Balaoo - L1 - chap.3
III
LA GIFLE DANS LA RUE ET LE BAISER PENDANT L’ORAGE
LA GIFLE DANS LA RUE ET LE BAISER PENDANT L’ORAGE
Oui, des pas, dans leur dessin parfait, apparaissaient sur la blancheur plâtrée du plafond.
Ces pieds allaient, venaient, retournaient à leur point de départ et revenaient jusqu’à la tige de métal soutenant les lampes du billard où le malheureux commis voyageur avait été trouvé pendu !
Aux bruits, aux cris de tout à l’heure, avait succédé presque instantanément un silence de stupeur. Et puis, quelques réflexions montèrent de la foule penchée aux fenêtres, pendant que M. de Meyrentin, toujours immobile, ne cessait de considérer cette piste qui était bien la plus étrange piste du monde.
– C’est-y que les assassins marcheraient comme des mouches ? disait l’un.
– Pisqu’on ne trouvait jamais leurs traces par terre, fallait bien qu’y marchent quéqu’part ! faisait entendre la mère commère Toussaint, toujours arrivée la première aux événements.
Sur un signe du juge, le père Tambour ferma les fenêtres.
Alors, on écarta un peu le corps de Blondel, et M. de Meyrentin monta sur le billard. Longuement il examina les empreintes du plafond.
C’était un pied long, au talon fort, au gros orteil développé. Ces détails étaient visibles, bien que les pieds ne se fussent point posés là tout nus, mais habillés de chaussettes. L’homme qui s’était promené au plafond avait pris la précaution, pour ne point faire de bruit, de retirer ses chaussures : et il les avait certainement enlevées avant d’entrer dans la maison, car les chaussettes s’étaient imprimées au plafond, tout humides encore du terreau noir sur lequel, dehors, il avait dû marcher.
Par places, on distinguait le treillis de grosse laine et les raccommodages. M. de Meyrentin les indiquait du doigt à M. Jules. Les reprises, au lieu d’être correctement faites, présentaient un grossier surjet très spécial, espèce de pièce rapportée au talon, ronde et large comme une pièce de cent sous, et surjetée à la diable tout autour.
– Farce ou non, fit M. de Meyrentin, avec une trace pareille, celui qui l’a laissée le paiera de sa tête !…
Et il sauta sur le plancher où il fit plusieurs tours sur lui-même, tant il était content.
– Messieurs ! annonça-t-il le plus sérieusement du monde. Nous allons chercher l’Homme qui marche la tête en bas !
– Comment qui fait pour boire ? interrogea à mi-voix Michel, le conducteur de la diligence des Bois-Noirs, qui venait d’arriver et dont on entrevoyait la casquette prudemment penchée à la porte de l’office.
Heureusement, le juge ne l’entendit pas. Il avait demandé à Roubion s’il n’y avait point, quelque part autour de l’auberge, du terreau noir. Roubion le conduisit sur les derrières du bâtiment, du côté de l’école communale, et, là, ils purent relever distinctement, au milieu de la ruelle, les mêmes traces de pas qu’ils avaient vues au plafond. Ces traces s’arrêtaient subitement, entre deux hauts murs sans porte ni fenêtre. Il était impossible de comprendre comment ces traces ne se retrouvaient nulle part !
– La farce continue ! ricana M. de Meyrentin d’un petit air entendu… Maintenant, allons chez M. Saint-Aubin.
Les autres avaient déjà raconté en détail à M. de Meyrentin comment on avait trouvé Patrice évanoui dans l’office, alors que, la veille au soir, il était entendu qu’il devait coucher sur le billard. Cette sorte de transposition des corps semblait intéresser fort le juge d’instruction.
L’oncle de Patrice, M. Coriolis Boussac Saint-Aubin, habitait la plus importante et la plus ancienne propriété du pays et aussi la plus retirée, à l’extrémité du bourg, presque sur la lisière des bois.
