h1.12 - Un homme dans la nuit

 
 
     Revenons chez Diane.
 
Celui que le comte Grékoff et le duc Hartmann venaient de saluer de cette appellation bizarre : « L’Homme de la nuit » se tenait, immobile, au sommet de l’escalier du grand hall.
 
Tous les yeux étaient tournés vers sa silhouette sombre et mystérieuse. Il était couvert, du col aux pieds, d’un large manteau noir. Les ailes de ce manteau, une sorte de macfarlane, dissimulaient ses bras qu’il avait croisés sur sa large poitrine. Cet être était d’une amplitude d’épaules peu ordinaire. La tête était puissante ; un chapeau noir, un chapeau mou aux bords rabattus, le coiffait. L’homme se découvrit, d’un geste lent. La tête apparut chenue, et sur sa face, horriblement pâle, il y avait les deux disques de ses lunettes. Comme l’avaient dépeint ceux qui, dans les circonstances que nous avons dites, l’avaient entrevu, cet être donnait bien la sensation de quelque oiseau monstrueux des ténèbres.
 
Tous les yeux étaient fixés sur lui. On se demandait quelle pouvait être cette apparition, ce qu’elle signifiait. On se demandait ce que cet homme faisait là et ce qu’il voulait.
 
Et il descendit les degrés de l’escalier. Il s’avança dans la salle et chacun lui fit place.
 
Le prince Agra s’était levé et le regardait venir.
 
Diane, comme tout le monde, fixait anxieusement l’hôte inattendu.
 
Il fut bientôt auprès du prince. Il lui tendit la main. Le prince la prit.
 
– Présentez-moi, prince, commanda l’homme.
 
Le prince, toujours fort calme, le présenta à l’assemblée :
 
– Sir Arnoldson, mon ami.
 
Diane prit la parole :
 
– Puisque vous êtes l’ami du prince, soyez le bienvenu chez moi, monsieur.
 
– Madame, fit sir Arnoldson, je bénis le ciel qui m’a conduit dans une aussi brillante assemblée.
 
Mais des voix d’hommes couvrirent la sienne. Le comte Grékoff et le duc Hartmann s’entretenaient près d’eux :
 
– C’est donc vrai, disait l’un, que partout où paraît le prince, des drames ne sont pas loin. Il paraît qu’à travers le monde, on ne peut les compter.
 
Diane les regardait un peu affolée ; quand elle se retourna vers Arnoldson, il avait disparu. Sa fuite paraissait aussi étrange que son apparition.
 
– Où donc est passé cet homme ? Par quelle trappe s’est-il évanoui ? demandait de Courveille à Lawrence.
 
– Je ne sais, fit Lawrence, mais il est venu près de nous. J’ai senti, une seconde, son regard peser sur moi. Oui, certes, un étrange individu ! Ses yeux me paraissaient « flamber » derrière ses lunettes…
 
– Et vous, prince, vous vous éloignez ?… demanda Diane.
 
– Je reviendrai près de vous, madame, dans un instant.
 
– Vous me le jurez ? fit la jeune femme, anxieusement.
 
– Je ne jure jamais, madame, répondit Agra en s’éloignant.
 
Il retraversa le hall, où il y avait foule encore, monta l’escalier, s’en fut dans une serre.
 
Cette serre était à peine éclairée et déserte. Il entra dans un coin d’ombre, s’accota à un palmier, croisa les bras et attendit.
 
Une voix se fit entendre près de lui. Il ne put s’empêcher de tressaillir.
 
– Ah ! vous étiez déjà là, sir Arnoldson ?
 
Et il distingua, dans un coin où l’ombre était plus compacte encore, sir Arnoldson, qui se balançait doucement sur un rocking-chair.
 
– Oui, mon ami, fit l’homme. J’étais là et je considérais votre mélancolie. Prince Agra, voilà que votre impassibilité se change en tristesse. Que veut dire ceci ?
 
Le prince Agra ne répondit point.
 
– Vous ne m’entendez pas, prince Agra ?
 
– Si, monsieur, je vous entends.
 
– Alors répondez-moi.
 
Le prince s’approcha d’Arnoldson et lui dit :
 
– Je répondrai, monsieur, à votre question par une autre question.
 
– Parlez.
 
Le prince reprit :
 
– Quand donc direz-vous : « Assez !… Assez de sang !… Assez de drames !… Assez de catastrophes !… » Quand donc mettrez-vous un terme à tout ceci, monsieur ?
 
Le balancement du rocking-chair s’arrêta. Sir Arnoldson dit :
 
– Votre question est bien indiscrète, prince Agra ! Et, cependant, j’y répondrai, mais pas aujourd’hui…
 
– Et quand cela, monsieur ?
 
L’homme se leva :
 
– Dans la nuit du 1er mai, mon prince !
 
– Et où ?
 
– À l’auberge Rouge !… Je puis compter que vous y serez ?
 
– J’y serai, acquiesça Agra.
 
– En attendant, vous savez ce qui vous reste à faire ici ?
 
