h3.11 - Un homme dans la nuit

XI

OÙ LILY DÉCLARE QU’ELLE NE SE CONSOLERA JAMAIS DE LA DISPARITION DU PRINCE AGRA
 
 
      Des mois se sont écoulés depuis les événements passés, de lugubres mois de tristesse, d’ennui et d’anxiété.
 
La famille Lawrence a abandonné les Volubilis, qui ne la reverront point, pas plus que les Pavots ne reverront l’Homme de la nuit.
 
L’auberge Rouge est abandonnée. Joe a suivi l’Homme de la nuit en des contrées et des destinées inconnues.
 
Toutes les personnes qui semblaient entourer l’Homme de la nuit ont disparu avec lui.
 
L’hôtel de l’avenue Henri-Martin a été vendu.
 
Mais M. et Mme Martinet habitent toujours la rue du Sentier. Ce soir-là, c’est-à-dire un an après la scène terrible de l’auberge Rouge, ils achevaient leur repas en silence et tristement.
 
Une même pensée semblait les hanter et il paraissait bien qu’ils se comprenaient.
 
La preuve en fut que Martinet sut tout de suite de qui sa femme l’entretenait quand elle lui dit :
 
– Sa dernière lettre nous faisait prévoir un prompt retour. Or, elle est datée d’il y a quinze jours, et ils ne sont point revenus à Paris. Leur serait-il arrivé malheur ?
 
Martinet hocha la tête.
 
– Tout est possible, fit-il. Et je crains bien que tout ne soit pas terminé avec ce misérable… Vois-tu, ma femme, nous avons été des sots, et Mme Lawrence aurait dû nous laisser accomplir notre besogne. Je comprends la pitié mêlée de terreur qui la fit s’interposer entre nous et l’Homme de la nuit… Il n’empêche qu’elle a eu tort et qu’elle pourrait le payer cher… Et, si tu veux toute ma pensée, je te dirai une chose : c’est que je suis fort étonné que le malheur que je redoute pour eux ne soit pas déjà arrivé. Le roi de l’huile ne doit certainement pas se tenir pour battu.
 
– Souviens-toi, fit Mme Martinet, que le prince Agra veille sur eux.
 
– C’est juste ! Et, à en croire la correspondance de Pold, il leur a déjà épargné quelque catastrophe.
 
– C’est lui qui leur a ordonné de partir pour le Midi et c’est lui qui leur ordonne de revenir à Paris.
 
– Ils ne l’ont point revu ?
 
– Non. Ils ne savent où il est, mais un fait certain, c’est qu’il veille, puisque, chaque fois qu’ils courent un danger, le prince sait les en avertir.
 
– Vois-tu, tout cela finira mal… je le crains…
 
– Dans sa dernière lettre, Pold disait qu’ils espéraient être délivrés de l’Homme de la nuit et qu’il y avait au moins trois mois qu’ils n’en avaient entendu parler.
 
– Je souhaite que cela continue et qu’ils goûtent quelque tranquillité… Et, cependant…
 
– Et, cependant, je redoute qu’il ne leur prépare quelque coup terrible de sa façon…
 
Ils s’entretinrent encore de l’Homme de la nuit, et M. Martinet fit à sa digne compagne, pour la vingtième fois au moins, le récit du drame de l’Union Pacific railway.
 
Maintenant, le couple Martinet n’ignorait plus rien des causes de la haine d’Arnoldson pour la famille Lawrence. Adrienne, dans une réunion où elle avait convoqué M. et Mme Martinet, et où se trouvait son fils, avait jugé bon de s’expliquer là-dessus de telle sorte que les paroles d’Arnoldson à l’auberge Rouge avaient été comprises de tous. Elle voulait ainsi que son fils et ses amis fussent à même de juger la fatalité qui l’avait acculée, dans une effroyable minute, à commettre un crime. M. et Mme Martinet avaient alors déclaré qu’ils n’eussent point agi autrement et lui avaient donné leur absolution.
 
Quand à Pold, il avait embrassé sa mère avec passion.
 
M. Martinet en était au « pousse-café » quand la porte de la salle à manger s’ouvrit soudain.
 
La bonne apparut :
 
– Madame ! Il y a là des personnes qui veulent parler à Madame…
 
Mais on entendit tout de suite la voix de Pold qui criait :
 
– C’est nous, Martinet ! C’est nous !
 
Et Pold fit une entrée sensationnelle dans la salle à manger, renversant une desserte et deux chaises.
 
M. et Mme Martinet étaient déjà debout.
 
L’entrée de Pold fut bientôt suivie de celle de Mme Lawrence et de Lily.
 
