Balaoo 3.2 - la tristesse de Balaoo

 
II

LA TRISTESSE DE BALAOO
Dans sa chambre, Balaoo trouva Gertrude qui lui préparait son smoking et ses bottines vernies.
 
– Va-t’en ! lui dit Balaoo, avec rudesse. Je ne sors pas !
 
– Personne n’en saura rien, répondit Gertrude en soupirant, et ça te fera du bien de prendre un peu l’air. Tiens ! voilà vingt francs pour t’amuser. Je descends servir le café et je reviens. Habille-toi.
 
Elle descendit et revint cinq minutes plus tard. Balaoo était allongé sur la descente de lit. Il ne s’était pas habillé et il pleurait. Gertrude fut affolée.
 
– Qu’est-ce que tu as ?… Qu’est-ce que tu as ?
 
– Tu le sais bien, ce que j’ai ! répondit Balaoo, les deux poings sur la bouche, pour comprimer son désespoir. Pourquoi est-il revenu ?
 
– On ne peut pas lui défendre de venir à Paris. C’est le neveu de Monsieur. Il est venu pour ses affaires.
 
– Alors, dis-moi pourquoi, vieille taupe, on a voulu me faire partir avec Zoé pour la maison d’homme, à Saint-Martin-des-Bois ? Il s’en est fallu de l’épaisseur d’une noix que je parte. On savait bien ce qu’on faisait et que j’aurais du plaisir à voir le grand hêtre de Pierrefeu… et la pierre plate de Mahon… et le verger de ma jeunesse… Mais je me suis méfié… et c’est lui qui est venu !… jure-moi que vous ne l’attendiez pas !… Tu n’oses pas me le jurer, hein ?… Saloperie !
 
À ce moment, on entendit que l’on frappait à la porté. Toc ! toc ! toc ! Gertrude, qui inondait son mouchoir de ses larmes, alla ouvrir, et général Captain fit son entrée :
 
– As-tu bien déjeuné, Jacquot ? demanda-t-il.
 
– Voilà encore ce sale raseur, grogna Balaoo. Qu’est-ce que tu veux, général Captain ?
 
Général Captain fit entendre toute une série de sons gutturaux et rapides comme des paroles de vieille femme en colère.
 
– Qu’est-ce qu’il dit ? demanda Gertrude.
 
– Il dit, répondit Balaoo, qu’il ne comprend pas pourquoi nous ne sommes pas déjà partis. Je lui avais promis de l’emmener à Pierrefeu.
 
GÉNÉRAL CAPTAIN. – Pierrefeu ! Pierrefeu ! Pierrefeu ! Pierrefeu !…
 
– Il me casse les oreilles, fit Balaoo en se retournant sur sa descente de lit. Va l’attacher à son perchoir, dans la cuisine.
 
GÉNÉRAL CAPTAIN (trémoussant ses ailes). – Pierrefeu ! Partons ! Partons !
 
– Ah ! en voilà assez, déclara l’anthropopithèque en lui lançant une ruade à l’assommer.
 
Gertrude, toujours pleurant, mit général Captain à la porte. On l’entendit, un instant, sur le palier, déverser un flot d’injures. Et puis, il descendit prudemment, en comptant les marches jusqu’à la cuisine. Là, il grimpa sur son perchoir qui était placé près de la porte et fit semblant de dormir. La vérité était qu’il observait tout ce qui se passait, car il était plus curieux qu’un concierge d’hommes. Il n’attendit point longtemps pour voir descendre dans le vestibule, avec mille précautions, Gertrude et Balaoo.
 
Celui-ci était « beau comme un astre ». On apercevait, sous son léger pardessus entrouvert, le plastron éclatant de sa chemise, et les revers de soie de son smoking. Les bottines vernies étaient deux étoiles noires sur les dalles blanches.
 
« Il va encore faire la noce, et la vieille va encore se crever à l’attendre ! » pensa général Captain.
 
Balaoo, avant de partir, se laissa embrasser par Gertrude qui lui glissa encore dans la main quelque monnaie.
 
– Ah ! fit Balaoo, en soupirant, si je n’avais pas promis à Gabriel d’aller le chercher, je serais resté, bien sûr.
 
Gertrude le poussa doucement sur le trottoir, et referma plus doucement encore la lourde porte. Puis elle revint dans sa cuisine et s’installa pour y passer, en somnolant, courbée sur la table, une grande partie de la nuit. Elle se réjouissait d’avoir réussi à faire sortir Balaoo. « Ça lui change les idées », se disait-elle, et elle se félicitait d’avoir préparé, dans ce but, à l’avance, sur le lit, la chemise au plastron éclatant et aux belles manchettes raides comme de l’acier et le faux-col haut, haut… toutes choses auxquelles ne résiste point un anthropopithèque[16] !
 
Général Captain dit en français :
 
– Bonne nuit, madame ! Gertrude répondit poliment :
 
– Bonne nuit, général Captain !
 
Tant de politesse ne pouvait durer. Général Captain éprouva le besoin de traiter, lui aussi, la vieille Gertrude de saloperie ! ; mais il apprit à ses dépens que ce qui était permis à Balaoo ne l’était pas toujours à un général Captain. Il reçut une raclée de coups de pincettes qu’il accompagna de tels cris que Madeleine descendit.
 
– Qu’est-ce que tu as ? demanda-t-elle, anxieuse, à Gertrude, tu as encore pleuré ?
 
– Oui.
 
– Balaoo ?… se doute-t-il de quelque chose ?…
 
– Bien sûr qu’il se doute… Ah ! ça va être terrible !…
 
– Terrible ! répéta Madeleine, pensive.
 
*
* *
 
Pendant ce temps, le triste Balaoo, les mains enfoncées dans les poches de son pardessus, sa badine sous le bras, le front penché vers la terre, les épaules courbées, glissait comme une ombre dans les rues désertes, voyageant dans son rêve intérieur.
 
