h0.1 - Un homme dans la nuit
PROLOGUE
UN DRAME SUR L’UNION PACIFIC RAILWAY
UN DRAME SUR L’UNION PACIFIC RAILWAY
I
À toute vapeur, le train filait dans la Prairie. Il avait quitté les rives du Missouri, laissé derrière lui les faubourgs manufacturiers d’Omaha City et dirigeait sa course folle vers Cheyenne, traversant dans toute sa largeur, de l’est à l’ouest, l’État de Nebraska. Le train se trouvait alors dans la partie la plus dangereuse de son parcours de New York à San Francisco.
Aujourd’hui que les Peaux-Rouges se sont civilisés et qu’ils montent dans le train après avoir pris leurs tickets, la sécurité des voyageurs dans le Nebraska est aussi complète que dans les autres États de l’Union.
Mais, si nous nous reportons d’une vingtaine d’années en arrière, il n’en allait point de même. Et quand les Omahas, les Gowas ou les Delawares, les Pawnies et surtout les Sioux, quand quelques membres des tribus du Nebraska sortaient des « territoires réservés » pour prendre le train, c’était pour le prendre d’assaut. Déjà, à cette époque, ils étaient à demi domptés et ne songeaient guère à mettre le siège devant Cheyenne ni à affamer la ville, comme ils l’avaient fait quelques années auparavant. Les représailles avaient été trop terribles. Néanmoins, quelques troupes indépendantes s’attaquaient encore au « monstre de fer et de feu ».
Ainsi nous expliquons-nous que, cette nuit-là, les voyageurs de l’Union Pacific railway n’étaient point pressés de dormir. À peu près tous, hommes et femmes, avaient abandonné les « sleeping car » et leurs couchettes pour les « parlors » et pour les « smoking ».
Mais les passerelles surtout et les terrasses s’encombraient de voyageurs. Il faisait, du reste, une nuit chaude, et l’on étouffait dans les wagons.
Les « passengers » étaient armés. Il y avait des revolvers à toutes les ceintures. À Omaha, les autorités avaient prévenu le chef de train qu’une attaque des Indiens avait eu lieu la nuit précédente et que, dans la lutte, trois voyageurs avaient disparu.
Quand on les mit au courant de l’incident, quelques étrangers qui traversaient l’Amérique en touristes jugèrent bon de séjourner à Omaha et « lâchèrent » le convoi.
Mais un Français continua sa route, prétendant que ces farceurs d’Américains voulaient lui « monter le coup » et que « ces histoires-là n’arrivaient que dans les romans de Jules Verne ». Il avait lu le Tour du monde en quatre-vingts jours et ne redoutait pas le sort de Passe-Partout.
Tout le monde était donc sur ses gardes, cette nuit-là, sur l’Union Pacific railway.
Le mécanicien avait reçu l’ordre d’accélérer la marche et sa machine avait bientôt atteint une vitesse de vertige.
La locomotive, ombre monstrueuse, trapue, énorme, hennissant et crachant de la flamme, fuyait dans le noir, trouait la nuit.
D’une extrémité à l’autre du train, les boys distribuaient des boissons glacées. Les porters, ou garçons de couleur, se mettaient à la disposition des passengers, de leurs moindres fantaisies, en cet hôtel roulant et confortable qu’était déjà un train américain.
Le convoi avait d’abord remonté les bords de la rivière Platte, franchi les stations de Summit Siding, Papillion, Elkhorn, Diamonds, Frémont, Shell Creek (le ruisseau de coquillages) ; on approchait de Columbus. L’attaque avait eu lieu entre Columbus et Silver Creek (le ruisseau d’argent).
Dans le dining car, vaste salle à manger dont nos wagons-restaurants ne donnent aucune idée, luxueusement meublée de dressoirs chargés de vaisselle d’étain, trois personnages s’étaient attardés : deux hommes et une jeune fille, une jolie brune au regard bleu.
