Balaoo - L2/07

 
VII

EN ATTENDANT LE SECOND PETIT DOIGT
La nuit est venue sur la forêt. Il est entendu qu’on coupera le second petit doigt du docteur aux premiers feux de l’aurore et que Zoé le portera à M. le préfet, à dix heures, heure convenue pour les résolutions du lendemain. Quand le gouvernement verra avec quel empressement les Trois Frères découpent les docteurs en morceaux, certainement il s’empressera d’accorder à ces messieurs ce qu’ils demandent.
 
Ce n’est pas encore cette nuit-ci que le docteur dormira. Il a été averti de son sort et son angoisse est extrême. Il n’a voulu manger de rien. Du reste, il a la fièvre, ce qui est bien compréhensible, et il n’est qu’un petit tas de peur au pied de l’arbre, dans la nuit muette.
 
Cette clairière de Moabit n’était plus maintenant qu’un trou noir, terrible comme un antre, profonde comme un puits.
 
On ne savait jamais si les lianes sur lesquelles on mettait le pied n’allaient point s’enfoncer et vous engloutir pour toujours. Un simple tapis de mousse, dont on ne se méfie pas, pouvait être tout simplement le rideau jeté sur l’entrée à pic d’une carrière abandonnée depuis le commencement de l’histoire de France et où les Trois Frères rangeaient peut-être leurs économies et leurs provisions, au milieu de squelettes d’animaux sans nombre.
 
Le fait est qu’Élie, Siméon, Hubert avaient disparu tout d’un coup, sans que le docteur fût capable de pouvoir dire comment ; et cela, bien avant la nuit noire. Zoé seule était restée là à veiller le prisonnier. Quant à Balaoo, il venait de se dresser dans l’ombre, prêt à regagner son échauguette du grand hêtre de Pierrefeu. Zoé, la voix mouillée, lui dit :
 
– Tu t’en vas, Balaoo ?
 
– Oui, répondit-il, tout adouci et un peu triste, je m’en vais. C’est plus prudent. S’il y a quelque chose de nouveau, je ferai le tonnerre, et alors il faudra faire les morts dans le trou. Si les hommes approchent du côté de Moabit, je frapperai sur ma poitrine trois coups, comme ça…
 
Et il se décocha trois terribles coups de poing sur sa poitrine qui résonna comme une cloche de bronze.
 
– Ça, ça voudra dire : attention à Moabit ! Compris ?
 
– Compris, dit Zoé, mais ils n’auront pas le toupet de faire quelque chose avant demain dix heures. Ils me l’ont promis.
 
– On ne sait jamais avec ceux de ta race ! grogna Balaoo !
 
– Oui, oui, au fond, je sais bien que tu nous méprises, murmura Zoé.
 
– Non, pas tes frères, parce qu’ils sont de la Race sans en être et qu’ils voient clair la nuit. Ceux-là, ils m’ont plu tout de suite. Et aussi, parce qu’ils ont un nez qui sent tout dans la forêt et qu’ils ne confondraient pas, bien sûr, la piste d’un lapin avec celle d’un éléphant, comme les autres de la Race qui ne savent rien que lire dans les livres. S’ils n’avaient pas de livres, je me demande ce qu’ils feraient… ce que mon maître Coriolis ferait ! Tandis que tes frères, ils n’ont besoin de rien. Ils sont comme les bêtes qui savent tout et à qui on n’en fait pas accroire, dans la forêt. Tes frères, je les aime bien. Ils auraient été heureux comme tout, s’ils étaient nés dans la forêt de Bandang.
 
– Tu parles toujours de ta forêt de Bandang, Balaoo ! Tu la regrettes donc bien ?
 
– Des fois !
 
– Et moi, osa interroger la voix tremblante de Zoé : m’aimes-tu ?
 
– Toi tu ne comptes pas, tu es une femme d’homme !
 
– Écoute, Balaoo, je connais une femme d’homme qui n’a qu’à se promener dans la forêt en disant : Balaoo ! Balaoo ! et Balaoo accourt d’aussi loin qu’il est et aussi vite qu’il peut.
 
– Celle-là, souffla Balaoo, nerveux, celle-là, vois-tu, tu ferais mieux de ne pas en parler et ne prononce jamais son nom devant moi, tu le salirais rien qu’à le faire passer par ta sale petite bouche de sale petite sorcière d’hommes ! Parle aux hommes, toi ; les hommes te comprendront et te prendront dans leur basse-cour si ça peut te faire plaisir… mais ne parle pas à Balaoo !
 
Zoé pleurait dans l’ombre.
 