Il descendit, par des voies dérobées, vers la Seine et remonta le cours de l’eau. À sa droite, il avait les lugubres bâtisses de la halle aux vins.
 
Que venait faire son smoking dans ce désert sinistre ?
 
Eh ! eh ! le smoking de Balaoo allait au jardin des Plantes.
 
Coriolis s’était cru très fort en arrachant Balaoo à la mauvaise influence de la forêt et en transférant la demeure de l’anthropopithèque en pleine capitale ; mais il s’était montré grossièrement imprévoyant en lui faisant élire domicile à quelques pas de la fosse aux ours, de la cage aux singes et de celle des tigres du Bengale et du lion de Numidie-On ne pense pas à tout.
 
Et c’était toujours de ce côté, vers les frères animaux, que le conduisait presque inconsciemment sa rêverie ; quand le cœur de Balaoo était triste, à cause des hommes.
 
Au coin du pont d’Austerlitz, Balaoo s’accouda au parapet et considéra l’eau frissonnante et les reflets zigzagants des becs de gaz.
 
Comme il venait de soupirer avec force, il se sentit touché à l’épaule. Il se retourna.
 
– Circulez !
 
C’était un sergent de ville, inquiet, et flairant un désespoir.
 
– Tchsschwopp ! fit Balaoo.
 
– Hein ? qu’est-ce que vous dites ?
 
Balaoo haussa les épaules et s’éloigna dans la nuit.
 
– Un étranger, pensa le sergent de ville. Un prince russe, peut-être… Tchsschwopp, en singe oriental, veut dire à peu près : « Il n’y a pas moyen d’être tranquille. » Comme il avait obliqué un peu sur la droite, il se trouva à côté du bureau d’omnibus. Il pressa le pas, longeant la grille, cherchant la solitude.
 
Il la trouva. Alors, il appuya son front contre la grille, la grille qui entourait le jardin des Plantes, l’immense cage où les hommes avaient enfermé ses frères, les animaux. Il resta longtemps ainsi ; le froid des barreaux lui faisait du bien.
 
Tout las et grelottant de sa douleur, le front appuyé aux barreaux, le regard du pauvre Balaoo descendait, suivi de deux larmes lourdes et rondes comme des billes d’enfant… descendait tout le long de sa personne, jusqu’aux étoiles noires de ses souliers vernis. C’était là qu’était le mystère, le mystère de son malheur sans bornes qui faisait de lui pire qu’un paria parmi les hommes, quelque chose comme une bête apprivoisée, c’est-à-dire la dernière horreur du monde. Car le lion de Numidie est encore quelqu’un dans sa cage où les hommes craintifs l’ont enseveli vivant ; mais lui, Balaoo, qu’est-ce qu’il est, dans ses souliers vernis ? Un jouet d’hommes, ni plus ni moins…
 
Tout là-bas, en face de lui, par-delà les bosquets noirs des arbres, c’étaient les repaires grillés des fauves dont il sentait venir à lui l’odeur alcaline, le parfum lourd. Il se les représentait calmes et fatals et tranquilles, reposant leur tête sur leurs pattes et dormant en paix dans leurs maisons de nuit. Les crocodiles, allongés dans leurs caisses pareilles à des cercueils, ne faisant pas plus de bruit que s’ils avaient été déjà empaillés. Non loin de là, c’étaient, sous des couvertures, dont ils enveloppaient leur rêve digestif, les serpents, de nobles familles de serpents, les aspics de Cléopâtre, petites bêtes stupides que leur gloire n’empêchait pas de dormir. Oui, tout ce monde-là dormait. Les singes mêmes, qui ne s’arrêtent pas de remuer pendant le jour, ronflaient, le soir venu, comme des brutes, – comme des brutes, se répétait Balaoo en se représentant tout le peuple animal appesanti, pendant que lui pleurait contre la grille son angoissant chagrin d’anthropopithèque.
 
Même dans leur captivité, ceux-là, derrière leurs barreaux, lui parurent enviables.
 
Il souffrait trop !
 
Quel bonheur de ne pas savoir !… d’ignorer la différence !… Oh ! elle n’était pas grande, la différence ! elle était enclose dans ses deux souliers vernis… et les passants ne pouvaient pas se douter, bien sûr, en croisant ce superbe jeune homme en smoking, de ce qu’il traînait avec lui, dans ses souliers vernis !… Mais lui, lui, lui, il ne pensait qu’à cela, à la différence… et cela lui gâtait toujours ses soirées. Partout, au café, à la conférence Bottier, et même quand il allait au théâtre, il ne parvenait pas à chasser l’horrible pensée de la différence !
 
Les soupirs de Balaoo n’ont plus rien d’humain, ce soir ! Qu’il prenne garde ; il a déjà éveillé l’attention d’un sergent de ville et voilà que, derrière les grilles, un gardien qui fait sa ronde est resté, sans le voir, le pas suspendu. Le gardien a écouté d’où venaient ces souffles extraordinaires. Est-ce l’hippopotame qui se plaint ? l’éléphant qui appelle ? la panthère qui s’ennuie ? Non !… gardien… continue ta ronde… c’est Balaoo qui pleure… Et Balaoo, ça ne te regarde pas !…
 
Le gardien s’éloigna, et Balaoo, à mi-voix, exhala cette plainte qui était plutôt une complainte, qu’il emportait toujours avec lui, dans le fond de son triste cœur :
 
Patti Palang-Kaing ! Patti Palang-Kaing !
Pourquoi le Dieu des Chrétiens
N’a-t-il pas mes doigts lié,
Mes doigts de mains de souliers ?…
 
Patti Palang-Kaing ! Patti Palang-Kaing !
Demande au Dieu des Chrétiens
Pourquoi on a changé ma langue,
Ma langue de ma forêt de Bandang !
Et pourquoi j’ai appris à pleurer
Si on n’a pu mes doigts lier,
Mes doigts de mains de souliers !…
 
Patti Palang-Kaing ! Patti Palang-Kaing !
Redemande au Dieu des Chrétiens,
Redemande ma langue,
Ma langue de ma forêt de Bandang !
Et rends-moi mes palétuviers
Et mes doigts de mains sans souliers !…
 
Pauvre Balaoo ! Heureusement qu’il lui reste Gabriel pour le consoler, Gabriel qui l’attend !
 