Les deux hommes buvaient du whisky arrosé d’eau tiède et parlaient d’affaires. La jeune fille n’écoutait pas, les yeux grands ouverts sur la nuit du dehors, qu’elle regardait fuir, à travers les glaces.
L’un des buveurs, de haute stature et de puissante corpulence, le visage fortement coloré, disait à son voisin, un jeune homme à la figure rase, au profil de « joli garçon », aux cheveux blonds plaqués sur le front en une mèche large, à la mode anglaise :
– Écoutez, Charley. Je ne vous ai point dit le but de notre voyage.
– Vous ne devez m’en entretenir qu’à Denver.
– Arriverons-nous à Denver ?
– Qui vous fait douter ?…
– Nous serons attaqués cette nuit.
– Peut-être. Et après ?
– Il peut m’arriver un accident.
– Non.
– Vraiment ?
– Il ne vous arrivera rien du tout. Vous avez la « chance ». Du reste, sir Jonathan Smith n’a jamais douté de sa chance. Qu’avez-vous donc ? Je ne reconnais plus le « roi de l’huile ».
Sir Jonathan réfléchit profondément et dit :
– C’est vrai, je ne suis plus « moi-même ». Pour la première fois de ma vie, j’ai peur.
Charley ricana :
– Ah ! ah ! le roi de l’huile a peur… Peur de quoi ?
– Je ne sais pas, fit Jonathan.
– Eh bien, je le sais, moi. Voulez-vous que je vous le dise ?
– Dites : je ne serai pas fâché de le savoir.
Charley vida son verre, appela le stewart qui rapporta du whisky et s’expliqua :
– C’est simple. Vous êtes heureux… trop heureux. Vous n’avez jamais été aussi heureux. Vous allez vous unir, dans un mois, à une jeune fille pauvre que vous adorez et… qui vous aime.
Charley fixa attentivement la jeune fille qui semblait n’avoir pas entendu.
– Et qui vous aime… Cet événement tient plus de place dans votre vie que tous ceux qui vous ont conduit si rapidement à cette fortune colossale, la fortune du roi de l’huile… Oui, vous êtes si heureux que vous ne croyez pas à votre bonheur… Vous redoutez qu’il ne vous échappe. Voilà de quoi vous avez peur… Votre vieux cœur durci, votre vieux cœur tanné de marchand de pétrole et de salaisons… s’est amolli « au souffle de l’amour », comme l’on dit dans les magazines de miss Mary… Ah ! ah ! vous êtes un sentimental. Charley ricana encore :
– Un sentimental, vous dis-je !
Sir Jonathan regarda Charley et dit :
– Ça n’est pas possible !…
Charley continua :
– Un sentimental, vous dis-je ! Vous ne savez pas combien votre cœur est malade… Non, vous ne le savez pas… Mais je vais vous l’apprendre. Écoutez ceci : Admettons que miss Mary, après avoir dit oui, dise non !
Le roi de l’huile fut debout, frappa la table d’un formidable coup de poing et cria :
– Taisez-vous, Charley ! Vous êtes un fou !
Et il répéta, dans une animation extraordinaire :
– Vous êtes un fou ! un fou ! un fou ! Charley, très calme, l’apaisa :
– Ce n’est qu’une hypothèse.
– Oui, oui, fit Jonathan en se rasseyant, ce n’est qu’une hypothèse…
– Admettons donc…
– Non, non, n’admettons pas…
– Je veux bien ne pas admettre, mais vous ne saurez pas alors à quel point votre cœur est malade.
– Alors, admettez ; moi, je n’admets pas.
– Je suppose donc que miss Mary dise non après avoir dit oui. Pour qu’elle redise ce oui, vous donneriez bien toutes vos huiles et tous vos pétroles de Pennsylvanie et vos usines d’Oil City ?
– All right !
– Et si ça ne suffisait pas, vous donneriez peut-être encore vos vastes établissements de Chicago et toutes vos salaisons passées, présentes et à venir ?
– All right !
