Balaoo - L2/08
VIII
L’ATTAQUE
L’ATTAQUE
Tout à coup, un bond le jeta, assis devant le docteur qui faisait semblant de dormir et qui était si bien adossé à son arbre qu’il paraissait ne plus vouloir faire qu’un avec le tronc. Balaoo, un coude à la cuisse gauche et la joue dans la main droite d’en haut, dans la position d’un de la race qui pense, contemplait le prisonnier. À quoi pense Balaoo ? Pourquoi ces soupirs ? Ce tremblement ? Ce remuement des lèvres ?… Quelle est la phrase d’homme qui glisse de cette bouche animale ?… « Assez de crimes comme cela ! » Balaoo, malin, imagine que, s’il sauvait un de la Race, Madeleine lui pardonnerait peut-être d’avoir traîné par les pattes de derrière le noble étranger en visite jusqu’à l’arbre où il l’a pendu ? Et, ma foi, voilà Balaoo qui défait le nœud de braconnier et qui, oubliant tout à fait sa tenue d’anthropopithèque, tape sur l’épaule du docteur Honorat.
– Hop ! lui dit-il poliment.
Se lever ! Le quadrumane lui ordonne de se lever ! Le quadrumane le délivre ! Dans son cerveau stupide et apte aux déductions hâtives et sentimentales, le docteur, à cause de ce geste généreux, met déjà les bêtes bien au-dessus des hommes. Se lever, il ne demande que ça. Hélas ! il ne peut se lever, parce que ce singe, avec sa façon de s’exprimer humaine, lui a donné un coup sur la cervelle plus puissant qu’avec un épieu. Balaoo le soulève, Balaoo lui fait boire un coup de la liqueur de feu, reste du festin, au fond d’une gourde. Le bon Honorat soupire, s’appuie au bras du bon quadrumane… fait quelques pas, se sent plus rassuré et songe tout à coup qu’il va, peut-être, s’il veut reprendre des forces, ne plus mourir !…
Ces dernières forces, il les rassemble… Et, accroché au quadrumane qui le précède, si droit, si droit pendant que lui, homme, est quasi à quatre pattes sous la futaie, il entre sous les branches. Quelquefois le quadrumane le prend dans ses bras et l’emporte dans les arbres. Le docteur se laisse faire comme un bébé dans les bras de sa nourrice. Ah ! le bon quadrumane ! Enfin, voici un sentier… Balaoo l’y dépose… Oui, oui, le docteur se rappelle des histoires d’hommes des bois qui sont racontées dans les livres des voyageurs… Après tout, du moment que cet original de Coriolis avait chez lui un homme des bois, son aventure n’est peut-être pas aussi extraordinaire qu’elle en a l’air. Il est vrai que celui-là parle !… Eh bien ! pourquoi ne lui aurait-on pas appris à parler ?… Il y en a de ces savants, qui disent que ce n’est pas impossible !… Enfin, le principal, c’est que lui, le bon docteur Honorat, sorte le plus tôt possible de sa fâcheuse position.
Balaoo, sur le sentier, lui a indiqué la direction à suivre, et l’anthropopithèque s’en retourne, solennel, sans seulement attendre qu’on lui dise merci !… Délivré ! le docteur se met à courir comme un fou ! Comme un fou ! Comme un fou qu’il est certainement en train de devenir.
Depuis combien de temps court-il ?… Il ne doit plus être bien loin de la grand-route, maintenant ! Il est sauvé ! Soudain il s’arrête net. On lui a frappé sur l’épaule. Il reconnaît le coup de main du quadrumane. Il se retourne, très ennuyé ; Balaoo est, en effet, derrière lui :
– Tu ne m’avais pas dit, fait Balaoo qui est certainement aussi essoufflé que le docteur, que tu es d’un autre âge !
(Silence consterné du docteur).
BALAOO. – Du moment que tu es d’un autre âge, il faut revenir ! (Silence désespéré du docteur).
BALAOO. – Tant que tu seras d’un autre âge, on ne peut pas faire de mal à mes amis… Reviens donc vite… (Silence comateux du docteur).
Qui ne dit mot consent. Balaoo remporte sous son bras le docteur Honorat qui, un quart d’heure plus tard, se retrouvait au pied de son arbre, le nœud de braconnier à la patte et toute la tribu des Vautrin autour de lui, essayant de lui faire comprendre que Balaoo ne l’aurait jamais lâché s’il avait pu se douter, un instant de la valeur réelle d’un otage.
Maisle docteur Honorat ne devait plus jamais rien comprendre… Il s’était endormi du sommeil paisible de l’enfance… Le docteur Honorat était fou !…
Phoh !… Phoh !… Hack !… Hack !… Voilà l’ami Dhole aux yeux jaunes, la queue entre les jambes, claquant ses dents de loup… Hubert s’est jeté sur son fusil, mais Balaoo en a rabattu le canon.
– Qu’est-ce qu’il y a, Dhole ? Tu ne pourrais pas faire taire tes dents ?
– Est-ce qu’on peut venir par ici ? demanda Dhole à Balaoo en trois mots loups. La Race arrive ! Est-ce qu’il y a de la place pour mère Dhole et les petits ? On ne sait plus où se mettre dans la forêt !