Roubion et le maire avaient pris congé quand M. de Meyrentin souleva le marteau de Coriolis. La vieille Gertrude vint lui ouvrir. Elle apprit à ces Messieurs que M. Patrice reposait. La bonne femme paraissait toute bouleversée. Le docteur la rassura. Coriolis survint, d’une humeur massacrante, secouant ses longs cheveux blancs, à peine poli envers le juge, se plaignant qu’on ne le laissât point tranquille avec toutes ces histoires, regrettant amèrement que son neveu fût venu le déranger à Saint-Martin sans sa permission.
– Je désirerais voir votre neveu tout de suite ! fit M. de Meyrentin, agacé.
– Il dort.
– On le réveillera.
L’oncle lui tourna le dos. Mais une jeune fille de figure douce et accueillante, et qui avait encore les yeux rouges d’avoir pleuré, s’interposa :
– Suivez-moi, monsieur le juge…
Quand ils pénétrèrent dans la chambre, Patrice, en proie à un sommeil fiévreux, agitait les bras comme pour écarter une épouvantable vision et prononçait des paroles sans suite. Ils arrivèrent juste pour l’entendre s’écrier :
– Pitié à la maison d’homme !… Pitié à la maison d’homme ! Pourquoi m’as-tu appelé : Patrice !
M. de Meyrentin ne put se retenir de tressaillir. Le docteur dit :
– Certes ! Il vaut mieux qu’on l’éveille. Des songes pareils ne peuvent que lui donner de la fièvre.
M. de Meyrentin fit signe au docteur de se taire et écouta encore le sommeil du témoin. Mais Patrice ne fit plus entendre que des sons inintelligibles. Le juge se retourna vers Coriolis :
– Vous n’attendiez pas votre neveu ? lui demanda-t-il.
– Il prétend qu’il m’avait envoyé dans la journée un télégramme, je ne l’ai pas reçu… C’est ce qui explique que personne ne lui a ouvert quand il est venu frapper cette nuit à ma porte.
– Greffier ! ordonna M. de Meyrentin, allez demander tout de suite à Mme Godefroy, la receveuse des postes, si elle n’a pas reçu un télégramme pour M. Boussac-Saint-Aubin.
Le greffier se sauva en boitant dans sa longue redingote.
Et Patrice s’éveilla !
M. de Meyrentin attendait ce réveil avec impatience !
Peut-être enfin allait-on savoir. Savoir ce que c’était que cette chose qui se promenait dans le plafond avec des mains qui étranglaient !
La première chose que le jeune homme aperçut en rouvrant les yeux fut le doux visage de Madeleine.
À l’instar de son fiancé, elle était blonde avec des yeux bleus. Ils s’aimaient depuis longtemps, depuis que, tout petits, ils s’étaient retrouvés aux vacances chez le père Saint-Aubin, rue de l’Écu, dans la capitale du Puy-de-Dôme, car la fille de Coriolis avait été élevée en France, pendant que son père travaillait de son négoce au bout du monde, à Batavia, où il tenait rang de consul pour son pays. Patrice avait vu revenir avec regret d’Extrême-Orient l’oncle Coriolis qui s’enferma avec sa fille dans sa propriété de Saint-Martin-des-Bois où il vivait comme un ours. L’oncle ne tenait point aux visites du neveu, et il le lui avait fait comprendre. Il admettait les futures noces en principe et en avait dit deux mots au vieux Saint-Aubin de Clermont ; mais, en attendant, il exigeait qu’on lui fichât la paix.
Patrice regardait encore, avec une admiration attendrie, Madeleine quand le docteur Honorat prit la parole pour présenter le juge d’instruction au jeune homme. Puis il lui recommanda le calme et lui ordonna de reprendre, avant tout, possession de ses esprits. Bref, le moment était venu pour Patrice de se conduire avec courage et de n’avoir point peur de dire à la justice tout ce qu’il lui avait été donné de voir et d’entendre. Il y allait de la sécurité de tout le pays.
M. le juge d’instruction sembla approuver ces derniers mots d’un hochement de tête.
Or, dans le même moment, le long greffier noir boitillant rentra de sa course. Il était dans un extraordinaire état de rage.
Ses poings dressés menaçaient on ne savait qui et il parlait si vite qu’on ne comprenait rien à ce qu’il disait. On crut entendre qu’il avait reçu une gifle !
– Une gifle ? interrogea Meyrentin stupéfait.
– Oui ! une gifle !