– Et si ça ne suffisait pas encore, vous abandonneriez sans doute les immenses terrains que vous venez d’acheter au pied des collines Noires et qui sont, dit-on, infiniment riches en minerai d’or ?
– All right !
– Et toute votre fortune acquise, enfin ! Et vous iriez joyeusement à la ruine, quitte à recommencer une fortune nouvelle, plutôt que de renoncer à ce joyau unique au monde et qui vaut à lui seul toutes les richesses de la terre : miss Mary !
Jonathan baissa la tête et fit doucement un dernier « all right ! ».
– Vous connaissez maintenant l’état de votre cœur, conclut Charley.
– Oui, tout cela est vrai. Je donnerais tout pour Mary.
Il prit la main de la jeune fille, la serra dans les siennes en un geste de passion.
– Vous voyez, Mary, ce que vous avez fait de mon vieux cœur tanné, comme dit Charley.
Miss Mary tourna lentement la tête vers le roi de l’huile et lui sourit.
– Oh ! votre sourire, Mary, votre sourire ! Il faut que vous sachiez ce que m’a fait votre sourire. Il faut que vous sachiez ce que j’étais avant votre sourire !
Sir Jonathan se leva et allait, sans aucun doute, se livrer à une tirade de « jeune premier », quand il se rassit soudain et, se tournant vers Charley :
– Avant, il faut que je vous parle business, mon bon Charley. Réglons la situation comme si l’un de nous devait être scalpé dans deux heures. Je puis mourir… disparaître…
– Plus bas ! interrompit Charley. Si le stewart entendait, il rirait.
– Je puis mourir, et il faut que vous connaissiez le but de notre voyage à Denver.
– Je vous écoute.
– Vous me disiez tout à l’heure que j’avais acheté d’immenses terrains au pied des collines Noires et qu’ils devaient être riches en minerai d’or. C’est vrai. Malheureusement, l’or est engagé dans ces minerais en parties presque invisibles. On ne peut l’en extraire qu’au prix des plus grandes difficultés. Cela tient aux sulfures qui l’entourent. Jusqu’alors, on a usé de la vapeur d’eau surchauffée, comme désulfurant, sur ce minerai, préalablement réduit en poussière, et l’on a traité ce résidu par l’amalgamation. Les résultats sont plus que médiocres. Et c’est ce qui explique le peu de valeur relative de ces terrains et le bon marché de leur vente. Mais imaginez un procédé inconnu, une invention nouvelle qui fasse rendre à ces terrains vingt fois plus d’or qu’ils n’en donnent à cette heure… Alors, c’est la fortune.
– Sir Jonathan, interrompit Charley, vous parlez comme un pauvre.
– On n’est jamais assez riche. Eh bien, ce procédé, je le possède, Charley. Et c’est pour l’expérimenter que nous nous rendons au pied des collines Noires. Vous comprenez dès lors que je ne tiens point à emporter avec moi, si je disparais, le secret de l’invention. Vous me fûtes toujours un employé fidèle, Charley, et intelligent. À Oil City, vous m’avez été du plus grand secours, et je vous dois en partie la prospérité de mes établissements. Si le sort veut que je ne puisse exploiter mes terrains aurifères avec le procédé dont je vous parle, je ne vous lègue pas les terrains, mais je vous donne le procédé. Je vous jure que c’est mieux.
– Et comment pourrai-je prendre connaissance de cette invention merveilleuse ?
– Voici. Vous laissez, à Cheyenne, l’Union Pacific railway. Vous prenez l’embranchement de l’Union Pacific railroad et vous débarquez à Denver. Allez immédiatement à l’hôtel d’Albany et demandez sir Wallace. C’est un de mes meilleurs amis. Quand vous le verrez venir à vous, prononcez immédiatement ces paroles convenues : « The queen city of the Plains ». Sir Wallace comprendra et vous livrera un pli. Je le lui ai remis à mon dernier voyage au lac Salé, ne voulant point emporter avec moi les papiers précieux qu’il contient. Ils vous appartiendront, Charley. C’est le procédé, c’est l’invention merveilleuse, comme vous disiez tout à l’heure.
