h2.13 - Un homme dans la nuit

 
Adrienne avait, d’un geste fiévreux, ramassé toutes les lettres de Lawrence sur le guéridon du salon et les avait emportées chez elle, dans sa chambre.
 
Décidée à ne plus voir personne, elle s’était étendue sur un divan, repassant dans sa mémoire tous les événements qui s’étaient déroulés entre elle et Arnoldson depuis qu’elle l’avait rencontré à l’auberge Rouge.
 
Mais elle revenait toujours aux lettres et en relisait quelques passages. Alors, elle oubliait la scélératesse d’Arnoldson pour ne plus songer qu’à la vilenie de l’autre, et sa haine pour le premier faisait bientôt place à la rage qui grandissait en elle contre le second.
 
Elle resta ainsi de longues heures. Elle entendit frapper vers la fin de l’après-midi.
 
– Qui est là ? demanda-t-elle.
 
La porte s’ouvrit en silence. Une ombre restait sur le seuil. Adrienne poussa un cri. C’était Lawrence !
 
– Toi ? Toi ici ?
 
Lawrence s’avança, avec un sourire contraint, jusqu’au milieu de la chambre.
 
– Mais oui, fit-il, c’est moi ! Qu’y a-t-il donc de si étonnant à cela ? J’ai voulu avoir des nouvelles de ta santé et je suis venu les chercher moi-même.
 
– Tu t’y es pris tard ! dit Adrienne d’une voix saccadée.
 
– Mon Dieu ! tu m’en veux à cause de cela, Adrienne ? Tu as bien tort. Si tu savais le travail auquel il m’a fallu me livrer à Paris et le peu de temps qu’il m’a laissé, tu me pardonnerais facilement ce retard…
 
Il leva les yeux sur sa femme et la regarda bien en face, chose qu’il n’avait pas osé faire jusqu’alors.
 
Adrienne retenait à grand’peine les éclats de sa colère. Elle laissait parler son mari ; elle le laissait se perdre dans des explications inépuisables. Et son mépris pour celui qu’elle avait tant aimé en augmentait encore…
 
Elle reprit un peu de calme.
 
– Vous mentez ! dit-elle.
 
Lawrence, alors, s’aperçut du trouble étrange qui semblait s’être emparé de sa femme.
 
Et il perdit tout de suite de sa belle assurance, car il sentit bien qu’il avait quelque chose à redouter.
 
Mais quoi ?
 
… Est-ce que… par hasard… elle savait ?… Est-ce qu’elle se doutait ? Pourquoi l’accusait-elle de mensonge ?
 
– Moi ? Je mens ? fit-il… Mais, ma pauvre Adrienne, que vous prend-il donc ? Je ne vous comprends pas…
 
Adrienne l’écrasa de son terrible regard :
 
– Vous ne comprenez pas, monsieur, mais vous allez comprendre…
 
Son geste lui indiqua, sur un meuble, les lettres éparses.
 
– Lisez ! fit-elle.
 
Lawrence se précipita et jeta un rapide coup d’œil sur les lettres. Il les reconnut. Un flot de sang lui monta au cerveau. Ces lettres… ah ! ces lettres… comment étaient-elles là ? Quel était l’être infâme qui les avait apportées là ?
 
Il se retourna, hagard.
 
Mais Adrienne était déjà sur lui ; elle le prenait aux épaules, elle le faisait reculer d’une poussée rude. Ses paroles de haine sifflaient :
 
– Tu comprends maintenant ? Misérable menteur et misérable lâche que tu es !
 
Elle eut un rire affreux :
 
– Ah ! tu étais occupé ! Tout ton temps, ton précieux temps était pris à Paris ! Tu n’avais pas une minute à perdre avec ta femme ! Il te fallait tes journées et tes nuits pour ta maîtresse… ces journées et ces nuits que tu n’as point passées dans ses bras, car elle t’a repoussé, car elle s’est jouée de toi.
 
« Je les ai lues, tes lettres ! Toutes ! Elles m’on fait assister à des jolies choses et m’ont fait découvrir en toi un joli monsieur ! »
 
Elle rit encore atrocement :
 
– Ah ! je voudrais te dire des choses ! Mais j’ai trop de choses à te dire ! Sache simplement que je te méprise, et va-t’en !
 
Lawrence, éperdu, la regardait. Il ne l’avait jamais vue si belle que dans cette colère qui la transfigurait, dans le désordre de cette toilette de chambre qui voilait à peine des formes admirables.
 
