane exprimèrent tant de fureur que Jenny disparut.
 
Diane, restée seule, souleva le collier.
 
– Oui, c’est un présent royal, dit-elle… Il m’a donné son collier… mais c’est lui que je veux ! C’est lui !
 
Elle déposa le collier dans une cassette et vint tomber dans un fauteuil.
 
Elle considéra, par les fenêtres ouvertes, la nuit. Elle resta longtemps ainsi puis, le froid l’ayant gagnée, elle se leva et passa dans son cabinet de toilette.
 
Là aussi, les fenêtres étaient larges ouvertes, ainsi que tous les soirs. C’était une règle d’hygiène qu’elle s’était imposée.
 
Elle ferma les fenêtres du cabinet de toilette. Les carreaux étaient traversés d’une tringle où glissaient des rideaux.
 
Mais, au-dessus de cette tringle, le regard pouvait pénétrer.
 
Et quelqu’un voyait.
 
Nous avons laissé Pold à cheval sur une grosse branche de marronnier.
 
Il avait entendu le bruit de la voiture sur l’avenue Raphaël.
 
– C’est elle ! avait-il dit.
 
Et ses yeux n’avaient plus quitté les trous noirs des fenêtres.
 
Les fenêtres s’étaient soudain illuminées d’une clarté électrique.
 
Il avait assisté à la scène, très courte, entre Diane et sa femme de chambre. Il n’en avait pas perdu un mot, pas un geste.
 
La soubrette était partie, et Diane venait de passer dans l’autre pièce, dont elle avait fermé les fenêtres.
 
Mais, comme nous l’avons dit, on pouvait tout voir au-dessus des tringles. Pold assista, dans le cabinet de toilette, au commencement du déshabillé de Diane.
 
Ce qu’il vit eut sans doute le don de l’intéresser, car il ne put retenir des exclamations qui traduisaient son enthousiasme.
 
Pold n’y tint plus. Il descendit de sa branche. Il reprit le tronc du marronnier dans ses bras et se laissa glisser.
 
Il fut par terre. Il s’en alla jusqu’au pied du mur. Si les fenêtres du cabinet de toilette étaient fermées, celles de la chambre n’étaient pas encore closes. Il les regarda. Il mesura du regard la distance qui les séparait du sol.
 
Il étudia le mur. Ce mur était garni d’un treillage qui soutenait une vigne. Un arbre de vigne montait le long de ce treillage.
 
Pold n’hésita pas. Il tenta l’escalade du treillage en s’aidant de la vigne.
 
Cette première tentative fut vaine. Il retomba au pied du mur. Pold regarda encore, d’une façon désespérée, les fenêtres.
 
Il comprenait qu’il n’avait pas une minute à perdre.
 
Dans quelques instants, les fenêtres de la chambre se fermeraient comme celles du cabinet de toilette.
 
Et, alors, tout était perdu pour lui. Il ne pouvait espérer que Diane ouvrirait une fenêtre s’il frappait aux carreaux. Diane, certainement, appellerait ses gens.
 
La situation était critique. Elle était presque désespérée. Et, cependant, il songeait qu’il n’avait pas tant fait pour rester en chemin. Le plus dur de son aventure restait à accomplir. Mais encore ne l’avait-il tentée que pour tout essayer afin de la mener à bonne fin.
 
Il ne raisonnait plus. Ce n’était plus un enfant. Ce n’était pas un homme. C’était un animal poussé par son instinct et auquel l’instinct fixait un but.
 
Il grimpa. Il s’arracha les mains, il se brisa les poignets entre le treillage et le mur. Il s’accrocha comme il put, il accomplit des prodiges d’équilibre : il faillit retomber dix fois au pied du mur, il eut la chance de rencontrer des clous où ses pieds se posèrent désespérément.
 
Il cassa une branche de la vigne et se rattrapa à une autre. Au moment, enfin, où il croyait que ses efforts n’allaient point aboutir, à la seconde précise et définitive où il allait renoncer à l’escalade et se laisser retomber au pied du mur, où sa chute pouvait être dangereuse, il saisit, d’un effort suprême, l’appui-main de la fenêtre. Il était sauvé.
 
Il resta sur la fenêtre, debout, face à l’intérieur de la chambre et, simplement, croisa les bras.
 
La chambre était éblouissante de clarté dorée. Tout y semblait en or : la lumière, les murs, les meubles, les divans, les coussins, les tapis et le lit. Un lit très bas et très large, qui paraissait une bête immense accroupie, allongée, étendant ses pattes aux griffes d’or comme des membres las.
 
Les lèvres de l’impassible Pold laissèrent échapper ces mots :
 
– Mâtin ! c’est rien chouette ici !
 
