Balaoo 3.7 - Pauvre Balaoo
VII
PAUVRE BALAOO !
PAUVRE BALAOO !
Depuis des heures, Coriolis, les vêtements déchirés, le visage ensanglanté par les épines et les ronces, écarte vainement des branches.
Il ne retrouve plus la carrière de Pierrefeu que surplombe le grand hêtre bien connu de sa jeunesse. Il est perdu dans la forêt. Il est venu là tout seul, ne voulant plus mêler personne à sa terrible histoire de famille et ne sachant quelle dernière funeste surprise l’attend à l’étrange rendez-vous fixé par Balaoo.
Et d’abord, qui l’eût accompagné ? N’est-il point seul désormais sur la terre ? Patrice, que l’on soigne à Clermont, n’a point voulu le recevoir, l’accusant de tous les crimes dans un délire où peut-être sombre sa raison.
La petite Zoé, dont il a voulu faire une demoiselle pour Balaoo au temps où il espérait, dans sa folie extraordinaire, pouvoir faire accorder un état civil au fils de la forêt de Bandang, la petite Zoé, frappée au cœur par l’amour criminel de Balaoo pour Madeleine, se meurt dans les bras de Gertrude. Toutes deux également ont fui sa demeure et ne le veulent plus connaître.
Et sa fille ! Où est sa fille ? Est-il vrai que le monstre l’ait tuée plutôt que de se voir séparé d’elle ? Et va-t-il se trouver en face du cadavre de son enfant ?
Balaoo, éperdu de remords, l’appelle-t-il pour pleurer sur une tombe ? Pourquoi, dans le mot qu’il envoie, ne lui parle-t-il pas de Madeleine ? Silence tragique ! Abominable incertitude ! Madeleine ! Balaoo !…
Depuis des heures, voilà les deux noms chéris que l’infortuné Coriolis jette à l’écho de la forêt, et l’écho seul lui répond.
Plusieurs fois, il a cru reconnaître les sentiers qui mènent au grand hêtre de Pierrefeu ; mais ses pas se sont mêlés et peut-être n’a-t-il fait que tourner sur lui-même. Le soleil décline et perce de ses flèches obliques la haute futaie. Le crépuscule va venir : Balaoo ! Madeleine !…
Balaoo ! toi qui aimais tant ta petite maîtresse, est-il vrai que tu l’aies ravie comme une bête sauvage et que tu sois resté sourd à sa voix ?
Il crie, dans le soir qui tombe :
– Ma fille est morte ! Ma fille est morte !…
Alors, tombant à genoux et levant les mains au ciel dans un geste de pitié et de pardon, pour la première fois, il regrette son œuvre.
Comme son regard, où il y avait tout le désespoir du monde, montait au zénith, il rencontra un épais cercle de corbeaux qui jacassaient horriblement, ainsi que font les bêtes et les hommes, après un grand festin.
Ce cercle montait, puis descendait, et enfin disparut comme s’il tombait dans la forêt avec un accompagnement forcené de cris rauques et stridents comme des rires et des hoquets d’oiseaux de proie repus.
Le cœur de Coriolis se glaça.
Et soudain ses yeux accrochèrent un voile blanc que retenait la griffe d’une jeune pousse. Il se releva en titubant, et il se pencha sur ce voile ou plutôt sur ce lambeau blanc comme le voile d’une jeune épousée.
Il ne douta plus que ce fût là le voile de Madeleine.
Il le reconnaissait. Sa terreur lui disait qu’il ne se trompait pas. Il l’arracha à la forêt de ses doigts fébriles et le porta à ses lèvres en sanglotant. Quelques pas plus loin, ce fut un morceau de satin de la robe qu’il trouva… Et puis un petit soulier… C’était le petit soulier blanc de Madeleine ; il le baisa éperdument…
Et il appela de toute la force de sa douleur :
– Madeleine ! Madeleine ! Madeleine !…
Non point comme on appelle une vivante, mais comme on appelle une morte qui vous est chère, pour qu’elle vous apparaisse. Car il y a des moments où la douleur humaine ne craint point les fantômes et où elle évoque les ombres pour les presser sur son cœur, des moments où la douleur ne tremble point sur le seuil du grand mystère, des moments où l’amour des vivants voudrait faire sortir les morts de la nuit et où il s’étonne naïvement (tant il a appelé avec force) que les ombres ne viennent point le baiser sur la bouche.
– Madeleine !…
Seuls, les cris des corbeaux lui répondirent… et c’est guidé par les cris des corbeaux qu’il continua de marcher à travers les branches.