Mais il ne faut rien tenter avant l’heure de la fin de ronde. Elle sonne. Balaoo essuie avec son mouchoir ses yeux humides, et il crache dans ses mains (chose qu’il ne faisait jamais avant d’avoir vu les gymnastes des music-halls), et, grâce à un rétablissement des reins bien méticuleux pour ne pas froisser le plastron de sa chemise, le voilà à l’intérieur du jardin des Plantes.
 
Balaoo n’a peur, sur toute la terre, que des chiens.
 
Il ne redoute plus la ronde d’homme dont l’heure est passée, mais il craint le réveil, là-bas, des chiens qui le sentent venir jusque dans leur sommeil. Heureusement qu’ils sont à l’attache dans la petite cour près de la ménagerie. Tout de même, il faut combattre l’odeur. Mais Balaoo a un bon truc qui lui a toujours réussi quand il va en visite, chez ses amis, la nuit. Il va d’abord saluer les fouines, dans les rotondes de sortie, et, en sortant de là, il pue la fouine à plein nez. Alors il peut se promener partout et s’approcher autant qu’il veut des bâtiments gardés par les chiens. L’odeur de fouine ne fait pas aboyer. C’est une odeur naturelle du jardin des Plantes. Tandis que l’odeur d’homme et l’odeur d’anthropopithèque (c’est la même chose, pense Balaoo) font aboyer les chiens.
 
Balaoo sait où sont pendues les clefs des maisons de ses amis, dans la demeure d’homme, tout près d’un petit vasistas que l’on n’a qu’à pousser. Et puis on n’a qu’à avancer la main. Il n’y a aucun danger.
 
On ne l’entend pas marcher. Il a appris à marcher en silence, même avec des souliers vernis. Et puis, le long de sa route, aucune bête à plume qui dort sur sa patte, ne serait assez maladroite, étant réveillée en sursaut, pour crier à l’assassin. Elle sait tout de suite que c’est l’ami Balaoo qui passe.
 
Aucun animal ne donnera l’éveil ; il peut être tranquille, il peut être tranquille pourvu que les chiens sentent la fouine.
 
Les chèvres d’Abyssinie, dans leurs huttes, ont un petit bonsoir de bêlement complice qu’il est le seul à comprendre et auquel il répond sans s’arrêter par un simple soufflement des narines. Les grands échassiers, les grands hérons lui jouent, en sourdine, avec leur long bec, un petit air de claquoir.
 
Mais il n’entrera pas chez l’horrible tribu singe de basse classe, autrement dit : singe à queue prenante. Ça, c’est le rebut et la honte de l’animalité universelle.
 
Chaque race a ses hontes… Il y a chez ceux de la race d’hommes de honteux troglodytes qui vivent enfermés dans des trous de pierre, toujours assis sur leur derrière, avec des cheveux jusqu’aux talons ; comme il y a d’étonnants Esquimaux à cuisses de peau de phoque, comme il y a des nègres, des nègres qui osent mettre des faux-cols blancs. Si Balaoo était quelque chose parmi ceux de la Race, si jamais, un jour, il se réveillait avec des pieds de souliers convenables, il ferait des conférences dans le monde entier pour que les nègres n’aient le droit que de mettre des faux-cols noirs.
 
Mais les singes de basse classe à queue prenante, c’est la honte des hontes de tout !
 
Un anthropopithèque peut fréquenter toute la création, du haut en bas, sans déchoir, mais il ne peut fréquenter ça !…
 
Si lui, anthropopithèque de la forêt de Bandang, faisait une chose pareille, aucun anthropoïde oriental ne lui pardonnerait, et Gabriel lui cracherait au visage, en apprenant une chose pareille… carrément !
 
Balaoo, après être allé dire bonsoir aux fouines et avoir exploré les alentours et promené son odeur de fouine, est revenu à la maison des féroces.
 
Rien qu’à la façon dont il tourne la clef dans la serrure, ils savent que c’est lui ! Et il y a du remue-ménage dans les cages, avant même qu’il ait fait le premier pas dans le corridor. S’ils se sont promis, ce soir, un bon palabre avec Balaoo qui leur raconte toujours des histoires extraordinaires d’hommes, ils se sont trompés. La visite est courte. C’est à peine si on a le temps de se dire bonjour, bonsoir. Et Balaoo ressort, avec un camarade à peu près de sa taille, qu’il tient par la main.
 
C’est Gabriel, le grand chimpanzé oriental.
 
Entre eux d’abord nulle parole.
 
Gabriel voit bien, à l’air et au silence de Balaoo, que son ami est triste et a de la peine.
 
Gabriel, doucement, serre la main de Balaoo pour lui faire comprendre que, sans savoir, il compatit à son chagrin. Au tournant des otaries, Gabriel veut poser une question, mais Balaoo lui ferme la bouche d’un bref et impatient : Woop ! (je t’en prie, tais-toi !) Et Gabriel, voyant son ami d’une humeur si désolée, lui serre encore la main fort… fort…
 
« Tourôô ! C’est bon, la main d’un ami ! » pensa Balaoo.
 
Balaoo n’avait pas d’ami parmi les hommes, pas de camarades. Il redoutait leur familiarité comme le plus grand danger qui le menaçait. Il cachait sa honte sous son intransigeante fierté.
 
Enfin, depuis deux mois surtout, il lui semblait bien qu’on lui mesurait le temps qu’il pouvait passer auprès de Madeleine.
 
Quand il n’était pas avec Coriolis, qui était son maître, avec Gertrude qui était sa domestique, avec Zoé, qui était sa petite esclave, il était tout seul… tout seul avec la pensée de Madeleine et sa honte à lui.
 