Puis il se tut ; il attendit. Derrière lui, le jour commençait à poindre.
 
Dans le cabinet de toilette, Diane venait de passer un peignoir tout en fanfreluches, et en dentelles.
 
Elle était dans un état de nervosité bien facile à comprendre après les événements d’une telle nuit.
 
Son amour lui était venu dans des conditions, dans un cadre accompagné d’incidents si exceptionnels qu’il lui en restait une sorte de terreur.
 
Le mystère dont s’entourait le prince et la toute-puissance dont il semblait disposer, sa richesse prodigieuse le mettaient, à ses yeux, en dehors de tout ce qu’elle avait appris des hommes jusqu’à ce jour.
 
Or, il y avait des minutes où elle se réjouissait que rien de définitif ne se fût passé entre elle et cet homme, car elle sentait bien qu’elle lui livrerait son âme, qu’elle la lui vendrait, elle qui n’avait jamais vendu que son corps… et il y avait des minutes, au contraire, où une grande exaspération lui venait de ce que cet homme ne l’eût point prise déjà…
 
Ce sentiment finit par la dominer, par l’envahir tout entière.
 
– Je veux être à lui ! se criait-elle. Je veux être sa chose ! Et elle considérait avec horreur la possibilité qu’il fût à une autre…
 
Quand elle poussa la porte de son cabinet de toilette pour entrer dans sa chambre, ses nerfs étaient tendus, exaspérés, surexcités effroyablement…
 
Pold la vit venir. Il resta sur sa fenêtre, toujours debout, toujours les bras croisés. Il ne fit pas un mouvement, n’eut pas une parole.
 
Diane alla à un guéridon, laissa tomber quelques bagues dans une coupe de saxe, quelques bracelets.
 
Elle dit tout haut :
 
– Il faut que je ferme les fenêtres.
 
Pold sentit bien que le moment était solennel et que cette minute allait décider de quelque chose de très grave. Il fut très étonné de n’en point ressentir le trouble intense qu’il redoutait. Un calme suprême lui était venu de la gravité de la situation.
 
Diane s’avança vers la fenêtre où était Pold.
 
Elle fut près de la fenêtre ; elle leva la tête.
 
Elle ouvrit la bouche, prête à pousser un hurlement de terreur. Mais sa bouche ne laissa échapper aucun son.
 
Diane n’avait plus la force de crier.
 
Elle recula jusqu’à la muraille ; puis, acculée contre la cloison, le masque tragique, elle considéra Pold, qui descendait.
 
Il était fait comme un voleur. Ses vêtements couverts de terre étaient déchirés, pendaient en loques. Sa figure et ses mains étaient ensanglantées.
 
– Diane, dit-il, Diane – permettez-moi, madame, de vous donner ce nom si doux, que je répète depuis des jours et des nuits –, Diane, ne vous épouvantez point ainsi et remettez-vous.
 
Diane ne se remettait pas du tout.
 
– Laissez cette mine effrayée…
 
Soudain la jeune femme bondit jusqu’à un bouton de sonnette et allongea fébrilement le bras.
 
Pold lui avait déjà pris ce bras.
 
– Et, surtout, Diane, laissez la sonnette tranquille. Diane, je ne vous veux point de mal. Diane, je vous aime.
 
Diane put parler enfin. Elle dit, toute tremblante :
 
– Ah ! vous m’aimez ?
 
– Plus que tout au monde, madame.
 
– Eh bien, puisque vous m’aimez, allez-vous-en !
 
– M’en aller ? s’écria Pold.
 
La jeune femme eut la crainte d’avoir froissé ce sinistre visiteur, à la disposition duquel elle se trouvait tout entière. Elle reprit d’une voix plus douce :
 
– Enfin, monsieur, que voulez-vous de moi ?… Surtout, surtout, ne me faites pas de mal…
 
– Moi, vous faire du mal ? Y songez-vous ? J’ai déjà eu l’honneur de vous dire que je vous aime, madame.
 
Diane commençait à se remettre.
 
– Étrange amoureux…
 
–… que celui qui entre par la fenêtre à cinq heures du matin. Il fut un temps, madame, où ils en descendaient toujours à cette heure-là…
 
– Ce temps est passé.
 
– Parce que le temps des vrais amoureux n’est plus, Diane. Or, moi, je suis un amant de ces temps anciens et j’ai conservé les procédés de l’époque…
 
Pold s’avança vers Diane. Il étendit le bras.
 
– Ne m’approchez pas ! Ne m’approchez pas !
 
– Je vous fais donc horreur ?
 
– Oh ! oui. Regardez-vous dans cette glace.
 
– Non, madame, car si je me regardais dans cette glace, vous appuieriez sur ce bouton.
 
