h3.04 - Un homme dans la nuit
Il était une heure du matin quand M. Martinet se retrouva rue du Sentier. Il n’y avait dans la rue âme qui vive. Il était le seul à errer d’un trottoir à l’autre, chantant à la lune des refrains polissons.
Il chantait d’une voix hésitante.
Il s’arrêtait de temps à autre au milieu de la rue et paraissait tout à coup plongé dans des réflexions profondes.
Puis il repartait, reprenant ses refrains.
Il vint à sa porte, introduisit avec quelque difficulté son passe-partout dans la serrure, et entra dans la cour de l’immeuble.
La porte du magasin était entr’ouverte. Il s’y glissa, la referma avec bruit, alluma une bougie et se livra à l’ascension ardue de l’escalier qui conduisait au premier étage. Il ne l’acheva point sans quelque fracas, ce dont il n’avait cure.
Il fit irruption dans la chambre conjugale. Sur le lit, Mme Martinet, en chemise de nuit, était assise.
– Ah ! ah ! tu m’attendais, Marguerite ?
– Oui, mon ami, dit Mme Martinet d’une voix pleine de douceur, je t’attendais.
– Eh bien, sois contente. Me voilà !
– Comme tu rentres tard, Martinet !
– Saperlotte ! s’écria Martinet, je ne rentre pas encore assez tard si c’est pour t’entendre ! Tu ne peux donc pas dormir sans moi ?… Glisse-toi dans le plumard et fiche-moi la paix ! C’est entendu ? Une ! deux ! Ça y est !…
Et Martinet commença, sans plus s’occuper de sa femme, la difficile opération qui consistait à déboutonner son faux col et à enlever sa cravate.
– Viens ici que je t’aide, fit timidement Mme Martinet.
Martinet consentit à ce que sa femme lui enlevât sa cravate et son faux col.
– Martinet, fit de plus en plus timidement Mme Martinet, tu sens un peu le vin… mon ami…
– Cela se peut, madame Martinet… et il serait vraiment étonnant qu’ayant bu du vin je ne sentisse point le vin.
– Martinet, je me permets de te dire cela parce que je crains que tu n’abuses de ta bonne santé actuelle. Il n’y a pas si longtemps que tu étais encore malade… Je crains une rechute…
– Assez, madame ! s’écria Martinet, d’une voix de stentor.
Et il enleva son pantalon, d’un effort puissant.
Mme Martinet n’osait plus rien dire.
– Tu sais, Marguerite, que si je me grise… eh bien ! c’est que j’ai besoin d’oublier… Allons, fiche-moi la paix ! Zut !
Mme Martinet, effrayée, alla se blottir tout au fond du lit, du côté de la ruelle. Et M. Martinet se glissa près d’elle.
Il s’enfonça jusqu’aux deux oreilles un bonnet de coton et se mit en mesure de souffler la bougie qui était sur la table de nuit. À ce moment, il aperçut, à côté de cette bougie, une enveloppe sur laquelle il lut ces mots : « Madame Martinet. »
– Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-il à sa femme.
– Mais je n’en sais rien, mon ami. C’est une lettre qui m’a été adressée et que je n’ai pas lue.
– Et pourquoi ne l’as-tu point lue ?
– Tu sais bien que tu m’as ordonné de te passer toutes les lettres qui arriveraient ici. Tu t’es réservé le soin de les décacheter toi-même.
– Très juste ! acquiesça Martinet, très juste ! Voyons ce qu’il y a là-dedans.
Il décacheta la lettre et la parcourut.
– Tiens ! tiens ! tiens ! faisait-il en lisant.
Puis, quand il eut achevé sa lecture, il replia la lettre, la mit dans le tiroir de la table de nuit et souffla sur la bougie.
La chambre fut plongée dans les ténèbres les plus opaques.
– Eh bien ? demanda de son coin Mme Martinet.
– Et bien ! fit Martinet en se recroquevillant dans la position dite du chien de fusil… eh bien, c’est madame Lawrence qui t’écrit.
– Que me dit-elle ?
– Vous êtes curieuse, madame Martinet…
– Elle est toujours à Paris avec…
– Avec ?… interrogea Martinet.
– Avec… son fils ?
– Tu peux bien l’appeler par son nom… avec Pold ! Eh bien, non ! Ils sont tous les deux à la campagne.
– Ils sont donc retournés aux Volubilis ?
– Elle nous prie d’aller les rejoindre… Ils sont depuis avant-hier au bois de Misère, et il est probable qu’elle manque de compagnie là-bas, puisqu’elle nous prie tous les deux de venir les retrouver là-bas…
– Mais je connais fort peu Mme Lawrence… Que peut-elle bien me vouloir ?