Quand il eut écarté les dernières lianes de ce coin de futaie épaisse, il y avait comme un incendie au ras de la terre et des troncs, et il lui parut qu’il débouchait au centre de la fournaise. Il reconnut la carrière de Moabit. Plus de mille corbeaux étaient là qui ne tournèrent même point la tête, très occupés qu’ils étaient à manger la triple charogne de trois grands cadavres d’hommes étendus sur l’herbe, les bras en croix.
Et, bien qu’ils eussent le front fracassé et beaucoup de chair mangée, Coriolis reconnut les Trois Frères qui, de si longues années, avaient été la terreur du pays. Leurs fusils gisaient près d’eux ; le plus fort des trois, Hubert, à la barbe rousse, avait encore son arme dans sa main crispée.
À l’entour, les fougères et les arbrisseaux étaient renversés et brisés et piétinés. La lutte qu’ils avaient subie, et dont les Trois Frères étaient morts, avait fait comme un cirque, comme une piste rase ; et il avait dû y avoir là un combat terrible.
Qui donc avait été assez fort pour vaincre les Trois Frères armés de leurs trois fusils ? Et quelle arme toute-puissante avait couché ces grands corps sur la terre ensanglantée ?… Oh ! C’est une arme de bois, tout simplement. Elle repose, elle aussi, sur l’herbe, après avoir fait son ouvrage. C’est un beau jeune arbre qui pouvait compter sur de longues années de l’admirable vie de la forêt et qui, bien solidement, et confiant en l’avenir, avait enfoncé ses racines dans le sol nourricier. Or, une main l’avait arraché de la terre comme s’il n’y avait pas été attaché, et c’était ce tronc de bouleau dont la blancheur d’argent se maculait des tâches brunâtres du sang qu’il avait fait gicler des trois têtes, c’était ce tronc de bouleau qui avait tué !
Quel géant, quel héros avait combattu ici ? Quelle main d’archange avait manié ce glaive de bois flamboyant ?
À une branche de cet arbre, Coriolis distingua encore un coin de ce voile blanc qui faisait battre son cœur dans sa poitrine comme un tambour, et aussi, il vit (après avoir dérangé les corbeaux qui protestèrent et roulèrent autour de lui comme une troupe noire ivre), il vit encore un morceau de la robe blanche aux doigts de l’un des albinos.
Et il ne douta plus que son enfant n’eût été le butin convoité de cette bataille de sauvages. Sa pensée, plus rouge que la forêt crépusculaire en flammes, lui développa d’un coup toutes les phases du tournoi de mort et de sang.
Les brutes hommes s’étaient dressées contre l’animal en lui voyant une si belle proie et ils avaient voulu, eux aussi, la lui ravir.
Ils étaient morts, et Balaoo avait transporté ailleurs l’objet sacré de cette lutte de dieux. Balaoo !… Balaoo !…
Moabit soudain tomba dans la nuit noire, et Coriolis se heurta aux murailles vivantes de la clairière qui referma sur lui ses bras de branches et ses mains de feuilles. Et il s’y laissa aller, au bout de son désespoir, comme en un berceau…
Au matin, il se réveilla et il crut rêver encore en voyant, penchée sur lui, la figure triste et grave de Balaoo…
Il voulut crier. Balaoo, le doigt sur la bouche, lui ordonna le silence.
– Prends garde ! dit l’anthropopithèque, dont la voix semblait, pour arriver jusqu’à lui, traverser des larmes, des larmes, tout un lac désespéré de pleurs… Prends garde !… Tu vas la réveiller…
– Est-elle morte ?… Est-elle vivante ?…
– Elle dort !… Silence !…
– Est-elle morte ? Est-elle vivante ?…
– Elle dort et il ne faut pas la réveiller…
Et, le doigt sur la bouche, marchant devant lui, tournant de temps à autre la tête pour constater qu’il était suivi. Balaoo lui fit faire un très grand chemin à travers la forêt. Tout se taisait sur leur passage. Les oiseaux suspendaient leurs chants, et les feuillages cessaient de frémir de joie dans le vent du matin. Le doigt sur la bouche de Balaoo semblait commander le silence à la nature entière, pour qu’elle laissât reposer celle vers qui ils marchaient.
Était-elle morte ?
Était-elle vivante ?
Reposait-elle pour l’éternité ?
Ils arrivèrent au grand hêtre de Pierrefeu.
Balaoo montra à Coriolis l’étage supérieur des feuilles et le chemin qu’il fallait prendre.
Ils montèrent dans l’arbre.
Cet arbre était grand comme un petit bois qui eût entouré la demeure particulière de Balaoo.
Et on arriva à la demeure particulière, à la hutte bâtie dans le style de la forêt de Bandang, et que Coriolis (qui se rappelait les huttes élevées par les anthropopithèques sur les mangliers des marécages) ne s’étonna point du tout de trouver là.
Seulement, à cette hutte, il y avait une porte comme chez les hommes.