– Pourquoi pleures-tu, Zoé ?
 
– Il n’y a pas de quoi rire, bien sûr, de ce que tu m’as dit ; j’avais cru que tu étais redevenu mon ami, à cause que tu m’as donné la robe. Pourquoi que tu es ici, puisque tu ne te plais que chez elle !
 
– Espèce de sale petite sorcière d’hommes, tu oublies que je suis venu dans la forêt pour défendre tes frères contre ceux de ta race.
 
– Et aussi pour le pendu ?
 
– C’est As qui t’a dit ça ?
 
– C’est bon pour toi de comprendre le langage des bêtes, Balaoo. Moi, je ne les comprends que lorsqu’elles ne parlent pas. Et il y en a bien qui me connaissent dans la forêt et qui se promènent sur mes genoux et nous nous comprenons sans parler. J’ai des amis dans la forêt. Tiens ! je n’ai qu’à me montrer du côté de la grande sapinière avec des noisettes dans les deux mains, et j’ai des écureuils jusque sur les épaules. Mais, ton ami As, je le méprise trop pour le fréquenter. Un soir que nous nous sommes rencontrés dans la cour de Mme Boche tous les deux, il a voulu me saluer, sous prétexte, bien sûr, qu’il nous avait vus ensemble ; je te lui ai envoyé une grosse pierre qui a bien failli lui casser la patte.
 
– Qu’est-ce que tu crois, avec le pendu ? interrogea Balaoo, ennuyé.
 
– Je crois que tu l’as pendu comme tu as pendu Camus et Lombard, après leur avoir fait leur affaire. Ose dire que ce n’est pas toi ; j’étais là quand on les a dépendus. J’ai bien reconnu la place de ton long pouce. Un pouce comme ça, on appelle ça chez nous un pouce d’assassin. Moi, ça m’est égal, je t’aime comme ça. Aussi je n’ai rien dit à personne, quand on a accusé mes frères, et même quand ils ont été condamnés. Leurs trois têtes, tu vois, c’est rien à côté d’un sourire de toi, Balaoo… mais tu ne me souris plus jamais et tu te moques de moi toujours. Ta robe de l’impératrice, je ne l’ai mise que pour que tu me trouves belle. Mais tu t’es moqué de moi, comme tout le monde…
 
« Et pourtant, tu ne sauras jamais ce que j’ai fait pour toi ! au moment de la mort de Blondel…
 
– Tu vas te taire, saloperie ! râla Balaoo.
 
– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! sanglota Zoé !… comme il me parle !…
 
– Pourquoi me parles-tu de ça ? Je ne m’en parle jamais à moi-même, c’est pas pour que tu m’en parles, bien sûr !… Lombard, Camus s’étaient moqués de moi. J’ai joué avec leur gorge et ils sont morts. Je ne regrette rien. Mais Blondel ne m’avait rien fait… Ce soir-là je me suis trompé !
 
– Et Patrice, alors, t’avait-il fait quelque chose ?…
 
Balaoo commença, au fond de sa caverne d’anthropopithèque, l’orage. Toute sa poitrine gronda d’un lointain tonnerre…
 
– Ne me parle jamais de celui-là !… glissa-t-il hors de sa terrible mâchoire.
 
– Ni de celui-là, ni d’elle !… Je sais !… Je sais !…
 
Zoé renifla, se moucha (toujours dans la robe de l’impératrice) et dit, dans son désespoir humide :
 
– Tu nous racontes que tu ne te plais qu’avec nous dans la forêt, tu mens !… Tu ne penses qu’à elle… et, si tu es là, c’est que tu n’oses pas rentrer à ta maison du village, à cause qu’elle te reprocherait ton pendu, car elle croit que c’est ton premier crime, Balaoo !… Si elle savait !… Si elle savait !… Je te l’ai vu traîner, celui-là, par les pattes, de la porte du jardin à la forêt. Ah ! t’as fait une belle besogne et ils seront contents de toi, à ta maison du village. Non, ne me raconte pas d’histoires. Ne me dis pas que tu aimes mes frères, et ce n’est pas la peine de me traiter de saloperie comme Siméon. Tu ne rentres pas parce que tu n’oses pas, voilà tout !…
 
– C’est vrai ! fit Balaoo, c’est vrai ; mais pour les pendus, je ne regrette que Blondel, ce qui prouve bien que je ne suis pas un méchant garçon !…
 
– Qui est-ce qui te dit que tu es un méchant garçon ?
 
Ils ne se dirent plus rien, mais le docteur Honorat avait tout entendu !
 