 
Les nuits sont terribles à passer. Une fois qu’il avait trouvé quelque consolation dans la société des grands fauves de la ménagerie et que Gabriel, débarqué depuis peu derrière les grilles de la civilisation, avait prêté une attention des plus flatteuses à tout ce qu’avait raconté Balaoo, la pensée était venue à celui-ci de se faire un camarade du chimpanzé. Avec lui, il s’entendait bien, il avait beaucoup moins de mal qu’avec les autres à traduire ce qu’il appelait sa pensée d’homme en langage de bête. Ils avaient des tournures de phrases communes, des idiotismes communs qui les ravissaient et sentaient leur forêt de Bandang d’une lieue. Java, mère mystérieuse et farouche, avait coulé le même sang dans leurs veines.
 
Balaoo tenait toujours Gabriel par la main. Gabriel était le plus docile des amis, sortant quand on venait le chercher et ne faisant point de difficultés pour rentrer quand on le ramenait. Car Gabriel se rendait bien compte qu’il ne pouvait rien, chez les hommes, sans Balaoo. Et Balaoo ne voulait pas avoir d’ennui à cause de Gabriel. C’était bien entendu. Tourôô ! Ils glissèrent ainsi jusqu’à la demeure abandonnée aux papillons morts. Souvent tous deux avaient passé là des heures à bavarder, sûrs de n’être dérangés par personne. C’est là que Balaoo, bien avant de risquer les premiers pas de Gabriel dans la nuit d’hommes, avait fait ses dernières recommandations et donné ses suprêmes leçons de maintien devant une glace à trumeaux qui datait de Mme de Pompadour.
 
Et c’est au fond d’un vieux placard où Cuvier avait peut-être jadis mis ses hardes que Balaoo avait suspendu le complet-veston fort correct dont il avait fait cadeau à Gabriel et dont celui-ci se vêtait toujours orgueilleusement, avant leurs escapades.
 
Ils pénétraient là-dedans par des moyens à eux, des moyens de fenêtres et de gouttières.
 
Et ils en sortaient sans se salir.
 
Balaoo n’était plus le voyou du grand hêtre de Pierrefeu qui revenait à la maison d’homme, avec un fond de pantalon déchiré. Son pantalon, en dépit de tous ses exercices, n’avait jamais d’autre pli que celui qu’il fallait. Balaoo tenait à ce que Gabriel eût autant de soin que lui-même de ses affaires.
 
Tous deux portaient aussi le petit chapeau mou de feutre noir qui était alors à la mode. Enfin, Balaoo avait fait don à Gabriel d’une magnifique paire de lunettes. L’un avec son monocle, l’autre avec ses lunettes, pouvaient aller dans le monde sans craintes d’avanies.
 
Mais il fallait se méfier des chiens.
 
Balaoo et Gabriel, derrière la grille d’entrée qui donne en face de la Pitié, vêtus convenablement comme des jeunes hommes, attendent sans se presser que ça ne sente plus le gardien de la paix.
 
Soudain :
 
– Allons-y, fait Balaoo.
 
Deux temps, trois mouvements, la grille est franchie. Mais ils ne s’attardent pas. En trois bonds, ils sont dans la rue Lacépède. Là, ils respirent. Et, posément, correctement, ils débouchent dans la lumière des trottoirs de la rue Monge.
 
Rien de particulier jusqu’à la rue des Écoles. Ils marchent gentiment, toujours en se tenant par la main.
 
– Écoute, maintenant je vais te lâcher la main, Gabriel, parce que nous arrivons dans un quartier chic et qu’on ne se tient plus par la main à notre âge. Mais fais bien attention. Ne me quitte pas. Fais tout ce que je fais ; et surtout, ne fais pas le malin.
 
Lors des premières sorties, c’étaient là des recommandations superflues. Gabriel, tout tremblant et tout anxieux, se contentait d’imiter tous les gestes de Balaoo (ce qui, du reste, un soir, les avait fait remarquer et passer, aux yeux de certains, pour des rastas facétieux) ; mais maintenant, Gabriel commençait à prendre de l’aisance et Balaoo redoutait ses initiatives.
 
– Ne fais pas le malin, répéta-t-il… et gare aux chiens !
 
Car, encore une fois, Balaoo n’a peur que des chiens sur toute la terre. Peur n’est pas assez dire, il en a horreur. Quand il en voit un, il pâlit et se sauve. Il monte dans un tramway, se jette dans une voiture qui passe à vide et crie n’importe quoi au cocher : « Bandang ! » par exemple. Il perd son sang-froid. Aussitôt qu’un chien le voit, c’est pour regarder illico les pieds de Balaoo. On dirait qu’il sait, qu’il devine ce qu’il y a dans les souliers de Balaoo, et, alors que ce chien respecte les souliers de tous les autres passants, il n’a de cesse (si Balaoo n’est pas assez malin pour se retirer à temps) qu’il n’ait entrepris, de ses dents impatientes, le cuir des souliers de Balaoo.
 
– La crainte des chiens, explique Balaoo à Gabriel (dans un langage singe rapide et très complet, car il s’accompagne d’une pantomime du visage et des mains, significative aussi bien pour les singes que pour les hommes qui terminent, eux aussi, leurs mots avec les mains et les grimaces du visage), la crainte des chiens est le commencement de la sagesse. Patti Palang-Kaing met les hommes et les chiens dans le même sac. Patti Palang-Kaing dit, dans son livre de la forêt : « Ne te fie pas à leur air de bête, à leur langue pendante, à leur queue en trompette et à leur façon de se promener pour leur propre plaisir en respirant la bonne odeur de la terre. Ils travaillent pour les hommes en dessous, comme des traîtres, et te planteront carrément leurs crocs dans la gorge pour un simple merci d’homme. »
 
– Patti Palang-Kaing parle des gros chiens de chasse, mais pas des petits chiens que l’on rencontre dans les cafés, fit observer Gabriel, en se grattant le bout du nez, ce qui lui valut un coup de badine de Balaoo.
 