Il poussa la porte, cependant que Balaoo, de plus en plus triste et de plus en plus poli comme un quelconque homme qui prie un étranger de franchir le seuil de sa demeure, se tenait modestement derrière lui.
Coriolis poussa la porte et se trouva devant Madeleine étendue sur le lit de feuilles sèches et recouverte décemment d’une couverture qu’il se rappela lui avoir été dérobée jadis dans son cabriolet.
Madeleine était pâle comme une morte, mais elle n’était pas morte.
Au bruit que fit son père en entrant, elle ouvrit les yeux. Et deux syllabes glissèrent entre ses lèvres exsangues.
– Papa !…
Coriolis tomba à genoux devant son enfant, souleva cette tête chérie, la pressa contre son cœur et l’arrosa de ses larmes.
– Pardon !… Pardon !…
– Pardon de quoi, mon papa ?… Balaoo ne t’a rien dit ? Embrasse-le… C’est lui qui m’a sauvée !…
Le regard de Coriolis allait de Madeleine à Balaoo qui, sur le seuil, détournait la tête pour qu’on ne le vît pas pleurer.
– Comment ! Il t’a sauvée ?
Alors, Madeleine, entourant de ses beaux bras tremblants le cou de son père, lui confia la terrible histoire à l’oreille : l’enlèvement dans la chambre de Moulins par Élie, l’Albinos…
*
* *
Le fils de la mère Vautrin avait dû apprendre le mariage de celle qu’il n’avait cessé d’aimer et la prochaine arrivée des nouveaux époux à Clermont-Ferrand. La résolution qu’il avait prise subitement d’aller se mettre sur leur route, comme une bête à l’affût pour se jeter sur sa proie, au passage, en disait long sur la mentalité des trois individus, qui, depuis des années, chassés définitivement de la société des hommes par leur condamnation à mort, vivaient au fond de la forêt comme des animaux sauvages.
Mais, si Hubert et Siméon ne vivaient plus que pour manger et pour respirer au creux de leur tanière, le cœur d’Élie s’animait encore et de temps à autre, farouchement, au souvenir d’une forme blanche, apparue jadis, quand il rentrait le matin de ses chasses clandestines, au seuil de la plaine et au seuil de l’aurore. L’image de Madeleine vivait au fond de ce cerveau de brute et, s’il en était arrivé à ne plus prononcer un mot, à ne plus répondre à l’appel de ses frères, c’est qu’il ne cessait de converser avec l’image de Madeleine et de lui dire des choses qui ne devaient être confiées à personne.
En errant avec ses frères comme un chacal autour des villages qu’ils terrorisaient, par périodes, de leurs rapines, Élie fut mis au courant du retour prochain de Madeleine à Clermont avec son jeune époux.
Il ne dit rien à ses frères, se rendit à Clermont, vint se renseigner dans le voisinage de la rue de l’Écu et remonta jusqu’à Moulins.
Son but était d’enlever Madeleine avant son arrivée dans le chef-lieu du Puy-de-Dôme.
Là, il lui eût peut-être fallu renoncer à son sinistre projet. Tandis que, s’il ravissait Madeleine en pleine campagne, il se faisait fort, ne voyageant avec sa proie que de nuit, de regagner son repaire de la forêt sans être inquiété.
Monter dans le train et profiter d’un arrêt à une station secondaire, ou même du ralentissement du convoi à certains passages qu’il connaissait, et bondir dans la nuit avec la jeune femme dans ses bras, tel était le plan extrêmement simple que pouvait concevoir son cerveau de brute.
Les événements se chargèrent encore de simplifier les choses.
À Moulins, il vit descendre du convoi Madeleine et Patrice.
C’est tout juste s’il eut la force de se retenir de la saisir, là, sur le quai, au milieu des voyageurs. Si elle n’avait passé si vite, au bras de Patrice, peut-être aurait-il tenté le coup. Il se sentait le cœur bouillonnant, des flammes au cerveau et tout tremblant de l’impatience de son rapt.
À l’hôtel, il entra carrément derrière eux, mais continua, attentif, son chemin dans la cour. Une fenêtre s’éclairait, et il y vit l’ombre de Madeleine. Dix minutes plus tard, Madeleine était dans ses bras ; son poing étouffait la bouche hurlante et il la jetait à demi morte dans une carriole sur le siège de laquelle il bondit.
Il s’arrêta, quand la bête, expirante, s’abattit dans les brancards.
Il avait fait un long chemin sur la route de Paris, remontant du côté opposé au pays de Cerdogne ; et ceci devait dépister, quelques heures plus tard, Patrice d’abord, Coriolis, accouru, ensuite.
Enfin, les événements déclenchés par Gabriel achevèrent, par leur coïncidence, de donner la tranquillité au ravisseur qui s’acheminait à petites et prudentes étapes vers la carrière de Moabit.