Son fil à la patte, les cheveux dressés d’horreur sur la tête, il avait assisté à cette singulière conversation en se demandant s’il rêvait. Mais hélas ! Depuis qu’on lui avait coupé ses chères petites phalanges, il avait perdu le droit de douter de la réalité de sa formidable aventure. Celle-ci se compliquait d’une révélation inouïe de crimes et de complicité de crimes incroyables pour quelqu’un qui avait vu passer de loin en loin, dans la rue du village, la figure falote et inoffensive de M. Noël, le domestique jardinier de ce vieil original de Coriolis.
 
Sans compter qu’il n’avait pu comprendre la plus grande partie de la conversation (justement la partie qui l’intriguait plus que tout le reste) : qu’est-ce qu’ils voulaient dire avec les reproches qu’ils s’adressaient chacun à propos de leur race et de leurs fréquentations de bêtes de la forêt ? Maintenant, M. Noël lui faisait peur comme un monstre et lui apparaissait, avec l’ombre de ses forces rudes et surhumaines découpées par la lune qui était venue se pendre, tel un globe de lampe, au milieu de la clairière du Moabit, comme une bête de l’Apocalypse.
 
Et il eut la force de reculer sa peur accroupie, de cinquante centimètres au moins, ce qui était louable, vu que sa peur n’avait jamais pesé si lourd.
 
Mais rien ne recule dans la forêt, sans que Balaoo ne l’entendre, même quand il n’écoute pas.
 
– On a bougé ! constata-t-il.
 
– C’est le docteur ! enseigna Zoé.
 
– Qu’est-ce qu’ils veulent en faire ? demanda Balaoo, pour dire quelque chose.
 
– Ils veulent le tuer parce qu’il a mal parlé aux juges… C’est pas encore ça qui avancera leurs affaires. On n’est jamais tranquille avec eux. Moi, je commence à en avoir assez ! C’est assez de crimes comme ça !
 
– Oui ! Oui ! souffla Balaoo, exténué de ses derniers travaux de pendaison ; assez de crimes comme ça !… Où vas-tu, Zoé ?…
 
– Je rentre dans la carrière… Voilà deux nuits que je n’ai pas dormi… Bonsoir, Balaoo !…
 
Et Zoé, malgré la pleine lune qui l’éclairait, disparut soudain aux yeux du docteur comme si la terre l’avait engloutie.
 
Au milieu de cet épouvantable cauchemar, le docteur Honorat entendait sonner et résonner à son oreille cette phrase : « Assez de crimes comme ça ! » Zoé l’avait dite et était partie, mais M. Noël l’avait répétée et était resté. Qu’est-ce que ça pouvait bien être que ce particulier-là qui se promenait si aisément sur les cimes de la forêt, les mains dans les poches. Il fallait que les Trois Frères eussent bien confiance en lui pour ne lui cacher aucun de leurs secrets ! Sur ces entrefaites, il entendit M. Noël qui disait tout haut :
 
– Zoé ? Zoé ? Eh bien ! et le docteur ! Tu le laisses tout seul ? La voix de Zoé monta tout près de lui, d’un petit buisson qui n’eût pu cacher un couple de lézards. Zoé devait être sous la terre.
 
– Laisse donc ! on lui a fait un nœud de braconnier… Bonsoir, Balaoo !…
 
Et, à partir de ce moment, un silence énorme recommença sous la lune.
 
Dix minutes, l’anthropopithèque fut plus immobile qu’une statue. Il regardait le docteur qui faisait semblant de dormir. Persuadé que le prisonnier dormait, il remua enfin avec des gestes prudents qui ne déplaçaient pas l’air ; calé sur son séant, il enleva ses chaussettes, son chapeau, son pardessus, son veston, son faux-col et sa cravate, sa chemise, son pantalon. Alors, comme au temps de la forêt de Bandang, il fut tout nu sous la lune. Le docteur regardait les pieds de M. Noël. Un singe ! M. Noël était un singe ! Et ce singe parlait !
 
Pour ne point crier, il faillit avaler sa langue. Ah ! il n’y avait pas à douter, à cause des mains de pieds !… les mains de pieds avec lesquelles il se suspendait à la branche la plus proche et faisait balançoire, avec délices, la tête en bas, comme au temps de la forêt de Bandang. Et puis, il lâchait tout et se trouvait suspendu avec ses mains de bras ; et balancez par-ci, et balancez par-là… et il se rattrapait au vol avec les mains de pieds et ainsi, à travers la clairière, il volait d’arbre en arbre, roi des trapèzes de la forêt, sous la lune silencieuse.
 
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à suivre.. chapitre 8