Et le greffier avait une si drôle de figure en disant cela que Mlle Madeleine ne put se retenir de sourire et la vieille Gertrude d’éclater.
– Il n’y a pas de quoi rire ! déclara, malgracieux, le greffier. Une vraie gifle à moi ! À moi ! Mais ça ne se passera pas comme ça !
– Voyons ! Voyons, monsieur Bombarda (le greffier s’appelait M. Bombarda), dites-nous d’abord comme cela s’est passé.
M. Bombarda se frotta la joue, regarda Gertrude avec fureur et dit :
– Je revenais de la poste et j’allais quitter la rue Neuve pour prendre la route. Je marchais le plus vite que je pouvais et je frôlai en passant, oh ! très légèrement, un individu qui remontait devant moi et qui semblait vouloir retenir le trottoir pour lui tout seul. Je le touchai à peine, je murmurai une excuse, et je continuai mon chemin… quand pan ! je reçus une gifle !… Mais une gifle !… monsieur le juge d’instruction… une gifle qui m’a collé contre le mur… J’en ai vu trente-six chandelles et je m’apprêtais à me jeter sur mon agresseur, quand je m’aperçus qu’il avait disparu comme si la terre s’était ouverte sous ses pieds !… Par où était-il passé ?… Je le cherchais !… Je criais !… Je le menaçais. Bien sûr, il ne s’est pas montré, car je lui aurais fait un mauvais parti… Mais quelle gifle à moi !… Tenez, j’en ai encore la joue toute rouge… Mais je le retrouverai, mon homme, et, encore une fois, ça ne se passera pas comme ça !
– Oui ! Oui ! Oui ! fit M. de Meyrentin, pensif… une gifle ! Eh bien ! nous en reparlerons !… Pour le moment, monsieur Bombarda, asseyez-vous et prenez vos notes !… Mais d’abord, qu’est-ce que vous a répondu la receveuse des postes ?
– Elle a répondu qu’elle a reçu hier un télégramme pour M. Coriolis et qu’elle l’a donné au domestique de M. Coriolis qui était entré dans le moment pour y timbrer le courrier de son maître.
– Comment Noël ne m’a-t-il pas donné ce télégramme ? s’écria aussitôt Coriolis, c’est inexplicable. Va donc le lui demander, Gertrude !
La vieille sortit et revint presque aussitôt en se frappant le front d’une main et en agitant de l’autre le papier bleu d’un télégramme.
– Ah ! ma mémoire !… Ma pauvre tête ! faisait-elle, je ne suis plus bonne à rien ! Vous devriez me jeter à la porte, mon cher monsieur !… Noël m’avait donné ce télégramme pour vous le remettre…, je l’ai mis dans ma poche et je viens de m’en souvenir seulement maintenant… Ah ! on a tort de vieillir !…
– C’est bon ! fit Coriolis en lui arrachant le télégramme, va-t’en. Gertrude se sauva. Coriolis lut. Le juge d’instruction demanda que la dépêche lui fût communiquée.
– Mais le télégramme de mon neveu vous inquiète donc bien ? interrogea Coriolis.
– Énormément, monsieur, et je vais vous dire pourquoi. Le point de savoir si votre neveu était ou non attendu à Saint-Martin est d’autant plus important que la question se pose de savoir qui on a voulu assassiner cette nuit : du commis voyageur ou de M. Patrice !
Madeleine ne put retenir un cri d’horreur et devint instantanément aussi pâle que Patrice. Celui-ci reçut l’hypothèse du juge d’instruction comme un coup de massue ; le sang lui bourdonna aux oreilles, et il crut qu’il allait retourner au coma d’où il venait de sortir. Quant à Coriolis, il repoussa l’idée que quelqu’un pût assez s’intéresser à son niais de neveu pour l’assassiner. Il haussa les épaules et prononça cette phrase mordante :
– Il n’est point mêlé à nos luttes intestines et ne quitte point les jupes de sa mère.
Le docteur regretta à mi-voix que M. de Meyrentin eût pris si peu de précaution vis-à-vis d’un malade, et il traduisit toute sa pensée en deux mots :
– Ménagez-le !