Il ne disait pas un mot à Madeleine, mais il la forçait à boire et à manger par la terreur.
Madeleine espéra un instant que les recherches dont elle devait être l’objet actif et désespéré aboutiraient avant que le misérable ne l’eût enfermée pour toujours dans quelqu’une de ces affreuses carrières de Moabit dont on prenait le chemin. Elle en connaissait la terrible légende, toute peuplée de fantômes, de cadavres, tapissée de squelettes et de trésors.
Mais la forêt se referma sur eux avant que le secours fût venu, et ils arrivèrent à Moabit.
Les deux frères accueillirent en silence l’albinos et sa proie toute blanche. Élie leur dit :
– Voici celle qui sera ma femme, la femme d’Élie de Moabit. Les autres s’avancèrent sur elle avec des regards de flamme. Elle vit qu’ils étaient armés et qu’ils se regardaient tous trois avec une grande haine. Elle comprit que les Trois Frères allaient se battre et qu’elle serait le butin du vainqueur.
Et les autres, avec leurs bras terribles, se l’arrachaient déjà ; déjà elle sentait autour d’elle leurs doigts monstrueux qui la déchiraient, quand elle poussa un grand cri qui roula au fond des échos de la forêt :
– Balaoo !… Balaoo !…
Et Balaoo parut.
Ah ! ce fut un combat de géants, une lutte mythologique avec la foudre du fusil moderne en plus. Mais, soit que les dieux anthropopithèques veillassent avec un soin jaloux sur leur héros terrestre, soit que la nature l’eût doué d’une chair impénétrable au vulgaire plomb de chasse des hommes, la foudre humaine fut impuissante à arrêter l’élan de ses bras vengeurs.
La forêt elle-même l’arma du terrible glaive, et l’arme tournoya autour des fronts…
Balaoo ! Balaoo ! Il était venu ! Il frappait pour elle ! Il tuait pour elle ses Trois Frères de la forêt !
En vain avait-elle appelé les hommes ! Nul n’était venu ! Mais elle n’avait eu qu’à prononcer son nom pour qu’il se ruât dans la mêlée et en sortît vainqueur, le cher, formidable et doux et terrible Balaoo !…
Et pour elle, pour elle qui avait regardé Patrice tirer sur Balaoo sans qu’elle eût détourné son bras, pour elle qui, à genoux, au centre de Moabit, pendant que se déroulait le combat, ressemblait à un grand lis blanc !
Ah ! dans les tournois, y eut-il jamais un chevalier plus redoutable ? frappant d’estoc et de taille et de ses doigts de mains de souliers !… Balaoo !… Balaoo !… Frappe ! Abats ! Voilà pour Siméon !… Et puis pour Élie !… Quant à Hubert, il faut lui réserver ton coup le plus rude.
Ils ont tourné autour de toi avec leurs fusils vides qu’ils agitent maintenant comme des massues ; mais toi, tu as ta bonne massue d’arbre et tu leur en fais voir de toutes les couleurs ! De la couleur rouge partout !
Ah ! que de sang sur les bras et sur les joues !… Hop ! Hop ! Balaoo ! Elle n’a eu qu’à prononcer ton nom et tu es venu ! Tourôô ! Tourôô ! Pan ! encore un bon coup dans les reins de cet Élie qui ne s’en relèvera plus et qui se traîne sur l’herbe comme un lièvre aux pattes brisées !
Et ils ont le front fendu tout de même, et ça coule, le sang. Mais ce sont de solides gaillards qu’un coup d’arbre sur le front ne démolit pas du premier coup ! Il faut y revenir à plusieurs fois ! Ils sont durs comme de la chair et de l’os d’anthropopithèque ! Woop ! phch ! phch !… Un coup par-ci, un coup par-là !…
Les guerriers sont comme ivres et dansent autour de Balaoo comme des ours ; c’est toi, Balaoo qui les fais danser ainsi, comme un bohémien son ours. Gock ! Gock !… L’enfer de Patti Palang-Kaing vous attend !
Ouf ! Ils ne respirent plus !… Ils ne gémissent plus !… Ils ne bougent plus !…
Ils sont morts tous les trois, les bras en croix, sur l’herbe rouge. Mais toi, tu es bien mal arrangé aussi, mon pauvre Balaoo !…
Mais il s’agit bien de te soigner à cette heure où le blanc lis de la carrière de Moabit s’affaisse après avoir vu ta victoire, tout doucement sur la terre, épuisé.