Balaoo, qui connaît par cœur toutes les langues de la forêt, a compris tout cela qui tient dans trois mots loups. Il y a, sur les branches, un peu plus loin que la queue de Dhole, à ras de mousse, une grande paire d’yeux jaunes, larges comme des lunettes de mère-grand et, tout à côté, six petites étoiles perçantes, et, autour de cela, un grand bruit de dents qui claquent. C’est la famille Dhole qui a peur, derrière son chef.
– Nous sommes allés au grand hêtre de Pierrefeu, explique Dhole. Mais l’abri n’est pas sûr. Ceux de la Race qui accourent de tous les points de la forêt ne doivent pas en être bien loin. J’ai parlé à général Captain qui m’a dit que tu étais avec les Trois Frères à la clairière de Moabit ; alors j’ai pensé que tu voudrais bien parler pour nous aux Trois Frères. Jamais, les autres de la Race ne viendront jusque-là. On est bien tranquille ici, Balaoo, s’il te plaît !
Tout cela toujours en trois, ou quatre, ou cinq mots au maximum, et dans lesquels ceux de la Race qui ne savent que lire des livres, n’auraient entendu que des « Hack ! Hack ! » où ils n’auraient rien compris du tout, naturellement.
Balaoo parlait aux Trois Frères, et il y eut une discussion sérieuse sur la conduite à tenir. Dhole était le premier éclaireur annonçant l’attaque de l’ennemi. On lui en tint compte en lui permettant de caser sa famille dans un petit coin de Moabit, avec défense cependant de mordre les mollets nus de Zoé. Dhole n’avait pas fini de s’installer que l’ami As montrait le bout inquiet de son museau. Balaoo apprit de lui que les bêtes tremblaient de peur au fond de leurs trous et que certaines n’osaient même plus y rester, du moins celles qui, comme As, avaient vu les hommes enfumer les trous. Jamais on n’avait aperçu tant d’hommes à la chasse, surtout la nuit. Personne ne savait ce que ça voulait dire ; mais c’était bien inquiétant, ils avaient beau se cacher, ils avaient compté sans la lune, et on les voyait se glisser comme des serpents dans les herbes. Et puis, on les sentait de loin, car le vent arrivait en plein Saint-Martin-des-Bois.
Tout ça, c’était d’utiles renseignements à donner aux Trois Frères : Balaoo les leur transmit. As eut le droit, lui aussi, de s’asseoir en rond dans un coin de Moabit ; mais il choisit le coin opposé à celui de la famille Dhole avec laquelle il était en mauvaise intelligence. As n’avait pas de famille. Depuis qu’il était au monde, il faisait le garçon.
Au milieu de Moabit, Élie, Siméon, Hubert, Zoé, Balaoo palabraient. Ils étaient tous d’accord pour trouver que ceux de la Race qui se servaient de la parole pour mentir et transgresser des serments étaient plus méprisables que la vache de la prairie qui ne savait que se laisser traire par des mains mercenaires.
À ce moment, une famille de chevreuils à trois pointes, le père, la chevrette et leur petit broquart vinrent du côté opposé à Saint-Martin. Ils s’arrêtèrent au bord de la clairière sur leurs pattes frémissantes, ne sachant plus où aller, montrant déjà l’écusson blanc sous la queue, tournant casaque à cause des hommes. Mais, de quel côté fuir ? Des hommes, il y en avait partout ! Balaoo les siffla et ils grelottèrent de terreur pendant qu’il allait à eux avec de douces paroles. Il aurait voulu les interroger, eux aussi, mais il n’en eut pas le temps. Il y eut un grand bruit lointain qui s’approchait. Toute la forêt paraissait froissée par mille ailes et mille pattes, et les branches par terre craquèrent comme du bois sec qui brûle. Et, d’un coup, Moabit s’emplit de la troupe innombrable des bêtes épouvantées. Elles se précipitaient comme aveuglées dans la forêt et tournaient, tournaient comme des animaux qu’on fouette dans un cirque. Les lapins arrivaient par bataillons. On marchait dessus. Et toutes les branches des arbres étaient pleines d’oiseaux. Un vieux cerf leva vers la lune sa ramure désespérée. Une famille de sangliers avec ses marcassins avait tellement peur, qu’oubliant toute précaution, elle se laissa choir dans un trou sans fond de la vieille carrière. C’est en vain que Balaoo essayait de calmer tout ce monde, en affirmant que ceux de la Race n’oseraient jamais s’aventurer au-dessus des carrières de Moabit. Ce n’était dans tout le cirque que pleurs et gémissements, à cause aussi de la présence des Trois Frères dont on se serait bien passé. Il est vrai que les Trois Frères ne tuaient jamais les bêtes devant Balaoo, et toute la forêt savait cela.
Hubert fit taire Balaoo qui recommençait à vouloir donner de la confiance aux foules, et lui dit à l’oreille :
– On voit bien que tu n’as jamais fait ton service militaire. Ils iront jusqu’où on leur dit d’aller. C’est ça la consigne. Et tu verras qu’ils viendront jusqu’ici.
– Tant pis pour eux ! fit simplement l’anthropopithèque.
Sur quoi il demanda à ce qu’on lui fit place sur un arbre, et il grimpa jusqu’à la cime. Il en redescendit presque aussitôt.
– Les voilà, dit-il, attention !
Et, comme il avait remis son pantalon, il l’ôta, pour être plus à son aise.
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à suivre.. chapitre 9
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Macrovision
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