h1.02 - Un homme dans la nuit
II
M. MARTINET SE GRISE
M. MARTINET SE GRISE
Aïe donc !… on…
Aïe donc !… on…
Ah ! qu’il fait bon
Couper… du jonc !…
« Entendre » Judic couper du jonc est un plaisir toujours nouveau. On applaudit ferme, et elle céda sa place à Brasseur, qui excita les rires. Et puis le champagne coula à pleines coupes.
Autour des tables, on était d’une gaieté de « bon aloi ». Seul, M. Martinet se distinguait par ses plaisanteries risquées et bruyantes, quoique, dans une soirée costumée, bien des incartades soient de mise.
– Martinet, veux-tu te tenir tranquille ! cria Diane par-dessus les tables.
Celui-ci se levait, en effet. Il avait une coupe dans la main. Il fit un signe à Diane et cria, très rouge :
– Je bois à toute la famille !
– Je t’écoute, fit Diane, et se penchant vers son voisin : c’est mon beau-frère.
Martinet s’était relevé avec son verre et criait encore :
– Mesdames et messieurs, princes et princesses, artistes journalistes et littérateurs, je suis calicot et je m’en vante. Je lève mon verre à tout le commerce de la rue du Sentier !
– Certains travestis évoquaient des chefs d’État.
Une femme fit asseoir de force Martinet, et Félix Faure lui dit :
– Vous faites bien du bruit, monsieur !
– Nous sommes ici pour cela, Nicolas ! fit Martinet en se tournant vers le tsar, qui lui sourit le plus aimablement du monde.
Martinet ne résista pas à ce sourire.
– Vive la Russie ! cria-t-il.
Nicolas II lui dit :
– Vous êtes bien gentil.
Lawrence dit à Martinet :
– Monsieur, vos cris ne me gênent point, mais vous remuez beaucoup votre chaise et vous venez de me la poser sur le pied.
– Je vous fais mille excuses, monsieur Lawrence.
– Tiens, vous me connaissez donc ?
– J’ai cet honneur.
– Depuis longtemps ?
– Depuis l’automne dernier.
– Et dans quelles circonstances me connûtes-vous ? Pouvez-vous me le dire ?
– Oh ! monsieur Lawrence ! Il n’y a point d’indiscrétion à cela. C’est moi qui fus chargé des tapisseries qui garnissent aujourd’hui les murs de votre hôtel de l’avenue Henri-Martin. Je vous vis cent fois, mais vous ne me remarquâtes point.
– C’est ma femme, en effet, qui s’occupe de ces choses.
– Une bien digne et bien belle femme que vous avez là, monsieur Lawrence.
Lawrence sourit sans répondre, et Martinet reprit :
– Oh ! soit dit sans vous offenser, en tout bien tout honneur ! Je le dis comme je le pense.
– Vous êtes un brave homme, monsieur Martinet.
– Je connais aussi beaucoup monsieur votre fils. Il m’a rendu de nombreux services.
– Et lesquels, mon Dieu ? Mon fils vous a rendu des services, voilà qui m’étonne fort.
– Il m’a bien tapé quatre mille clous !
– Oui, vraiment ? Il voulait donc faire son apprentissage de tapissier ?
– Vous voulez rire, monsieur. M. Pold voulait s’amuser. Nous avons conservé, depuis, d’excellentes relations.
– Comment cela ?
– Chaque fois qu’il passe, avec sa « bécane », par la rue du Sentier, il vient me donner un petit bonjour. C’est un brave enfant, et grand, et bien portant, et d’une force peu ordinaire pour ses vingt ans. On lui en donnerait vingt-trois.
– Je vois que vous connaissez ma famille.
– Comment va Mlle Lily ?
– Ah ! ah ! Mlle Lily aussi ? Mais elle est en excellente santé, mon brave.
– Et toujours charmante ?
– Toujours, monsieur Martinet, toujours. Mais dites-moi, comment vous trouvez-vous ici ? Avez-vous donc la coutume de fréquenter acteurs et journalistes ?
– Que non, monsieur, et c’est bien pour cela que je suis venu. Ne les connaissant pas et étant fort curieux de ma nature, j’ai voulu les voir de près. Alors je me suis adressé à ma belle-sœur, et voilà !
– Comment « Et voilà » ? C’est votre belle-sœur qui vous a fait inviter ? Elle connaît donc le directeur des Variétés-Parisiennes ?
– Beaucoup, monsieur. Ma belle-sœur est cette jeune personne pour laquelle vous vous êtes dérangé tout à l’heure, et avec qui vous vous êtes entretenu un instant.
– Diane ?
– Si vous voulez. C’est le nom qu’elle s’est donné quand elle a mal tourné. Au fond, elle a bien fait de ne point conserver le nom d’une famille qu’elle eût déshonoré.