Il comprit, d’un coup, tout ce qu’il allait perdre et l’horreur de sa conduite.
 
D’une voix humble, il dit :
 
– Songe aux enfants…
 
– Tu n’as plus le droit de parler de nos enfants ! Y songeais-tu, toi, quand tu jetais aux quatre vents de la fantaisie de cette femme leur fortune ?…
 
Adrienne alla à la porte, et il vit qu’elle allait partir. Alors, il se rua sur elle. Il lui interdit le seuil de cette porte et il cria :
 
– Ah ! Mary ! Mary ! souviens-toi de Charley !
 
La physionomie d’Adrienne, qui, jusqu’alors, avait exprimé la colère et la haine, se transforma soudain. Cette pâle figure sembla devenir de marbre. Ce cri : « Mary », sembla l’avoir glacée.
 
Elle le lâcha, lui jeta encore ces mots :
 
– Tu oses, dit-elle (et ces paroles avaient maintenant la monotonie triste et fatale des sentences des juges). Pauvre insensé. Elle avait acheté ton amour en tuant… et tu as pu l’oublier… Nous ne sommes plus rien l’un pour l’autre, Lawrence.
 
Il sentit que la tristesse de ces dernières paroles ne les rendait que plus irrémédiables.
 
Il ne lui interdisait plus le seuil de la porte. Elle ne s’en irait pas, car il allait s’en aller. À pas lents, il se dirigea vers cette porte.
 
Avant de disparaître, il dit :
 
– Au moins, madame, m’apprendrez-vous quel fut celui qui m’a perdu ? Qui donc vous a si bien instruite de cet amour maudit qui sera la cause de ma ruine ? Me le direz-vous ?
 
– Celui-là, répondit Adrienne, est un infâme qui, en échange de vos lettres, monsieur, a voulu m’insulter de son amour.
 
Lawrence se retourna, la figure bouleversée.
 
– Son nom ! s’écria-t-il.
 
– Vous ne l’avez point déjà deviné ?
 
Lawrence dit tristement :
 
– Je ne sais rien ! Je ne vois rien ! Je ne devine rien ! Mais son nom, madame ! Je veux que vous me donniez son nom !
 
– Que ferez-vous quand vous aurez ce nom, monsieur ?
 
– Quand j’aurai le nom de cet homme, dit Lawrence, je le tuerai !
 
– Tuez donc Arnoldson, dit froidement Adrienne.
 
– Arnoldson ! L’Homme de la nuit ! ! !
 
Lawrence, effroyablement pâle, sans ajouter un mot, quitta la chambre d’un pas fantomatique.
 
Il s’en fut dans la bibliothèque, se dirigea vers son bureau, ouvrit un tiroir, en tira un revolver, constata qu’il était chargé et le mit dans la poche du pardessus qu’il n’avait pas quitté depuis Paris.
 
Puis il quitta la villa, traversa le jardin, franchit la grille.
 
Il prit le chemin de la villa des Pavots. Mais il n’avait point fait vingt pas qu’il dut se retourner, car quelqu’un, derrière lui, l’appelait.
 
Il se retourna, le sourcil mauvais.
 
C’était le père Jules.
 
– Que voulez-vous ? fit-il.
 
– Vous remettre ceci, monsieur.
 
– Qu’est-ce que ceci ? demanda Lawrence en regardant un pli que lui tendait le père Jules.
 
– C’est une lettre que Mme Martinet m’a prié de vous remettre. Elle disait que c’était fort pressé et tenait à ce qu’elle fût remise ce soir même.
 
– Qui ça, Mme Martinet ?
 
– Une dame qui se trouve en ce moment chez M. Arnoldson et dont le mari est tapissier rue du Sentier.
 
Lawrence se souvint et tendit la main. Il prit le pli. Lawrence décacheta la lettre, d’un geste fébrile.
 
– Pardon, monsieur… continua le père Jules.
 
– Qu’est-ce encore ?
 
– Il y a ceci.
 
Et le concierge tendit une clef.
 
– Que voulez-vous que je fasse de cette clef ?
 
– C’est elle qui me l’a donnée, en me disant qu’elle vous serait utile et que la lettre qu’elle me remettait vous ferait comprendre son utilité.
 
– Donnez !
 
Après avoir pris la lettre, il prit la clef. Le père Jules s’éloigna.