– Oh ! les petits chiens dans les cafés sur les genoux des dames sont bien embêtants aussi. Tant qu’on est dans la salle, ils ne cessent pas d’aboyer. Moi, je regarde toujours avant de m’asseoir s’il n’y a pas, quelque part, un petit chien.
 
Justement, ils passaient devant la brasserie Amédée, et un petit chien, qui était sur les genoux d’une dame à la terrasse, se mit à japper furieusement.
 
– Sauvons-nous ! ordonna Balaoo.
 
Et il reprit la main de Gabriel pour l’entraîner sur l’autre trottoir ; mais le petit chien avait été plus rapide que leur fuite, et, bondissant des genoux de la dame, il avait déjà les dents aux mollets de Gabriel qui, sans patience, lui détacha un bon coup de talon sur la gueule et le tua net.
 
La chose fut si rapide que Balaoo n’eut pas le temps d’intervenir : « Ah ! bien, c’est fini ! pensa Balaoo, en constatant le dommage, nous voilà propre ! »
 
En effet, ils furent entourés en un instant, pendant que la dame ameutait contre eux tout le quartier en poussant des cris déchirants.
 
Tous les consommateurs s’étaient levés comme un seul homme en les traitant de sauvages, de bêtes féroces. Les demoiselles d’étudiants leur cassaient sur le dos leurs ombrelles et leurs parapluies. Un monsieur tendait sa carte à Gabriel.
 
Balaoo n’avait pas lâché la main de Gabriel qui tremblait et claquait des dents. Gabriel était surtout effrayé par les yeux du monsieur qui lui tendait sa carte.
 
– Ah ! les sales rastas[17] ! criait-on.
 
– Réponds pas ! conseillait Balaoo, qui semblait avoir l’expérience de ces sortes d’émeute, pour avoir sans doute bien malgré lui, au cours de ses escapades nocturnes, déchaîné plus d’une fois les colères populaires. Réponds pas ! et recule ! (Balaoo, pas à pas, reculait, entraînant Gabriel.) Recule sans rien dire et surtout ne les touche pas !
 
Mais la foule suivait leur mouvement. Et le monsieur à la carte ne les lâchait pas d’une semelle, mettant avec obstination son carré de bristol sous le nez de Gabriel. Gabriel ne put s’empêcher de souffler sur la carte qui le chatouillait (de souffler avec son nez), et cela fit du joli. Le monsieur hurla que ce misérable assassin, ce lâche qui ne voulait pas se battre, lui avait craché dans la figure.
 
Un monôme d’étudiants, qui descendait la rue Champollion, vint ajouter au vacarme et à la confusion. Balaoo (toujours à reculons, car il savait où il allait et toujours en entraînant Gabriel) eut l’idée géniale de prendre la carte du forcené et de lui déclarer qu’il pouvait s’attendre à recevoir leurs témoins, le lendemain matin. Cédant toujours à la poussée, ils furent bientôt contre le mur du musée de Cluny (Balaoo n’attendait que cela).
 
– Hop ! fit-il. (Hop ! pour sauter. C’est la même chose en singe et en homme : voyage de M. Philippe Garner aux forêts équatoriales.) Hop ! Gabriel comprit. Un peu de lierre était là, grimpant jusqu’à une gargouille. Balaoo et le chimpanzé étaient déjà dans le jardin du musée que les autres se demandaient encore par où ils étaient passés. Quand ils comprirent, ils augmentèrent leurs clameurs. Une fenêtre du musée s’entrouvrit, et un poète (M. Haraucourt) se pencha au-dessus de la rue pour déclarer qu’il lui était impossible de travailler.
 
On lui expliqua qu’il y avait deux bandits dans son jardin. Alors il réveilla tous les gardiens, mais on ne trouva personne derrière les vieilles pierres de Julien l’Apostat.
 
La foule, en commentant diversement les événements, retourna prendre des bocks à la brasserie Amédée.
 
Pendant ce temps, à la terrasse d’un café qui faisait le coin de l’avenue Victoria et de la place du Châtelet, assis bien tranquillement dans un coin d’ombre où on pouvait boire à son aise (avec ses doigts), Balaoo disait à Gabriel :
 
– Tu vois ce qui peut arriver avec les chiens. Moi, j’avais un système à Saint-Martin-des-Bois. Pour ne pas avoir d’ennuis, je les avais tous pendus. On a cru à une maladie des chiens, et personne n’a plus eu de chiens dans le pays et j’ai été bien tranquille. Mais à Paris, il y en a trop !
 
– La dernière fois, tu m’avais promis de me conduire chez Maxim, dit Gabriel. Est-ce qu’il y a des chiens ?
 
– Non ; mais tu ne pourras pas boire avec tes doigts.
 
Balaoo, au commencement, s’était bien promis d’entreprendre l’éducation parfaite de Gabriel, mais ça n’avait été là qu’une velléité de son imagination complaisante. Et quand ils étaient sûrs d’être tout seuls, dans l’ombre d’une terrasse, le chapeau sur les yeux, ils buvaient tout de suite leurs bocks avec leurs doigts, tous les deux (on trempe ses doigts dans le verre et on suce). Ça soulageait Balaoo de bien des contraintes.
 
Sur cette terrasse du Châtelet, tout alla bien jusqu’à l’arrivée du marchand de cacahuètes.
 
Balaoo eut la douleur de voir Gabriel bondir sur cet honnête homme et lui ravir, en un tour de main, sa marchandise.
 
Fou d’épouvante, le marchand de cacahuètes, qui avait cru sa dernière heure venue, se contenta de se ramasser du ruisseau où il avait roulé et de se sauver à toutes jambes à la recherche d’un sergent de ville.
 
Il en trouva un qu’il amena à pas lents, jusqu’à la terrasse du café où le drame venait de se dérouler.
 