– Vous êtes dur pour votre belle-sœur, monsieur.
– Je l’ai été, monsieur, mais je ne le suis plus. Je lui ai, ou plutôt nous lui avons pardonné. À Paris, il faut savoir ne point être trop sévère sur le chapitre des mœurs. C’est ce que j’ai fait comprendre à ma femme, qui tenait rigueur à sa sœur de la profession qu’elle avait embrassée. Elle a cédé à mes objurgations et, depuis, nous ne nous en trouvons pas plus mal. C’est grâce à Diane que notre clientèle a augmenté dans des proportions considérables. Tout ce que je vous raconte là ne vous ennuie point, monsieur ?
– Eh ! non.
– Mais vous ne buvez pas, monsieur. Personne ne boit ici. Ces gens-là ne savent pas boire. À votre santé et à celle de votre charmante famille ! Vous ne trouvez pas que ça manque d’entrain ? J’étais venu dans l’espérance d’assister à une orgie et je crois, ma parole, que ça va être plus ennuyeux que dans le monde. Peuh ! des poseurs !
– Attendez la fin, monsieur Martinet.
– Ah ! la fin sera comme le commencement. Et puis, vous savez, rien ne m’épate plus, moi, j’ai trop voyagé.
Fatigué, Lawrence ne l’écoutait plus. Il cessa de lui parler. Mais M. Martinet n’en continua pas moins :
– Oui, j’ai beaucoup voyagé. « Tel que vous me voyez », j’ai traversé l’Amérique.
Lawrence se taisait toujours.
– Oui, l’Amérique, de l’est à l’ouest, de New York à San Francisco. J’ai passé huit jours et huit nuits sur le Pacific railway.
M. Martinet se retourna vers Lawrence et fut étonné du regard qu’il rencontra.
– Cela vous étonne, dit-il, que j’aie tant voyagé que cela ! À me voir, on me dirait un petit-bourgeois, bien tranquille, un calicot qui n’a jamais quitté son magasin. Eh bien ! « tel que vous me voyez », il paraît que j’ai couru les plus grands dangers. J’ai failli être mangé par les sauvages.
Lawrence demanda d’une voix calme :
– Il y a longtemps, monsieur, que vous êtes allé en Amérique ?
– Mon Dieu ! cela ne date pas d’hier. J’avais une vingtaine d’années de moins à cette époque ; j’étais svelte et élégant. Depuis, j’ai pris du ventre et quelques cheveux blancs. Je vais sur mes quarante-cinq ans, monsieur. Je ne regrette point les années passées, parce que je les ai bien employées, et que mon petit commerce de tapissier marchand de meubles est fort prospère.
Il vida sa coupe.
Lawrence semblait s’intéresser maintenant au verbiage de M. Martinet.
– Il y a une vingtaine d’années, dites-vous, que vous êtes allé en Amérique, et vous avez failli être mangé par les sauvages… Que voulez-vous dire par là ?
– Oh ! une histoire… Des farceurs prétendaient que notre train serait attaqué par les Peaux-Rouges. Je ne les ai pas crus, et j’ai bien fait. Pas plus de Peaux-Rouges que sur la main. Mais, en revanche…
– En revanche ?… interrogea Lawrence.
Martinet s’arrêtait à nouveau. Il dit après une pause :
– Est-ce que ça vous intéresse vraiment ce que je vous raconte là ? Si je vous embête, monsieur Lawrence, il faut le dire, vous savez. Moi, je n’aime pas raser mon monde. Ça n’est pas mon état.
– Mais non, mais non. En revanche ?…
– J’suis marchand de meubles, je n’suis pas perruquier.
– Je vous écoute, mon ami.
– Quel sale métier !
– Marchand de meubles ?
– Non, perruquier.
– Vous buvez trop, monsieur Martinet, vous aurez mal aux cheveux en vous réveillant cet après-midi, et Mme Martinet vous grondera. Mais, revenons au point où nous avons laissé la conversation.
– Ah ! oui, en revanche, il y a eu un fameux drame dans le train. Mais, là, un fameux ! Du reste, vous en avez entendu parler.
– Moi ?
– Mon Dieu ! oui, comme les autres. Ça a fait assez de bruit dans le monde. Voyons, vous ne vous rappelez pas ?… Mais qu’est-ce que vous avez, monsieur Lawrence ? Comme vous voilà pâle !
– Pâle ?
– Mais oui, mais oui. Êtes-vous malade ?