Ce n’était point l’intention d’un juge qui avait dû ménager tout le monde jusque-là et qui trouvait l’occasion bonne de produire une forte impression sur un bon petit jeune homme d’où il espérait tirer enfin quelque chose.
Il mit poliment tout le monde à la porte, excepté son greffier, et resta en face de Patrice qui bégayait :
– Me tuer !… Mais je ne connais personne ici, et je n’ai pas d’ennemi… monsieur le juge !…
– On s’imagine ne pas avoir d’ennemis, repartit sentencieusement M. de Meyrentin, et c’est dans le moment que l’on se croit le plus en sécurité que l’on est frappé dans l’ombre. Dites-moi bien tout ce que vous savez, tout ce que vous avez vu, entendu… et soupçonné. Ayez donc confiance en moi, monsieur Saint-Aubin. Parlez !
Patrice fit aussi exactement que possible et fort minutieusement le récit des événements de la nuit, tels que nous les connaissons. Il avait besoin de s’éclairer lui-même. Au fur et à mesure, du reste, qu’il parlait, l’hypothèse du juge d’instruction lui apparaissait plus plausible et il en frissonnait.
Quand il eut fini, il considéra avec une grande anxiété M. de Meyrentin. Celui-ci caressait ses favoris poivre et sel d’une main énervée et ses petits yeux brillèrent de colère sous le binocle d’or :
– C’est tout ? fit-il d’un ton sec.
– Je vous ai dit tout ce que j’ai vu et entendu, soupira Patrice.
– Et vous n’en avez pas vu davantage ? Et vous n’avez pas eu, je ne dis pas le courage, mais la curiosité de vous traîner jusqu’à la porte du passe-plats pour savoir ce qui se passait dans le plafond !
– Monsieur, j’étais anéanti, et du moment que je n’avais plus de courage, j’avais encore moins de curiosité.
Mais M. de Meyrentin avait toutes les peines du monde à retenir l’expression de son désappointement :
– Et vous avez laissé ainsi mourir ce pauvre homme !
– Mais, monsieur le juge !…
– À votre place ! continua le juge, féroce… oui, à votre place ! Car l’autre croyait vous avoir pendu, monsieur, tout simplement !… Attendez !… Ne vous évanouissez pas… Tout espoir n’est pas perdu… Répondez à mes questions. Il avait été entendu publiquement que vous deviez coucher sur le billard ?
– Oui, monsieur…
– Vous étiez entré dans l’auberge avec un bandeau sur le front et, pour se coucher, Blondel s’étais mis, lui aussi, un mouchoir autour du front ?
– Oui, monsieur…
– Êtes-vous bien sûr d’avoir entendu votre nom prononcé dans le plafond ?
– Hélas ! oui, monsieur, très distinctement…
– Attendez !… Attendez ! Dans l’état où vous étiez, vous ne pouviez pas bien vous rendre compte… Vous parlez d’un souffle énorme, d’une respiration monstrueuse au milieu de laquelle vous auriez entendu prononcer votre nom : Patrice !… Êtes-vous bien sûr que c’est la respiration qui a parlé… car il y avait dans le plafond la respiration et le pendu… ; c’est peut-être le pendu, c’est peut-être Gustave Blondel qui, vous sachant à côté de lui, râlait un dernier appel : « Patrice ! »
– Monsieur, c’est invraisemblable. Il eût appelé : « Au secours ! » et non « Patrice ». Je connaissais peu M. Blondel. Il ne m’aurait pas appelé par mon petit nom !
– C’est assez juste, acquiesça M. de Meyrentin, de plus en plus énervé, car l’interrogatoire du témoin semblait aller à l’encontre d’une certaine idée qu’il avait depuis quelques jours sur les crimes de Saint-Martin-des-Bois.
– C’est tout à fait juste, reprit-il après un silence… Donc c’est la respiration (je donne ce nom à la chose du plafond que vous n’avez pas vue, mais entendue), c’est-à-dire l’assassin qui parle !… Et l’assassin a un souffle énorme, ce qui vient évidemment de la difficulté qu’il a à respirer la tête en bas. Et l’assassin dit : « Patrice ! » Et sur quel ton dit-il « Patrice » ?