– Je le sais.
 
– Eh bien, faites.
 
Sir Arnoldson tendit la main au prince.
 
– Au revoir… William !… dit-il.
 
– Au revoir…
 
– À l’auberge Rouge !… réitéra avec force sir Arnoldson.
 
– À l’auberge Rouge !…
 
Et l’Homme de la nuit se perdit dans les ténèbres.
 
Le prince Agra revint sur ses pas. Il se retrouva dans le hall. On dansait.
 
Le prince Agra croisa Lawrence.
 
– Monsieur Lawrence ! fit-il.
 
Lawrence salua le prince. Il dit :
 
– Mais je croyais, monsieur, qu’on avait oublié de nous présenter…
 
– La maîtresse de céans n’en a pas eu l’occasion, mais elle m’a parlé de vous dans des termes tels que je crois bien qu’elle vous considère comme le meilleur de ses amis.
 
– C’est impossible, monsieur. Je ne la connais que depuis fort peu de temps, et nous n’eûmes ensemble que de courts propos, fort décousus.
 
– Que vous dirai-je de plus ? Il est probable que ces propos – si décousus fussent-ils – lui ont été agréables, puisqu’elle en a conservé un si charmant souvenir… Vous ne pourriez me renseigner sur l’endroit où j’aurais le plus de chances de la rencontrer ? fit, en terminant, le prince Agra, qui semblait déjà penser à autre chose et n’attacher aucune importance aux précédentes paroles échangées.
 
– Diane ! répondit de Courveille, qui survint. Vous désirez savoir où elle est ? Elle vient de monter dans son boudoir.
 
Le prince remercia et s’en alla.
 
– Mais qu’as-tu donc ? demanda de Courveille à Lawrence. Te voilà tout pensif.
 
– Moi, Raoul ? Mais, rien mon ami, rien du tout. Je t’affirme…
 
– Des idées noires ? Encore ? demanda Raoul.
 
– Non, mon ami, fit Lawrence avec un triste sourire. Des idées roses ! Elles sont roses !…
 
– Mes compliments. Ça ne t’arrive pas si souvent. Ohé ! ohé !
 
Et de Courveille entraîna Lawrence vers le buffet.
 
Le prince pénétrait quelques minutes plus tard dans le boudoir où se tenait Diane. Elle alla vers lui et, impatiente :
 
– Dites-moi que vous m’aimez un peu, fit-elle.
 
Il ne dit point cela, mais :
 
– Savez-vous, madame, le nom du jeune homme qui reçut une si douce hospitalité chez vous ?
 
Diane ne comprenait point qu’il revînt sur ce sujet. Elle lui dit, négligente :
 
– Je crois qu’il m’a raconté qu’il s’appelait Pold… Il m’avait dit de lui écrire sous ce nom à un bureau de poste restante. Pierre… Pold ou Jacques… que voulez-vous que cela me fasse ?
 
– Pold… Et puis après ?
 
– Sais pas.
 
– Je le sais. Il s’appelle Pold Lawrence.
 
Diane ouvrit de grands yeux étonnés :
 
– Pold Lawrence ? Mais alors, c’est le fils de Lawrence ?
 
– Parfaitement. Et vous savez que le père est sur le point d’éprouver pour vous les mêmes sentiments que le fils.
 
Diane partit d’un franc rire :
 
– Ah ! bien, le père ou le fils ! J’ai chassé le fils, vous plaît-il que je chasse le père ?…
 
Agra répondit :
 
– Non !
 
Puis il se leva, alluma à une bougie une cigarette d’Orient et répéta, en regardant vaguement monter vers le plafond la fumée odorante :
 
– Non !
 
Et il ajouta, pendant que Diane le considérait, essayant de le comprendre :
 
– Il me plaît, au contraire, qu’il reste.
 
– Que voulez-vous dire ?
 
– Je veux dire que si je réprouve l’amour du fils pour Diane, je ne défends pas à Diane d’être aimée du père !
 
Diane se leva :
 
– Mais, prince, vous parlez par énigmes ! Je vous demande si vous m’aimez un peu… et vous répondez en me conseillant d’en aimer un autre !…
 
Elle se laissa retomber sur le divan. Elle tendit les mains vers lui :
 
– Ne me faites pas souffrir ainsi !… Ne jouez pas avec moi de façon si cruelle…
 
– Je ne joue jamais…
 
Diane se prit la tête dans les mains, et, rageusement, fit :
 
– Alors, dites ! dites ! Que voulez-vous de moi ?
 
– Peu de chose… Que vous soyez aimable pour un de vos invités… pour Lawrence.
 
– Et c’est tout ce que vous désirez de moi ?…
 
Le prince Agra eut un sourire plein de mystère :
 
– Vous trouvez que ce n’est pas suffisant ?
 
Diane le regardait. Le prince lui faisait peur, maintenant. Elle cria :
 
– Est-ce que je sais, moi ? Est-ce que je sais ? Je ne suis qu’une pauvre femme qui essaie de vous comprendre et qui ne vous comprend pas !
 