C’est ton tour d’emporter le blanc lis dans tes bras, avec beaucoup de précautions dignes d’une nourrice de petits hommes, par le seigneur dieu Patti Palang-Kaing !…
Et tu as étendu le lis sur la fraîcheur du lit de feuilles sèches de ta demeure solitaire du grand hêtre de Pierrefeu !… Que Patti Palang-Kaing qui veille sur les cœurs sincères, du haut de son trône de la forêt de Bandang, et qui récompense les belles batailles de la forêt… que Patti Palang-Kaing soit béni, puisqu’il a béni ta demeure, ô Balaoo !…
Tel avait été ce dernier épisode, sanglant, tragique, héroïque et beau comme l’antique.
Ce n’est point avec sa pauvre voix si fragile, avec le souffle pâle de son haleine de lis expirant, que Madeleine a pu raconter d’aussi retentissants hauts faits à Coriolis qui pleure. Mais les quelques mots qu’elle lui dit à l’oreille et ce qu’il a vu : les cadavres et les blessures de l’humble Balaoo, tout cela lui fait comprendre le drame, le fait sangloter d’allégresse et fait bondir son cœur d’orgueil, car Madeleine est sauve et Balaoo a agi comme un de la Race au temps des chevaliers sans peur et sans reproches.
Balaoo détourne toujours la tête au seuil de sa demeure forestière, pour qu’on ne voie pas ses yeux rudes pleins de larmes.
Madeleine dit, en soupirant :
– Il faut bien lui demander pardon très fort ! Nous avons eu tort de ne pas le traiter comme un de la Race. Il m’a dit : « Je voulais te revoir encore, Madeleine, avant ton départ avec le mari de ta race. Que croyais-tu donc et que craignais-tu ? Un qui a des doigts de souliers sera toujours l’excellent ami de la fille des hommes et, si tu connaissais la loi de la forêt, établie par Patti Palang-Kaing, au commencement du monde, tu saurais cela que la fille des hommes peut se promener sans crainte dans la forêt. Mais ce n’est pas défendu de toucher des lèvres les traces de ses pas ou de lui lécher la main ! »… Voilà ce qu’a dit Balaoo. N’est-ce pas, mon Balaoo ? Il m’a dit tout cela, à côté du lit de feuilles sèches, en attendant que tu viennes… Il me l’a même dit dans des vers immortels, car Balaoo est un grand poète, n’est-ce pas, Balaoo ? Balaoo, à la porte, fait signe que oui de la tête… mais la tête toujours tournée, car il n’en peut plus… Sa douleur va éclater comme un orage intempestif… et il se retient pour ne pas tomber dans le ridicule. Il tâche à avaler ses sanglots et à garder son tonnerre pour lui. Pauvre Balaoo qui sait que Coriolis est venu pour emmener Madeleine… Pauvre Balaoo qui a appelé lui-même son maître, sur l’ordre de sa petite maîtresse et qui est allé lui-même, après l’avoir écrite lui-même (car Madeleine était alors trop malade) mettre de nuit, dans larue du village, sa lettre dans la boîte aux lettres de la poste de Mme la receveuse… Même qu’il a failli être reconnu par cette sacrée vieille taupe de mère commère Toussaint qui pense toujours à la robe de l’impératrice.
*
* *
C’est fini, cette fois, bien fini ! Elle est partie ! Elle est partie rejoindre son mari et il ne la reverra plus !… Son maître reviendra, lui ; mais elle, elle ne doit plus revenir à cause de la loi d’hommes qui lui ordonne de suivre son mari… Elle est partie à l’instant même, et, après des adieux qui ont fait croire à tous les villageois du pays de Cerdogne qu’il y avait un gros orage dans les bois et sur la montagne, il est resté là, lui, sur le seuil de sa demeure forestière du grand hêtre de Pierrefeu, il est resté immobile, les bras et les jambes pendants et la tête sur la poitrine, sans remuer, comme un anthropopithèque en bois.
Et il est resté comme ça tant que les grelots du cheval de la voiture ont grelotté sur son cœur desséché comme une peau de tambour, car il n’y a plus rien dans son cœur, rien ; elle a tout emporté. Du moins, ça lui produit cet effet-là, une sensation de creux ; oui, il a là comme une caisse vide et que rien ne remplira jamais plus !… Rien que le souvenir, Balaoo !…
Et tu verras, Balaoo, que le souvenir, ça remplit tout de même le cœur, à en étouffer…
On n’entend plus rien au loin sous la feuillée. Balaoo rentre chez lui et s’étend sur le lit de feuilles sèches qui a gardé la forme de son corps… et, chose incroyable, Balaoo a encore des larmes.
Les dernières écoulées, il restera sur le lit de feuilles sèches, pendant deux jours et deux nuits, étendu sans mouvement comme un anthropopithèque en bois. D’anciens camarades de la forêt seront montés jusque chez lui et auront regardé par la porte entrouverte, sans seulement qu’il se soit dérangé d’une ligne. Le vieil As, qui maintenant a une patte cassée, a regardé cela et est reparti sans rien dire, en haussant les épaules.