– Ah ! monsieur, je crois bien que c’est sur le ton de la haine !
– Voyez-vous ! Et qui donc, dans la vie, vous appelle ainsi de votre petit nom Patrice ?
– Il n’y a que mon père, ma mère, mon oncle Coriolis et ma cousine Madeleine.
– Ah !
Un silence important pendant lequel M. le juge réfléchit en se mordant les lèvres :
– Et, derrière la porte, vous avez bien entendu : « Pitié !… Pitié à la maison d’homme ! »
– Oui, nous avons parfaitement entendu cette phrase.
– Et qu’est-ce qu’elle signifie, cette phrase, à votre avis ?
– Mais, monsieur, je n’en sais rien !…
– Ni moi non plus, monsieur !… fit le juge. Et l’assassin avait des manchettes ? Quelle sorte de manchettes ?
– Oh ! je ne saurais rien affirmer. J’ai vu du linge blanc qui dépassait des manches.
– Je voudrais savoir quelle idée vous avez eue en voyant descendre vers la gorge de Blondel ce que vous voyiez de l’assassin.
– Ah ! à ce moment, je n’avais pas beaucoup d’idées ; mais tout de même, je me suis rendu compte que c’étaient deux bras qui arrivaient pour étrangler Blondel.
– Vous les avez vus jusqu’où, ces bras ?…
– Jusqu’au coude, au moins.
– Pourriez-vous les reconnaître ?
– Ma foi, je ne saurais… Les manches étaient de couleur sombre… Vous savez, il faisait assez peu clair de l’autre côté du passe-plats…
– Ce qui explique qu’il a pendu l’autre pour vous-même… Le fait me paraît de plus en plus certain…, Réfléchissez-y bien. Ne pensez plus qu’à ça !… Aidez-moi de toute votre force, de toute votre intelligence…
– Mais, monsieur, je n’y comprends rien, je n’y comprends rien !…
– Ni moi non plus, monsieur !…
– Mais enfin, monsieur le juge, comment l’assassin est-il entré, comment est-il sorti ?
– J’allais vous le demander, fit M. de Meyrentin en se levant. Ah ! aussitôt que vous pourrez vous lever, et j’espère que ce sera tout de suite, allez donc faire un tour dans le cabaret et demandez au père Tambour, qui en défend l’entrée, de vous montrer de ma part les traces de pas laissées par l’assassin…
– Enfin, il a laissé des traces de pas ?… Sur le parquet de la salle de billard, sans doute ?
– Non, monsieur !… Sur le plafond !
Sur quoi, M. de Meyrentin prit congé du malheureux Patrice qui se mit à pleurer comme un enfant.
Heureusement pour le jeune homme, le vieux Coriolis et Madeleine parvinrent prestement à le convaincre que M. de Meyrentin était le dernier des imbéciles. L’oncle surtout était furieux contre le juge d’instruction. Jamais les Saint-Aubin, pas plus ceux de Clermont que ceux de Saint-Martin-des-Bois, n’avaient été mêlés à la politique dont Blondel venait certainement d’être la dernière victime. Rue de l’Écu, on faisait de l’honnête notariat, sans plus ; et, d’un autre côté, depuis des années qu’il était revenu de Batavia, Coriolis prétendait ne plus trouver d’intérêt qu’à l’étude passionnante de la plante à pain, fécule extraordinaire qu’il avait rapportée d’Extrême-Orient et dont, patriotiquement, il voulait doter la France. Ce n’était pas en vivant de cette sorte qu’il pouvait se créer des ennemis mortels. Si bien que Coriolis et les siens avaient pu traverser à peu près tranquillement toute cette affreuse période où le pays de Cerdogne ne vivait plus que dans l’épouvante. Il était persuadé qu’on ne lui ferait jamais de mal.
On, pour Coriolis comme pour tous les autres, c’étaient, bien entendu, les Trois Frères… ; mais il les comblait de ses faveurs… Il ne leur avait jamais présenté la quittance du loyer de la masure qu’ils habitaient au bord du bois… et, comme le manoir où il vivait, lui, avec Madeleine, était assez isolé, il n’avait pas hésité à le faire garder par les trois vauriens. Ça, c’était un trait de génie. Le vieux Coriolis en riait encore dans sa barbe. Se faire garder par les voleurs !