Tout le monde s’embrassa. On se demanda avec volubilité des nouvelles réciproques de sa santé.
 
Mme Martinet regardait Lily avec compassion.
 
– Comme elle est pâle ! disait-elle.
 
De fait, Lily ne payait pas de mine. Elle regardait Mme Martinet avec un triste sourire. Pold dit :
 
– Elle vous sourit tristement, madame Martinet, mais elle vous sourit. Voilà un an que nous n’avons vu le sourire de Lily.
 
Adrienne fit comprendre aux Martinet qu’ils ne revenaient à Paris que sur des lettres pressantes du prince Agra, qui leur affirmait qu’il ne répondait plus de leur sécurité s’ils ne lui obéissaient point et s’ils tardaient à revenir dans la capitale.
 
Elle leur fit une peinture lamentable de leur existence depuis un an, des dangers auprès desquels ils étaient passés et dont ils n’avaient pas été les victimes grâce à la surveillance cachée du prince, surveillance continuelle, qui avait déjoué les sinistres projets de celui qui les poursuivait de sa haine implacable.
 
Mais, d’après la lettre même du prince, l’espoir leur était venu qu’ils touchaient enfin au terme de tant d’épreuves et qu’ils n’auraient bientôt plus rien à redouter.
 
Mme Martinet était, toutefois, de l’opinion d’Adrienne et trouvait qu’ils avaient commis une grave imprudence en revenant à Paris.
 
– Il fallait que nous fussions là pour la fête d’après-demain, dit Adrienne… Il paraît que notre présence est encore nécessaire dans une fête…
 
– Quelle fête ?
 
– Celle du Bazar des fiancées…
 
– Mais c’est vrai ! dit Mme Martinet. Vous êtes l’une des fondatrices de ce Bazar.
 
– Oui, fit Adrienne, c’est moi qui ai pensé la première à créer cette fondation.
 
– Il eût été vraiment dommage que la cérémonie se fût passée sans vous.
 
Mme Lawrence expliqua à Mme Martinet qu’elle eût désiré qu’il en fût ainsi. Toute la famille était encore en deuil, et ils eussent voulu se faire oublier.
 
Leur absence de la cérémonie du Bazar des fiancées aurait paru à tout le monde explicable après la mort encore récente du chef de la famille.
 
– Enfin, nous irons, conclut Adrienne, puisque le prince l’exige. La raison de cette exigence ? Nous l’ignorons. Mais nous avons renoncé à comprendre bien des choses depuis un an et nous nous bornons à obéir aux ordres du prince.
 
– Vous avouerez, maman, fit Pold, que nous ne nous en sommes point mal trouvés jusqu’à ce jour.
 
– Oui. Il est vrai qu’il nous a rendu les services les plus signalés.
 
– Vous ne l’avez jamais revu ? demanda Mme Martinet.
 
– Jamais, répondit Adrienne. Jamais depuis le jour où il a compris qu’il fallait qu’il s’éloignât de nous…
 
– Ce jour-là, mère, déclara Pold avec un grand accent de reconnaissance, ce jour-là, il nous a ramené ma sœur Lily !…
 
Adrienne ne répliqua point, et un grand silence se fit parmi tous les personnages de cette scène.
 
– Car enfin, reprit bientôt Pold, d’une voix plus forte, je ne saurais oublier que nous lui devons beaucoup de choses, à ce prince que nous avons chassé… comme on chasse un voleur… et que nous avons une étrange manière de lui prouver notre reconnaissance.
 
– Tu oublies, dit Adrienne, que nous ne devons aucune reconnaissance au prince Agra et que sa conduite actuelle n’est que le rachat de sa conduite passée. Tu oublies le rôle que joua cet homme dans le drame où périt ton malheureux père.
 
– Un rôle inconscient ! Il ne fut qu’un instrument sans responsabilité entre les mains de l’Homme de la nuit. Il agissait sans savoir et croyait en cet homme. Et la preuve en est que, lorsqu’il a su quelque chose, il s’est tourné contre celui qui nous avait persécutés.
 
Adrienne se tut.
 
– Mère, continua Pold très exalté, je vous demande de ne plus songer aux disparus et de regarder autour de vous…
 
– Que veux-tu dire, Pold ?
 
– Je veux dire que votre douleur vous aveugle à un point tel que vos yeux ne sauraient voir le désespoir des autres… Regardez Lily, comprenez sa peine.
 
Adrienne, inquiète, se tourna vers sa fille :
 
– Penserais-tu encore à ce prince ?
 
– C’est vrai, mère, fit simplement Lily.