Balaoo ne connaît plus ces gens-là.
Au bout du second jour, quand Coriolis est revenu, il a trouvé Balaoo assis, au coin de sa porte, l’épaule au soleil et lisant mélancoliquement Paul et Virginie…
Coriolis a dit à sa fille qu’il allait se retirer définitivement à Saint-Martin-des-Bois ; mais, dans sa pensée, il a menti, c’est au grand hêtre de Pierrefeu qu’il voudrait se retirer… loin de la société qui ne peut que le maudire, tout seul avec son chef-d’œuvre de dieu, avec l’Homme de Java que son génie a mis au monde…
Enfin, on va voir ce qu’on va faire. De fâcheux bruits courent le département sur une histoire d’anthropopithèque. Coriolis trouve qu’on est très bien dans la forêt gardée par le souvenir des Trois Frères et de la bataille où périrent quelques braves officiers et soldats… C’est une retraite à peu près sûre et inviolable, à peu près…
D’abord, Coriolis songe avant tout à vaincre la tristesse de Balaoo. Il a raison, car le malheureux garçon est bien malade et s’il continue à s’attrister ainsi, sans remuer, au haut de son arbre, il deviendra phtisique.
Coriolis arrache d’abord Balaoo à ses mauvaises lectures. Il lui confisque Paul et Virginie, et il l’emmène se promener dans la forêt.
Pour détourner les pensées de son élève, il le met au courant des frasques d’un certain Gabriel, dont on a pu croire, un instant, qu’il était Balaoo. En vérité ! Lui-même s’y était trompé, à cause de la façon qu’il avait de porter son veston ouvert en mettant brusquement un doigt dans les poches de son gilet ou aux entournures ; enfin, à cause d’un monocle.
– J’ai beaucoup connu ce Gabriel, répondit Balaoo, en faisant effort pour suivre la pensée de son maître ; il m’empruntait tout, mes costumes, et jusqu’à la façon de les porter. Je lui avais fait don d’une paire de lunettes : et je vois qu’il a réussi à en faire un monocle parce que j’en portais un. Ces singes ne peuvent se passer d’imiter les gens.
Ils marchèrent quelque temps sans rien dire, puis ce fut Balaoo qui reprit :
– Pendant que l’on mettait sur mon compte toutes ces horreurs, je prenais, désespéré, le chemin de Pierrefeu ; j’avais voulu revoir Madeleine, tout simplement ; je l’ai revue à travers les vitres du wagon, mais l’autre a voulu me tuer et je regrette bien qu’il n’ait pas réussi.
Coriolis serra le bras de Balaoo affectueusement. Alors, Balaoo lui rendit humblement la pression et baissa le front en finissant…
– Oui, je ne demande plus qu’à mourir… qu’à mourir dans ces lieux qui l’ont connue, qui ont entendu sa douce voix quand elle appelait : Balaoo !… Balaoo !… Balaoo !… Ma seule joie maintenant sera de reconnaître les arbres au pied desquels nous nous asseyions, quand elle voulait m’instruire de quelque histoire nouvelle… Ici… je retrouverai partout son image… Patti Palang-Kaing est bon !… Ah ! je saurai mourir ici…
Coriolis voulait en vain le faire taire. Balaoo ne pensait qu’à Madeleine et se plaisait douloureusement à confier sa pensée à toutes les branches du chemin. Il dépérissait visiblement. Il ne sortait de son rêve que pour parler de Paul et Virginie, dont l’histoire lui agréait par-dessus tout parce qu’il y trouvait de la ressemblance avec ses propres malheurs. Et, comme Paul, après le départ de Virginie, il revit tous les lieux où il s’était trouvé avec la compagne de son enfance, tous les endroits qui lui rappelaient leurs inquiétudes, leurs jeux, leurs repas champêtres et la bienfaisance de la petite sœur bien-aimée… Un jeune bouleau qu’elle avait planté, les tapis de mousse où elle aimait à courir, les carrefours de la forêt où elle se plaisait à chanter et où leurs deux voix s’étaient mêlées avec leurs deux noms : Balaoo !… Madeleine !…
Au bout de cinq jours, il se coucha ; et Coriolis put croire que c’était pour ne plus se relever.
Un matin, Balaoo se réveilla de son assoupissement et vit Zoé et Gertrude à ses côtés. Il n’en marqua aucune colère, ni la moindre humeur. Bien mieux, il se laissa tendrement embrasser par Gertrude, et il demanda pardon à Zoé de toute la peine qu’il n’avait, depuis qu’il la connaissait, cessé de lui causer. Sa voix était douce, il se laissait soigner et dorloter. Il était faible comme un enfant qui va mourir. Coriolis, qui le soutenait derrière lui, bien qu’il fût aussi faible que lui, se risqua à user du mot-remède que la petite Zoé, avec son cœur et son intelligence, avait apporté toute seule.