– C’est plus sûr que par les gendarmes, disait-il à ceux qui s’étonnaient qu’il eût donné le droit aux Vautrin de se promener sur ses propriétés avec le fusil sur l’épaule.
Le vieux ne chassait pas. C’est comme s’il avait donné tout son gibier aux Trois Frères qui le lui auraient bien pris sans permission. Et il les payait, par-dessus le marché !
Mais il avait la paix et on pouvait dormir chez lui sur les deux oreilles !…
Et voilà que cet imbécile de juge d’instruction, qui ne connaissait rien aux mœurs de ce pays, prétendait qu’on avait voulu lui tuer son neveu !…
Il le fit lever, son neveu… et vivement, pour lui changer le cours des idées.
Il l’envoya au jardin où Madeleine l’attendait. Coriolis, qui avait hâte d’aller rejoindre sa plante à pain, les laissa seuls. Madeleine, tout de suite, dit à Patrice :
– J’ai bien réfléchi à ce que t’a dit (ils se tutoyaient depuis leur plus jeune âge, comme frère et sœur) cet idiot !… De deux choses l’une, ou l’assassin te connaissait, ou il ne te connaissait pas. Il te connaissait puisqu’il t’appelait par ton nom en te commandant de ne pas bouger de l’endroit où tu étais. Et, te connaissant, comment eût-il pu se tromper aussi grossièrement, au moment de t’étrangler et de te pendre ? Voyait-on clair dans cette salle de billard ?
– Bien sûr qu’on y voyait assez clair… et la preuve, c’est que j’ai très bien vu la figure de Blondel.
– Alors lui aussi devait la voir ; tranquillise-toi donc, Patrice. Et donne-moi des nouvelles de ma tante. Ne pense plus à cette affreuse histoire. Tout ça, c’est des vengeances politiques qui ne nous regardent pas.
– Encore les Vautrin, hein ?…
Ils passaient près de la grille qui donne sur les champs.
– Prends garde ! Ne parle pas si fort. Il y a toujours un des albinos qui rôde de ce côté. Quelle plaie pour le pays !
Ils restèrent un instant en face de la grille, regardant un petit toit qui émergeait de terre, là-bas, au bord de la route. C’était la demeure des Vautrin.
Hubert ! Siméon ! Élie ! Les trois jumeaux que la mère Vautrin avait mis au monde comme une portée de loups, les trois petits gars qui avaient été d’abord l’amusement du pays et qui en étaient maintenant la terreur. Chacun, longtemps, s’était dit leur ami, tant on les craignait. Et encore aujourd’hui, quand on les croisait sur les routes, c’était à qui leur serrait la main, bien sûr. Seulement on préférait ne point les rencontrer, le soir ; et on évitait, en arrivant à Saint-Martin-des-Bois, de prendre par la lisière de la forêt, du côté de la chaumière accroupie au bord de la route où la vieille Vautrin, paralysée, finissait de mourir en racontant les histoires terribles du père qui avait été au bagne.
Ce dernier détail n’avait point empêché les Vautrin de faire figure politique dans le pays. Et ce n’était un secret pour personne que, pendant trois législatures, dans la circonscription de Belle-Étable, en distribuant, dans tous les villages des environs, des prospectus et des professions de foi, et en créant des incidents tumultueux dans les réunions publiques, ou, encore, en rendant le séjour du pays impossible aux concurrents qui se croyaient menacés dans leur existence, les Trois Frères eussent fortement contribué à l’élection d’un député, honneur de l’arrondissement et espoir de la Chambre.
Bien que leur demeure, au bord du chemin du bois, fût misérable, on les disait riches et mettant de côté, au fond des mystérieuses carrières de Moabit, le fruit de leurs larcins, ce qui expliquait qu’il était impossible d’en retrouver trace chez les receleurs des environs. Eux, ils laissaient dire. On pouvait penser que cela les amusait d’être l’épouvante du pays et, au cabaret, ils allaient quelquefois jusqu’à encourager les racontars.
– Eh bien ! Qu’est-ce qu’on dit de nous ? J’avons-t’y fait encore un mauvais coup, aujourd’hui ?