– Pas le moins du monde, répondit Lawrence d’une voix ferme. Je suis toujours pâle, moi. Je n’en pourrais dire autant de vous, monsieur Martinet, car votre nez est flamboyant, ce soir. Cela tient sans doute à votre façon si généreuse de boire. Cela ne vous permet plus d’apprécier les couleurs. Vous me voyez trop pâle parce que vous êtes trop ivre, monsieur Martinet.
– Je me tiens encore bien sur mes jambes, monsieur Lawrence.
Et Martinet se leva pour prouver son dire. En effet, il ne bascula point et exagéra la raideur de sa tenue :
– Ah ! ah ! je suis encore solide.
Il se rassit.
– Je vous parlais donc de ce drame, monsieur Lawrence. Ce fut un assassinat, un horrible assassinat. Cela s’est passé non loin de Julesbourg.
Lawrence, soit qu’il fût distrait, soit pour tout autre cause, brisa son verre.
– Eh ! là ! C’est moi qui suis saoul, et c’est vous qui cassez la vaisselle ! s’écria Martinet. Ma parole, vous me paraissez tout drôle. Votre main tremble… Auriez-vous la fièvre ?
Lawrence dit :
– Vous rêvez tout haut, monsieur Martinet. Allez rejoindre Mme Martinet : il est temps. Dans une demi-heure, il serait trop tard.
– Bah ! Mme Martinet est absente. Elle ne rentrera à Paris que dans quelques jours. J’ai bien le temps de vous raconter la mort du roi de l’huile !
– C’est inutile ; je la connais, en effet. Tous les journaux en ont parlé.
– Parfaitement. On avait cru d’abord à un accident, et c’est ainsi qu’on avait expliqué, dès le lendemain matin, la disparition de sir Jonathan Smith. Mais une enquête plus approfondie, des traces de sang sur la terrasse d’arrière, où il s’était tenu une partie de la nuit, et, plus tard, trois semaines plus tard, la découverte de son cadavre dans la rivière Platte, son cadavre horriblement défiguré et la nuque trouée d’une balle de revolver, tout cela prouva clair comme le jour qu’on était en face d’un assassinat.
– Rappelez-moi donc un fait, dit Lawrence. Les coupables ?… Les coupables ont été arrêtés, n’est-ce pas ?
– Que non point, déclara M. Martinet. Quelques heures après que l’on se fut aperçu de la disparition du roi de l’huile, on découvrit celle de deux jeunes gens qui l’accompagnaient. Ils avaient fui ensemble. Enfin, plusieurs semaines après le crime, on apprit que la jeune fille était la fiancée du roi de l’huile, et l’on en conclut que l’on se trouvait en face d’un drame de l’amour. On ne retrouva jamais ni la fiancée ni son amant, et tout cela est bien oublié, bien vieux. Ça fit beaucoup de bruit à l’époque, à cause de la fortune du roi de l’huile, voilà tout. Parlons d’autre chose, hein ? Ça n’est pas gai, ce que nous racontons là.
– Cette fortune, à qui donc est-elle revenue ?
– L’héritier ? Un domestique de la victime. Celle-ci n’avait pas de parents et avait fait un testament qui donnait tous les millions à un fidèle serviteur. En voilà un qui n’a pas dû s’embêter après la mort de son maître ?
– Et qu’a-t-il fait de la fortune, l’héritier ?
– Il l’a entièrement réalisée et a quitté Chicago. Depuis, il n’a plus donné de ses nouvelles. Tout est mystérieux dans cette affaire-là. Moi, je ne serais pas éloigné de croire que l’héritier a été pour quelque chose dans l’assassinat. En France, il suffit qu’on tue quelqu’un qui a du bien pour que la justice arrête celui qui en profite. Il en résulte rarement des erreurs.
– Une dernière question, monsieur Martinet. Vous avez vu celui que l’on croit être l’assassin, ce jeune homme qui, disiez-vous, était l’amant de la fiancée du roi de l’huile ?
M. Martinet ne put répondre tout de suite. La fanfare de Trépigny-les-Chaussettes, installée dans les fauteuils de balcon, venait d’éclater de tous ses cuivres. Des torrents de cacophonie descendaient du balcon sur la scène, emplissaient de bourdonnements douloureux les oreilles des invités. C’était le signal qui mettait fin au souper. Tout le monde se leva ; on se dirigea vers la rampe, où un large escalier avait été disposé, qui permettait de descendre directement de la scène dans la salle. Un instant, la musique infernale se tut. M. Martinet dit à Lawrence :
– Si je l’ai vu ! Ah ! monsieur, je l’ai vu comme je vous vois ! Partout où je le rencontrerais, je le reconnaîtrais immédiatement. Il était, tenez… il était… soit dit sans vous offenser – et M. Martinet mit sa main sur son cœur – il était un peu dans votre genre, seulement plus petit. Et puis, au lieu d’être brun comme vous, il était blond.