Coriolis se pencha et glissa les deux syllabes à l’oreille de Balaoo :
– Bandang !
Aussitôt l’œil de Balaoo s’alluma, son torse se redressa, sa poitrine respira fortement et répéta :
– Bandang !… Alors Zoé dit :
– Veux-tu, Balaoo, veux-tu retourner dans la forêt de Bandang ?…
– Oh ! fit Balaoo, avec un soupir effrayant… Oh ! que je voudrais la revoir, avant de mourir !…
– Eh bien ! nous t’y conduirons !… Nous irons tous ensemble, Balaoo !…
Balaoo posa sur ses lèvres ses énormes poings tremblants, comme lorsqu’il avait dessein de retenir l’expression trop bruyante de sa joie ou de sa douleur.
– Partons !… fit-il !… Oh ! partons !… loin des maisons d’hommes !… Retournons dans ma forêt de Bandang !
Il n’y avait pas à hésiter. C’était le salut, non seulement pour Balaoo, mais encore pour eux tous, pour Coriolis surtout, car Zoé était revenue de Clermont avec les plus fâcheuses nouvelles. M. Mathieu de La Fosse avait maintenant la certitude que les beaux officiers et les beaux soldats, qui avaient été tués lors de l’assaut de la forêt, étaient tombés sous les coups de l’anthropopithèque de Coriolis. L’enquête officielle finissait de démêler ces choses sombres et l’on recherchait, à nouveau, le maître et son terrible élève.
Il n’était que temps de fuir.
Ils traversèrent les frontières et montèrent sur des nefs. Ils fuirent jusqu’à la forêt de Bandang.
*
* *
ÉPILOGUE
Balaoo fut sauvé le jour qu’il revit les lieux où il avait aperçu sa mère pour la dernière fois. C’était à trois jours de marche de Batavia, à quelques centaines de mètres des mangliers millénaires qui enfoncent leurs racines jusqu’au cœur même de la terre. Il reconnut les dispositions du carrefour et les voûtes épaisses qui distribuaient la même ombre et la même lumière, car il faut des centaines de siècles pour modifier ces paysages créés par les dernières perturbations du monde et l’élan de la première sève universelle.
Il dit : « C’est là. » Et il arrêta ses compagnons.
– C’est là ! C’est ma forêt de Bandang !… Voilà les bois de mon enfance !… Là, je jouais avec ma mère et mon petit frère et ma petite sœur. Moi, j’étais déjà vigoureux et fort, mais encore un baby, cinq ou six ans à peine… Mon petit frère et ma petite sœur commençaient à peine à marcher ; moi, je gambadais en vérité et j’appelais mon jeune frère et ma petite sœur par mes gestes et mes cris et je les engageais à venir partager mes ébats.
Le petit, pour me suivre, essayait quelques gambades, mais il faisait de vains efforts ! Oh ! je le vois encore trembler sur ses petites jambes qui le supportaient à peine ; il tombait, et ma petite sœur aussi tombait… et notre mère les relevait tendrement et les encourageait de la voix et du geste.
C’est à ce moment (jeverrai cela toute ma vie). Ma mère, devant la maladresse et la fatigue des petits, venait de les coucher dans ses bras et commençait de les endormir en les berçant et en chantant une douce chanson des marécages. Ah ! Patti Palang-Kaing ! Ceux de la Race sont arrivés alors… Et ils ont lancé sur moi un filet dans lequel je me débattais, pendant que ma mère s’enfuyait pour sauver mon petit frère et ma petite sœur, en me jetant un cri d’adieu.
Ceux de la Race ont eu beaucoup de chance que mon père ait été occupé ailleurs dans la forêt, ce jour-là… Oui, c’est ici, ma forêt de Bandang ! Ah ! Patti Palang-Kaing ! Reverrai-je jamais, et mon père qui tonnait si fort, et ma mère qui présidait à nos jeux, et mon petit frère et ma petite sœur qui tombaient et se roulaient sur l’herbe comme de jeunes chevreaux malhabiles[20] ?
Balaoo ne retrouva pas ses parents. Et il put voir qu’il avait été oublié de ses amis de la forêt, depuis bien longtemps.
Le village des marécages avait disparu. Mais Balaoo reconstruisit les huttes sur les racines en triangle des mangliers géants. Et tous quatre, Gertrude, Coriolis, Zoé et lui vécurent en cet endroit, avec tranquillité. Gertrude se faisait très vieille et ne bougeait plus, occupée à tricoter des chaussettes que Balaoo ne mettait plus jamais, car il se promenait maintenant avec ses doigts de pieds sans souliers.