Les paisibles clients, effarés, lui apprirent que son voleur était parti avec un monsieur qui avait déclaré qu’il répondait de tout, mais qui n’avait pas payé les consommations.
 
Quant aux garçons qui avaient réclamé leur dû, ils déclaraient avoir eu la sensation bien nette que ce client indélicat allait les mordre.
 
Pendant que monsieur l’agent, tout en prenant des notes sur son calepin, conseillait à ces gens de parler chacun son tour et que le plaignant se lamentait sur une marchandise qu’il ne devait plus jamais revoir, Balaoo et Gabriel (comme ne cessent de le conseiller les sergents de ville) circulaient depuis longtemps.
 
Assis sur l’impériale du tramway Montrouge-Gare de l’Est, le panier entre eux deux, ils appréciaient la douceur du temps, la fraîcheur des feuilles toutes neuves aux arbres du boulevard, le charme de cette soirée de printemps et l’excellence des cacahuètes.
 
Balaoo attendait, pour « faire des représentations » à Gabriel que le panier fût vide, ce qui advint à la hauteur de la prison Saint-Lazare.
 
Comme Gabriel proposait alors de descendre du tramway pour se mettre le long des terrasses de cafés, à la recherche d’autres marchands de cacahuètes, Balaoo crut le moment venu de lui exposer les dangers de sa conduite.
 
Balaoo avait pris sa voix sévère pour lui dire que, s’il continuait à voler des cacahuètes, il irait en prison. Et il lui expliqua, en lui montrant les murs d’en face, ce que c’était qu’une prison d’hommes.
 
Gabriel ne put s’empêcher de frissonner devant l’horrible bâtisse. Il songeait à sa grande cage si gaie du jardin des Plantes parmi les arbres et les fleurs, où il recevait la visite quotidienne des nourrices de petits d’hommes et des guerriers aux jambes écarlates.
 
Il promit à Balaoo tout ce que celui-ci voulut, pourvu qu’il le conduisît chez Maxim. Balaoo lui en avait parlé comme le meilleur café de Paris pour les bananes et les ananas ; seulement, il fallait savoir s’y tenir tranquille parce que c’était très bien fréquenté.
 
– Je veux bien te conduire chez Maxim, répondit Balaoo, mais tu comprends que, si tu te jettes sur les bananes et sur les ananas comme tu t’es jeté sur les cacahuètes, ça finira par faire du vilain. Il faut attendre qu’on vous serve et ne pas croire que tous les plats qui passent sont pour vous !
 
Gabriel attesta Patti Palang-Kaing qu’il garderait les mains dans ses poches.
 
Une demi-heure plus tard, ils entraient chez Maxim, descendant d’une auto-taxi qui, n’ayant pas été payée, les attendit, comme il convient, devant la porte.
 
Balaoo et Gabriel, timides, ne s’étaient point senti le courage de déranger toutes les belles personnes qui encombraient l’allée du milieu. Balaoo, qui s’était déjà risqué dans l’établissement deux ou trois fois (parce qu’il en avait entendu parler à la conférence Bottier entre l’affirmative et la négative), Balaoo avait, du reste, son petit coin préféré, en entrant à gauche, derrière la porte. C’est là qu’on était le moins remarqué et le plus tranquille pour manger les bananes et les ananas.
 
HENRY
 
(le gérant, qui voit entrer Balaoo et son ami)
 
Ah ! voilà le professeur hindou. À un garçon. Baptiste, portez un ananas au professeur hindou. (Dans les bonnes maisons, il suffit qu’un client vienne deux fois, pour que l’on soit tout de suite au courant de ses goûts et de ses habitudes.) Ah ! n’oubliez pas non plus les bananes !
 
Baptiste s’éloigne pour exécuter les ordres et revient presque aussitôt.
 
BAPTISTE
 
Le professeur hindou voudrait vous parler. Je ne comprends pas ce qu’il me demande.
 
HENRY
 
Il parle pourtant français ?
 
BAPTISTE
 
Oui, mais il me demande du riz cru. Je ne peux pourtant pas lui donner du riz cru.
 
HENRY
 
Du riz cru ? (Il va à la table où sont assis Balaoo et Gabriel. Il salue.) Vous avez commandé, messieurs ?
 
BALAOO
 
(découpant un ananas pour Gabriel)
 
Voilà. J’ai amené un ami. Mon ami serait très heureux de manger un peu de riz. Pourriez-vous nous faire donner du riz ?
 
HENRY
 
(toujours très correct et ne s’étonnant jamais de rien)
 
Mais parfaitement, monsieur. Le voulez-vous au lait ? Le voulez-vous en potage ? En croquettes ou en gâteaux ? Voulez-vous du riz au gras ?
 
BALAOO
 
(donnant la moitié de l’ananas à Gabriel)
 
Nous le voulons cru.
 
HENRY
 
Tout cru ?
 
BALAOO
 
Oui, tout cru, dans un saladier. Ça n’est pas difficile. Vous remplissez un grand saladier de riz cru, vous nous l’apportez, et nous, nous versons du champagne dedans.
 
HENRY
 
Ah ! je comprends, c’est un plat hindou ! ce doit être délicieux, il court commander le plat.
 
BALAOO
 
(à Gabriel)
 
Tâche de manger proprement, on nous regarde, ça n’est pas difficile de manger un ananas proprement.
 
GABRIEL
 
(la bouche pleine)
 
Ici, il n’y a pas de chiens, mais il y a beaucoup de dames.
 
BALAOO
 
Prends garde aux dames, il y en a qui sont aussi embêtantes que les chiens. Si elles te parlent, ne leur donne pas de coups de talon ; laisse-moi répondre.
 
GABRIEL
 
(qui a fini son ananas, mange les cure-dents sans que Balaoo s’en aperçoive)
 
Woop ! Tu peux y compter…
 
UNE DAME
 
(qui passe) Tiens ! voilà le professeur hindou. Il a amené son singe, ce soir.
 