– Moi, je la connais ! Cela suffit… Elle dit que Pold me réclame et, pour que je ne sois pas privé de ta présence là-bas, elle ne verrait aucun inconvénient à ce que tu m’accompagnasses…
Content de cet imparfait du subjonctif, Martinet ajouta :
– Maintenant, la suite à demain… Je sens que cela me fera du bien de ronfler.
– Tu iras seul aux Volubilis, déclara Mme Martinet. Moi, je reste ici…
– À cause ? s’écria Martinet, en donnant un grand coup de poing sur le bord du lit.
– Mais, mon ami…
– Il n’y a pas de « mais, mon ami »… M. Martinet veut que Mme Martinet l’accompagne aux Volubilis, et Mme Martinet l’accompagnera…
Il y eut un silence, puis Martinet entendit que sa femme pleurait tout doucement dans l’ombre…
– Je serai peut-être le maître chez moi…
Ce fut sa dernière déclaration. Et Martinet commença à ronfler.
À dix heures du matin, ils prirent tous deux, à la gare de l’Est, le train pour Esbly.
Ils arrivèrent aux Volubilis vers midi.
Martinet n’avait pas adressé la parole à sa femme pendant tout le voyage.
Celle-ci n’avait cessé de le regarder avec une mine suppliante de chien battu ou qu’on va battre.
Mais Martinet n’y prenait garde et s’intéressait au spectacle du paysage.
Sur le seuil des Volubilis, ils virent Mme Lawrence qui les attendait et qui, de loin, leur adressait un geste d’amitié et de bienvenue.
– Pold réclame votre mari et prétend, madame, qu’il ne se pourra guérir complètement s’il n’est point là, fit Adrienne à Mme Martinet. Vous m’excuserez d’agir avec ce sans-gêne et de vous déranger ainsi. Quant à moi, je ne saurais trop vous être reconnaissante de négliger vos affaires pour contenter le désir de mon fils. Je suis heureuse de vous avoir près de moi.
Mme Martinet était tout émue de ce charmant accueil. Quant à Martinet, il se moucha bruyamment et dit :
– Ou’s qu’il est, not’gosse ?.
– Il se promène dans le jardin…
– Il est donc tout à fait bien, maintenant ?
– Oh ! tout à fait, monsieur Martinet. Encore quelques jours, et il aura retrouvé toute sa santé d’autrefois.
– Il est sans doute avec sa sœur ?
Adrienne s’arrêta et devint fort pâle.
– Non. Il n’est point avec sa sœur… Sa sœur est absente en ce moment, fit Adrienne. Elle est dans une famille amie…
Une voix joyeuse retentit au fond du jardin :
– Ah ! Martinet ! Mon bon Martinet !
C’était Pold qui arrivait à grands pas vers le groupe.
– Ne te presse pas tant, mon vieux ! s’écria Martinet. Tu vas te faire mal, pour sûr !
Pold embrassa Martinet, et, se tournant vers l’épouse du tapissier, il lui tendit la main, la mine grave. Martinet les dévorait des yeux. Mme Martinet ne fit qu’effleurer la main de Pold. Mais, s’ils se donnèrent la main, ils ne se regardèrent pas. Adrienne prit momentanément congé du couple Martinet.
– Nous déjeunons dans un quart d’heure. Faites ce que vous voulez. La maison vous appartient.
Elle était enchantée de l’arrivée de ces braves gens. Dans les circonstances terribles où elle se trouvait, à la veille du jour fixé par l’Homme de la nuit pour son rendez-vous à l’auberge Rouge, sur le point de prendre des résolutions tragiques, elle ne voulait pas rester seule aux Volubilis avec un enfant blessé.
Et, comme Pold lui parlait tout le temps de Martinet, elle songea à le prier de venir, avec sa femme, passer quelques jours aux Volubilis.
Pold regardait sa mère s’éloigner par les allées du jardin. Il la montra, dans sa toilette de deuil.
– Pauvre mère ! dit-il. Elle a été bien éprouvée ! Ah ! mon vieux Martinet, tu ne vas plus reconnaître ton Pold. Je ne suis plus le jeune fou que tu as connu. Je suis sage, maintenant… J’ai payé d’un tel prix cette sagesse !… Oui, j’ai beaucoup réfléchi, Martinet, et j’ai arrêté ceci avec moi-même que j’ai fini d’être un enfant et que je vais commencer à être un homme !
– C’est bien, ça, mon fils ! s’écria Martinet, enthousiasmé.
Et il prit les deux mains de Pold et les étreignit avec une joie manifeste.
La cloche sonna pour le déjeuner. Ces braves gens allèrent s’asseoir autour de la table hospitalière, dans le kiosque où l’Homme de la nuit avait fait sa première déclaration à Adrienne.
Martinet demanda tout de suite « du siphon ». Et, se penchant à l’oreille de Pold, assis à côté de lui, il dit :
– J’ai un peu mal aux cheveux… Il n’y a rien de bon, mon petit Pold, comme l’eau de Seltz au lendemain d’une « cuite » !