Tous trois se ressemblaient, avec les mêmes démarches et les mêmes tics. Hubert, cependant, était le plus fort. Élie et Siméon étaient d’un roux beaucoup plus blond. On appelait ces deux derniers les albinos…
Patrice entraîna Madeleine hors de cette vision :
– Comment pouvez-vous rester dans un pays pareil ?
– Je vais te confier un secret. Papa en a assez, lui aussi, du pays ; nous allons le quitter bientôt, partir pour Paris.
– Pas possible ! Et les noces ?
– Elles auront lieu là-bas, répondit-elle assez vaguement. Oh ! nous ne partons pas demain ! Papa a encore quelques expériences à tenter avec la plante à pain… Il dit qu’elle n’est pas encore tout à fait prête, ajouta Madeleine en rougissant un peu et en détournant la tête.
– Quelle sacrée histoire que cette plante à pain !… Moi, je pense que ton père est un peu toqué comme tous ceux qui ont une idée fixe. Il croit tout remplacer avec sa plante à pain. Il aura bien des désillusions comme tous les inventeurs. Le principal, c’est que ce n’est point un méchant homme.
Ils marchaient gentiment penchés l’un vers l’autre, se faisant leurs confidences et se sentant bien chez eux dans ce véritable paradou, dans ce jardin abandonné où tout poussait à la diable ; car, dans son vaste manoir, Coriolis n’avait point voulu d’autre domestique, avec la vieille Gertrude, que son boy, un garçon bien tranquille et doux comme un mouton, qui ne disait pas aux gens vingt paroles par jour et qui s’était laissé ramener d’Extrême-Orient avec la plante à pain. On l’appelait Noël.
Or, Noël n’avait pas le temps de s’occuper du jardin. Il passait ses journées avec son maître, à l’extrémité de la propriété, dans un coin où s’élevait un corps de logis un peu fruste précédé d’une serre, où l’on soignait la plante mystérieuse que Patrice n’avait pu contempler que bien rarement, sans rien comprendre, du reste, aux travaux de son oncle.
Ce corps de logis était entouré d’un verger sauvage fermé lui-même d’une porte qu’aucun étranger n’avait le droit de franchir. Toute cette partie du manoir était consacrée aux expériences dont Coriolis tenait, au jour le jour, un état qu’il rédigeait le soir dans son cabinet de travail et qu’il enfermait ensuite bien précieusement dans son coffre-fort. Le cabinet de travail de Coriolis était tout en haut du manoir, dans la tour du mirador. Le vieux s’enfermait là pour écrire des nuits entières, après avoir consacré les heures du jour aux travaux du verger.
Tout cela avait paru d’abord bien mystérieux à Patrice, surtout dans les premiers temps où l’oncle lui marquait tant de mauvaise humeur dès que le jeune homme venait au manoir. Dans ces temps-là, Coriolis avait absolument défendu à Patrice de pénétrer dans le verger… mais, depuis trois ans que la rigueur de la consigne s’était bien atténuée et que Patrice pouvait se promener partout, dans le manoir et même dans le bâtiment du verger avec Madeleine (quand l’oncle avait cessé de travailler), le clerc de notaire s’était fait une raison, qui lui permettait de tout expliquer : « Le père de Madeleine, avec sa plante à pain, est un vieux fou !… »
Les deux jeunes gens ne s’étaient pas encore embrassés. Ils y songèrent tout à coup, se firent part de cette anomalie amoureuse, et Patrice, très convenablement, comme un bon premier clerc de notaire de la rue de l’Écu qui connaît ses droits et ses devoirs de fiancé, déposa un chaste baiser sur les cheveux de Madeleine.
Aussitôt, le tonnerre éclata.
Madeleine tressaillit visiblement, devint un peu pâle et regarda avec inquiétude son fiancé. Patrice levait les yeux au ciel qui était pur de tout nuage.
– Ça, c’est trop fort, fit Patrice… C’est la seconde fois qu’une pareille chose m’arrive…
– Quoi donc ? demanda Madeleine qui était, sans raison apparente, redevenue toute rouge.
– Qu’il fait du tonnerre quand je t’embrasse !…
MACROVISION