– Je vous donne ma parole que je ne bougerai pas.
 
– Je vous crois, fit chevaleresquement Pold.
 
Et il se regarda dans la glace. Il n’avait pas plus tôt tourné le dos que Diane s’était livrée à une nouvelle tentative du côté de la sonnette.
 
Pold l’avait vue et était arrivé encore à temps pour l’empêcher de prévenir ses gens.
 
– Croyez donc à la parole des femmes ! dit-il. Oh ! Diane, Diane, vous m’enlevez toutes mes illusions.
 
Dans le mouvement rapide qu’elle avait fait, Diane avait laissé s’entr’ouvrir son peignoir. Une manche du peignoir glissa, et Pold vit une épaule nue. Il fit :
 
– Oh !
 
Diane eut peur du regard qu’il lui lança. Elle voulut rattraper son peignoir, s’en couvrir complètement, mais, dans un geste malheureux, elle découvrit l’autre épaule.
 
– Mon Dieu ! mon Dieu ! disait Pold, qui la dévorait des yeux et dont l’admiration, naturellement, avait doublé.
 
Et il ne fut point brutal.
 
Brutal, il l’avait été jusqu’alors. Il avait subi cette nécessité. Il avait joué au matamore. Il fallait faire peur à cette femme avant de s’en faire aimer. Lui faire peur avait été facile ; s’en faire aimer était une tâche beaucoup plus ardue. Pold n’hésita pas à l’entreprendre. Il n’était pas dans son rôle, tout à l’heure, quand il se conduisait cyniquement en bandit de grand chemin. Maintenant qu’il s’agissait d’amour, il allait être sincère.
 
Il tomba à ses genoux. Il entoura Diane de ses bras. Il lui dit :
 
– Je ne suis pas un voleur. Je suis un jeune homme de bonne famille. Je serai riche un jour, je vous donnerai toute ma fortune. On m’appelle Pold. Je ne suis point méchant. Je ne suis qu’un pauvre petit potache amoureux. Si vous avez eu peur de moi, c’est que je me suis présenté par la fenêtre. Votre porte ne se serait point ouverte devant moi. C’est aussi que mes vêtements sont déchirés, que je suis sale et laid et que je suis plein de sang. Je me suis arraché les mains et le visage, je me suis brisé les poignets et je me suis ensanglanté les jambes – j’ai une grande plaie à la jambe –, tout cela pour vous voir de plus près, pour vous parler, Diane, pour vous dire que je vous aimerai toujours…
 
Pold sentait que Diane voulait se dégager. Entre ses bras, il lui serra plus étroitement les jambes. Elle fut prise comme dans un étau. Il la regardait de bas en haut, suppliant, avec l’air humble d’un chien qu’on va battre.
 
– Oh ! oui, j’ai voulu vous voir autrement qu’en photographie…
 
Et comme Diane ne put s’empêcher de sourire :
 
– Pourquoi souriez-vous ? Pourquoi vous moquez-vous de moi ? Je vous ai dit que je n’étais qu’un pauvre petit potache… Vous ne savez pas, vous, vous ne saurez jamais le mal que vous faites aux petits potaches avec vos photographies. Ils les considèrent longtemps à la vitrine des papetiers, ils font des économies et ils les achètent, et ils les cachent, et, chaque fois qu’ils le peuvent, ils s’abîment dans la contemplation de vos photographies… Ils finissent par vous aimer… Pourquoi nous avoir montré votre corps avec tant d’impudeur ? Pourquoi ne nous avoir rien caché de vos dessous, de vos toilettes intimes, rien de votre beauté et de tout ce qui pare votre beauté et vous fait plus belle encore, si vous voulez qu’on ne vous aime pas ? Diane, le petit potache en a assez de vos photographies ! C’est vous qu’il aura ! Plus de carton, Diane, plus d’images… Je veux de la chair, Diane, votre chair si douce, si douce…
 
Diane n’avait plus peur du tout. Diane, maintenant, s’amusait comme une petite folle et goûtait presque l’aventure. Elle ne souriait plus ; elle riait. Elle riait haut et fort ; elle ne se retenait plus ; elle se tordait de rire. Elle avait eu une telle peur qu’elle pensait qu’elle ne rirait jamais assez. Et elle s’en donnait, s’en donnait. Elle était secouée d’un tel rire qu’elle ne put l’arrêter quand elle le voulut. La crise de nerfs que tous les événements de cette nuit rendaient probable se passa en une crise de rire. Elle se renversa sur son lit pour rire encore.
 
Pold, debout maintenant, regardait ce corps de femme, frêle et joli, que secouait le spasme du rire.
 
Mais, quelques minutes plus tard, Diane ne riait plus.