Zoé s’était faite la servante active et de plus en plus sauvage de ses deux maîtres. Elle ne parlait à Balaoo qu’à la troisième personne singe. Elle avait oublié les modes de Paris et s’habillait de feuillages. Et elle était bien contente de ne plus apprendre la géographie. Coriolis avait perdu l’habitude de parler homme et ne transmettait plus sa pensée qu’à l’aide de quelques monosyllabes de langue anthropoïde, et il se sentait avec une âpre jouissance retourner à ce qu’il pensait être le point de départ, la source de la vie humaine : à la race singe. Le malheureux n’avait plus la force cérébrale nécessaire à concevoir que cette rétrogradation lui était envoyée peut-être comme un châtiment du ciel pour avoir osé s’amuser au jeu défendu par la nature du mélange des espèces.
Seul, Balaoo, qui continuait tous les six mois à retourner à la ville de Batavia pour chercher une lettre de Madeleine, poste restante, et qui n’avait cessé de lire Paul et Virginie, avait conservé presque toute sa civilisation acquise.
Le souvenir de Madeleine l’aidait beaucoup en cela. Il vivait toujours avec la pensée de sa jeune maîtresse… Elle était maintenant notairesse à Clermont, et deux petits enfants jouaient dans l’étude de la rue de l’Écu, avec l’abominable général Captain.
« Si jamais, se disait Balaoo, ces deux gamins-là ont besoin de quelque chose dans la vie, ils n’ont qu’à faire un signe, je suis là !… Tourôô !… Woop !… Tourôô ! »
J’ai dit que Balaoo avait conservé, dans sa forêt de Bandang, presque toute sa civilisation acquise.
Mais il n’en montrait aucune fierté.
Et quand les hôtes de la forêt, les vrais frères fauves de Bandang, se furent rapprochés peu à peu de la nouvelle famille du village des mangliers, et que, les soirs de printemps, ils faisaient le cercle autour de Balaoo pour qu’il leur racontât des histoires d’hommes, Balaoo leur disait dans leur langage, après une courte prière à Patti Palang-Kaing : – Les animaux sont les animaux, et les dieux sont les dieux : mais les hommes, ça n’est rien du tout !… Bref (concluait Balaoo en mettant les doigts dans le nez, à la mode injurieuse anthropopithèque) : les hommes, c’est des dieux manqués !
COMPLAINTE À PATTI PALANG-KAING, DIEU DE TOUS LES ANIMAUX DE LA FORÊT DE BANDANG
Dédiée à Mlle Madeleine Coriolis Boussac Saint-Aubin par Balaoo.
Voopwooppwooppwoop ! (Cette exclamation mise ici en exergue, correspond à peu près, dans la langue singe, à la longue plainte exprimée dans ce vers de je ne sais plus quel tragique grec : ototototoi ! qui signifie : hélas !)
Patti Palang-Kaing ! Patti Palang-Kaing !
Pourquoi le dieu des chrétiens
N’a-t-il pas mes doigts lié,
Mes doigts de mains de souliers ?
Pourquoi avoir changé ma langue,
Ma langue de ma forêt de Bandang,
M’avoir appris à pleurer,
Si on n’a pu mes doigts lier,
Mes doigts de mains de souliers ?
Je me suis promené dans le jardin d’homme
Comme un de la race qui pleure ;
Mais personne n’a vu mes larmes,
Pas même celle pour qui je meurs.
Mais elle a entendu mon cœur
(Qui soupirait dans son malheur)
Et elle a dit à l’autre qui levait le nez en l’air :
« Ce n’est rien, c’est le tonnerre ! »
Si j’avais mes doigts liés,
Mes doigts de mains de souliers,
Je dirais à Patti Palang-Kaing :
« Patti Palang-Kaing ! Patti Palang-Kaing !
Garde tes palétuviers,
Tes bananiers, tes mangliers,
Puisque j’ai mes doigts liés,
Mes doigts de mains de souliers…
Patti Palang-Kaing !
Balaoo ne regrette rien !… »
Et je dirais à Madeleine,
Avec ma plus douce haleine,
« Madeleine, je veux,
Veux embrasser tes cheveux !
Si j’avais mes doigts liés,
Mes doigts de mains de souliers ! »
Hélas ! l’autre a dit : « Je veux,
Veux embrasser tes cheveux »,
Et moi je ne dis rien
Et je lui lèche la main !
Patti Palang-Kaing ! Patti Palang-Kaing !
Redemande au dieu des chrétiens,
Redemande ma langue,
Ma langue de ma forêt de Bandang,
Et rends-moi mes palétuviers
Et mes doigts de mains sans souliers.
Paris, Juillet 1911
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Macrovision
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