BALAOO
 
(pâle de rage)
 
Je connais, dans la forêt de Bandang, des guenons qui sont plus belles que vous, madame !
 
LA DAME
 
(qui s’arrête)
 
Qu’est-ce que vous dites ?
 
BALAOO
 
(affectant de ne point regarder la dame, les yeux au plafond)
 
Sachons sourire, sourire à la vie, sourire à nos devoirs, sourire même à nos peines.
 
LA DAME
 
Je ne vous demande pas tout ça ! Espèce de mal élevé !… Elle passe très digne.
 
BALAOO
 
(la suivant des yeux)
 
Goek ! (Va-t-en.) Elle sent la bosse de bison !
 
Mais la vue de ces femmes effrontées et qui sentent si fort le ramène par une fatale antithèse à la pensée d’une jeune femme d’homme qui sent comme le printemps quand les violettes poussent entre les racines moussues du grand hêtre de Pierrefeu. C’est en vain qu’il a essayé de se distraire avec les cacahuètes, le chien mort et tous les incidents créés par l’inexpérience et la charmante naïveté de Gabriel, au long du chemin ; la triste pensée anxieuse de la jeune femme d’homme lui cuit le cœur sournoisement, comme lui brûle l’estomac, quand il vide à lui tout seul un pot de cornichons.
 
GABRIEL
 
(qui a fini de manger les bananes, l’ananas et les cure-dents)
 
Il n’y a plus rien à manger ?
 
BALAOO
 
Je suis décidé à faire la noce. Je t’offre un saladier de riz au champagne ! J’attends. (Au sommelier qui vient aux ordres.) champagne ! de la tisane de champagne ! (montrant Gabriel) à cause du petit !…
 
GABRIEL
 
(qui mange les allumettes)
 
C’est bon, le champagne ?
 
BALAOO
 
(lugubre)
 
Ça pique dans le nez et ça fait marcher de travers.
 
GABRIEL
 
(qui a fini les allumettes et qui maintenant mange la boîte)
 
Comme tu me dis tout cela tristement, Balaoo !
 
BALAOO
 
(sinistre)
 
L’homme de Saint-Martin est revenu.
 
GABRIEL
 
(le plaignant)
 
Phch ! Phch !
 
BALAOO
 
(s’essuyant discrètement un œil au coin de sa serviette)
 
Wohoup ! Wohoup ! (Hélas ! Hélas !)
 
GABRIEL
 
(s’emparant avec la rapidité de l’éclair des petits bâtons que l’on vient d’apporter, pour épurer, de son gaz, le champagne)
 
J’avais bien vu que tu étais triste, va ! Phch ! Phch ! (Il lui serre la main sous la table.)
 
BALAOO
 
(prêt aux larmes)
 
Douce est la chaleur de ta main… Tourôô… tourôô !… dans le sens de merci. Je Suis bien malheureux, Gabriel. Gabriel mange les petits bâtons. Qu’est-ce que tu manges ?
 
GABRIEL
 
(pâlissant)
 
Rien !…
 
BALAOO
 
(lui ouvrant la bouche)
 
Montre voir ! (Il referme la bouche de Gabriel.) Ah ! ce sont les petits bâtons du champagne. Tu as bien raison. Ils ne valent rien avec le champagne, ils lui enlèvent tout son piqué dans le nez. Il vaut mieux les manger tout seuls.
 
GABRIEL
 
Regarde ce que cette dame a sur son chapeau. Est-ce que c’est bon à manger ?
 
BALAOO
 
(les yeux brillants)
 
Oh ! la magnifique paille de riz ! Mais retiens-toi ! Moi aussi je mangeais les chapeaux quand j’étais petit, tous les chapeaux d’été de Madeleine, car les chapeaux d’hiver, ça ne vaut rien, et puis j’ai grandi et je laissais ses chapeaux tranquilles… J’attendais qu’elle me donnât à manger dans sa main… Wohoup ! Où est-il le temps où je mangeais dans la main de Madeleine ?… le temps où je la voyais arriver dans le verger de ma jeunesse ?… Elle y était comme un bouton de rose. Elle ressemblait aussi à la perdrix qui court vers son petit ; mais la perdrix a un corsage moins beau et une démarche moins légère. Sa voix était douce comme le chant des bengalis.
 
GABRIEL
 
Je ne comprends pas tout ce que tu dis, mais mon cœur est dans ta poitrine !…
 
BALAOO
 
(lui serrant la main sous la table)
 
Tourôô ! (dans le sens de : merci) Qu’est-ce que tu as dans la main ?… Il regarde. Où as-tu pris ce cigare-là ?
 
GABRIEL
 
Dans la boîte, pendant que le monsieur ne regardait pas… (Le garçon a repris la boîte de cigares et s’éloigne en les comptant discrètement.)
 
BALAOO
 
Qu’est-ce que tu vas en faire ?
 
GABRIEL
 
Le manger…
 
BALAOO
 
Au dessert ! Tu m’en donneras la moitié. Tiens ! Voilà notre saladier de riz et notre champagne ! (On sert ces messieurs ; Henry a tenu lui-même à apporter le saladier.)
 
HENRY
 
J’ai suivi les ordres de ces messieurs. Il est cru. J’ai fait fondre au fond du saladier trois morceaux de sucre. Est-ce assez ?
 
BALAOO
 
(hésitant et puis se risquant tout de même)
 
Dites-moi, Henry ? vous n’avez pas de la canne à sucre ? (Geste négatif d’Henry qui s’amuse.) Remuez, Henry !… Remuez, comme pour la salade. (Henry remue le riz dans le saladier.) Pendant ce temps-là, je vais verser.
 
HENRY
 
Est-ce assez remué ?
 
BALAOO
 
Oui, c’est dommage que vous n’ayez pas de la canne à sucre !
 
HENRY
 
(souriant)
 
Monsieur plaisante !
 
BALAOO
 
(furieux)
 
Gock !
 