– Merci, sir Jonathan. Mais vous n’êtes pas encore enterré, que diable ! Et si je ne dois être riche qu’au lendemain de votre mort, je suis pauvre pour longtemps. Que ne prenez-vous l’habitude d’être généreux de votre vivant ? Cette générosité après décès est profondément immorale. Elle pousse les plus vertueux à désirer secrètement qu’un accident propice leur enlève les êtres les plus chers.
– Vous avez de ces pensées, Charley ?
– Parfaitement, depuis que vous m’avez entretenu d’une fortune possible…
– Vous voulez plaisanter. Cela m’étonne. Vous ne plaisantez jamais. Vous êtes d’une humeur bizarre, Charley.
– Si je pense à votre mort, je pense aussi au désespoir que miss Mary en ressentirait, et cela m’empêche de la souhaiter.
– Voilà qui est bien dit, mon ami. Cette chère Mary !
Jonathan se tourna vers la jeune fille.
– À vous aussi, dit-il, j’ai pensé.
– Allons, allons, ne nous attendrissons pas, interrompit Charley. Je vous en prie, ne nous racontez point votre testament…
– C’est vrai. Je suis une vieille bête. C’est de votre faute, Mary. Jamais je n’eusse pensé à ces choses avant votre sourire, ma petite Mary. Et, maintenant que j’ai réglé le business, je veux vous parler de mon amour pour vous et vous dire ce que vous avez fait de cet animal grossier qui était le roi de l’huile.
Miss Mary desserra les dents.
– Je sais ce que je vous dois, mon bon ami, mais vous ne me devez rien. À vous entendre, on vous croirait mon obligé. Je ne le veux pas.
– Ma foi, voilà une belle querelle amoureuse, fit Charley, sarcastique.
– Oui, je veux lui dire que j’étais une sorte de monstre au physique et au moral, un être égoïste et féroce qui a fait souffrir et mourir quantité de misérables pour l’édification de sa fortune et la satisfaction de ses instincts. Maintenant, je ne suis plus ce monstre moral…
– Mais vous êtes toujours le monstre physique, dit froidement Charley.
Un peu « estomaqué », le roi de l’huile se tourna vers Charley :
– Que signifie ceci ?
– Ceci signifie que, si miss Mary a modifié le monstre moral, elle a laissé son enveloppe au monstre physique. Vous ne sauriez vous froisser de vos propres expressions. Il n’était point en son pouvoir de faire tomber votre ventre, que je sache, ni de changer la couleur de vos cheveux.
Jonathan répondit tristement :
– Hélas ! non. Mais, puisqu’elle m’accepte ainsi, c’est que je ne lui déplais point. N’est-ce pas, Mary ?
– Je serai votre femme, dit-elle.
– Vous voyez bien. Mary n’a jamais menti.
Et le roi de l’huile eut un attendrissement. Pour se donner une contenance, il tira son couteau de sa poche, un large couteau effilé qui pouvait servir à découper les gens et les choses, à tailler les Indiens et les ongles. Il en usa pour se nettoyer les dents.
Et comme les observations peu flatteuses de Charley sur son physique lui trottaient par la tête, il ouvrit un petit miroir qu’il avait en réserve dans son gilet et se contempla dans la glace, cependant que son couteau nettoyait sa mâchoire.
À ce moment, sir Jonathan avait en face de lui miss Mary et tournait le dos à Charley. Tout en jouant du couteau dans sa bouche, il se répétait à part lui les paroles de Mary : « Je serai votre femme… Je serai votre femme… Je serai votre… »
Il n’acheva pas cette dernière phrase intime. Son couteau lui échappa des mains, et le roi de l’huile devint d’une pâleur mortelle…
Dans sa glace, il venait de voir, derrière lui, Charley dont les lèvres articulaient nettement et silencieusement, à l’adresse de miss Mary, ces trois mots : « I love you. »
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