(Henry s’éloigne. Balaoo étend la main du côté de la bouteille de champagne que le sommelier débouche. Mais, distrait par les grimaces de Gabriel, le sommelier laisse partir le bouchon qui va frapper le plafond en faisant un bruit de poudre à canon. Aussitôt Gabriel, épouvanté, a franchi en un seul bond l’espace qui sépare la table où il est assis du bar qui est en face.)
 
GABRIEL
 
(se cachant derrière le bar, d’une voix déchirante)
 
Brout ! Brout ! Wohoup out ! (Grâce ! Grâce ! Hélas ! Grâce !)
 
LES CLIENTS
 
(en chœur)
 
Qu’est-ce qu’il y a ?… Qu’est-ce qu’il y a ?…
 
UNE DAME
 
Mais c’est le singe des Folies-Bergères !
 
TOUS
 
Il lui ressemble.
 
Sur quoi, la dame s’étant trop approchée de Gabriel, celui-ci, affolé, lui enlève prestement son beau chapeau de magnifique paille de riz qu’il se met illico, n’écoutant plus que son instinct, à dévorer. En voyant disparaître entre les dents de l’anthropoïde le chef-d’œuvre de la rue de la Paix, la dame, l’ami de la dame et le garçon poussent des clameurs déchirantes. Mais Balaoo a jeté le cri de guerre, le cri d’appel de la forêt de Bandang, et d’un nouveau bond Gabriel l’a rejoint. Tous deux sont déjà dehors quand le plus illustre client de chez Maxim arrive tout juste pour calmer le personnel en émoi :
 
– Vous voyez bien, dit M. B…, que c’est le maharaja de Karpurthagra, qui se promène avec son singe !…
 
Pendant ce temps, l’auto, qui les amena, les remporte au plus vite ; le chauffeur, qui a très peu vu la figure de ses voyageurs dans l’obscurité, croit ses clients un peu « bus ».
 
Quand ils furent arrivés à la grille du Muséum, Balaoo prouva au chauffeur que le maharaja de Karpurthagra avait fait, cette nuit-là, une telle noce qu’il ne lui restait plus, au fond de ses poches, qu’une infime monnaie. Le chauffeur n’en voulut point entendre davantage. Il se déclara le serviteur du maharaja et annonça qu’il viendrait se mettre à ses ordres vers onze heures du matin ; puis il disparut après avoir salué monseigneur. Si Balaoo avait été vraiment gai, ce soir-là, il n’eût point manqué de crier au chauffeur :
 
– Vous demanderez M. Gabriel, la troisième cage à gauche !
 
Mais Balaoo n’était pas vraiment gai…
 
Ayant franchi les grilles avec Gabriel, il marchait la tête basse et plus triste que jamais, en dépit d’une aussi belle soirée.
 
Ils arrivèrent devant l’étang des otaries, à l’heure où l’aurore commence de dissiper les ténèbres de la nuit. Gabriel, qui craignait d’être grondé, ne disait rien. Mais Balaoo ne songeait guère à faire de la peine à Gabriel. Il le fit asseoir sur la terre, près de lui ; il lui prit la main, et frissonna et soupira. Et il dit des mots d’homme que Gabriel ne comprenait pas. Mais il les disait si tristement que Gabriel en avait les larmes aux yeux.
 
BALAOO
 
Écoute, Gabriel. Au printemps, je lui ai fait cadeau des premières branches fleuries. Alors elle m’a regardé et m’a dit : « Mon pauvre Balaoo ! » Et ce fut tout ! Oui… pauvre Balaoo ! Balaoo pleure. Balaoo est le plus à plaindre des créatures de Patti Palang-Kaing…
 
GABRIEL
 
Woop ! (Dans le sens de : Je t’en prie, calme-toi.)
 
BALAOO
 
(serrant la main de Gabriel)
 
Il n’y a que toi qui me comprennes, sur la terre, Gabriel. Je vais te dire une chose que je n’ai jamais dite à personne, pas même à elle.
 
Mais nous pleurons ensemble, toi et moi. Ainsi les plantes faibles s’entrelacent pour résister à la tempête.
 
GABRIEL
 
Wohoup ! Wohoup ! (Hélas ! Hélas !)
 
BALAOO
 
C’est une chanson que j’ai faite. Écoute. Approche ton oreille. C’est une chanson en langue d’homme. Mais rien qu’à la douceur des mots, tu comprendras mon chagrin !
 
GABRIEL
 
Wohoup ! Wohoup !
 
BALAOO
 
(à l’oreille de Gabriel)
 
Patti Palang-Kaing ! Patti Palang-Kaing !
Écoute mon chagrin.
 
Je me suis promené dans le jardin d’homme,
Comme un de la race qui pleure.
Mais personne n’a vu mes larmes,
Pas même celle pour qui je meurs.
Mais elle a entendu mon cœur
(Qui soupirait dans son malheur),
 
Et elle a dit à l’autre qui levait le nez en l’air :
« Ce n’est rien, c’est le tonnerre ! »
Patti Palang-Kaing ! Patti Palang-Kaing :
Écoute mon chagrin.
Si j’avais mes doigts liés,
Mes doigts de mains de souliers,
Je dirais à Patti Palang-Kaing :
Garde tes palétuviers,
Tes bananiers, tes mangliers,
Puisque j’ai mes doigts liés,
Mes doigts de mains de souliers.
Patti Palang-Kaing !
Balaoo ne regrette rien !…
Et je dirais à Madeleine,
Avec ma plus douce haleine :
« Madeleine, je veux,
Veux embrasser tes cheveux. »
Si j’avais mes doigts liés,
Mes doigts de mains de souliers !…
Hélas ! l’autre a dit : « Je veux,
Veux embrasser tes cheveux. »
Et moi, je ne dis rien !
Et je lui lèche la main !…
 
GABRIEL
 
(essuyant les larmes de Balaoo)
 
Pauvre Balaoo ! Pauvre Balaoo !
 
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à suivre.. chapitre 3
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Macrovision
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