– N’essayez pas de me comprendre.
 
– Alors, quoi ?
 
– Obéissez-moi, Diane, c’est tout ce que je vous demande.
 
– Quels sont vos ordres ?
 
– Pour la troisième fois, je vous le dis, Diane : il faut que Lawrence vous aime !
 
Elle bondit, fut auprès de lui, ses mains allèrent chercher ses épaules, elle le pencha vers lui et lui dit avec un incroyable accent de passion :
 
– Écoute ! écoute ! Demande-moi tout ce que tu voudras ! Tout ! Mais ne me demande pas d’en aimer un autre que toi !… Pas cela !…
 
Elle voulut prendre ses lèvres, mais il l’éloigna encore, la fit asseoir sur le divan, se plaça près d’elle, retint sa main dans la sienne, et, très doucement, lui demanda :
 
– Vous m’aimez donc, Diane ?
 
– Si je vous aime ! puisque j’ai l’horrible malheur que vous en doutiez encore, mettez-moi à l’épreuve, ordonnez…
 
Il l’interrompit et, de la même voix douce :
 
– Le jour où nous serons l’un à l’autre, Diane…
 
– Ce jour-là, s’écria-t-elle douloureusement, ce jour-là je ne sais plus si je dois l’espérer, car je l’attends depuis longtemps déjà, et peut-être ne luira-t-il jamais !
 
– Il luira, Diane.
 
– Si ce que vous dites est vrai, prince, je n’oserai point demander au ciel de donner à ce jour-là un lendemain ! Mais la mort seule pourra me délivrer de l’immense douleur de vous perdre après avoir eu la joie immense de vous posséder. Qu’importe ? Je bénirai la morte, puisque j’aurai, dans vos bras, chéri la vie !…
 
Et les yeux de Diane se remplirent de larmes. Le prince reprit, après un court silence :
 
– Vous m’aimez donc assez pour mourir s’il fallait mourir pour moi, Diane ?
 
– Oui, fit Diane, d’un accent farouche. Je vous aimerai jusque dans la mort.
 
Le prince dit :
 
– C’est bien !
 
Il se leva, parcourut à pas lents le boudoir, pendant que Diane, allongée sur le divan, tamponnait de son minuscule mouchoir, quelques larmes.
 
Agra, sans arrêter sa marche monotone, dit :
 
– Mais il faut m’obéir aveuglément. Avant que d’être votre amant, je vous l’avoue aujourd’hui, Diane, il faut que je sois votre maître.
 
Diane baissa la tête sous la rude parole d’Agra. Celui-ci continua, sur un ton de plus en plus dur :
 
– Je ne vous ordonne pas d’aimer Lawrence ! Entendez-moi bien. Mais je veux… je veux que Lawrence vous aime ! Comment vous y prendrez-vous ? C’est votre affaire ! Le bruit est venu jusqu’à moi que vous aviez affolé un amant, pendant des mois, sans lui avoir rien accordé… Ce n’est donc qu’une seconde expérience à tenter. Mais celle-ci, je la veux complète, je la veux absolue. Il me faut, Diane… comprenez bien ce qu’il me faut… il me faut un homme à vos pieds, un homme qui souffre comme vous souffririez vous-même si je vous disais à cette heure : « Je m’en vais, Diane, et vous ne me reverrez plus ! »
 
Diane cria :
 
– Ah ! le malheureux !
 
– Oui, n’est-ce pas ? fit Agra. Le malheureux qui souffrirait ainsi ! Eh bien, cet homme qui vous aimera assez pour ne plus vivre que par vous et pour vous, cet homme que votre amour aura suffisamment détaché des choses de ce monde pour qu’il ne songe plus à sa femme et pour qu’il oublie ses enfants…
 
Diane se cacha la tête dans les mains.
 
–… Cet homme, il faut que ce soit Lawrence !…
 
Agra se tut un instant. Il reprit bientôt, d’une voix éclatante :
 
– Et ne me demandez pas pourquoi !… N’essayez pas de chercher le mobile de mes actions… ne bâtissez pas d’inutiles hypothèses… Que vous importe la raison de ces choses ?… Il faut qu’elles soient !… Ne dites point que j’ai à exercer une vengeance… Un homme comme moi ne se venge point ! Mais dites-vous plutôt, si vous avez besoin de vous expliquer des choses inexplicables, que je suis peut-être le formidable instrument de la justice divine !…
 
Il alla vers Diane, lui prit brutalement les deux mains et, dardant sur elle deux yeux de flamme, il dit :
 
– Ma volonté sera faite, n’est-ce pas ?
 
Diane répondit, très bas :
 
– Oui.
 
Et elle releva la tête ; elle regardait Agra, dont le visage avait soudain repris la sérénité qu’elle lui connaissait. Elle se leva et lui dit :
 
– Oui, mais donnez-moi vos lèvres.
 
Agra ne les lui refusa point. Diane eut le baiser qu’elle demandait. Mais elle disait presque aussitôt, pleine d’effroi :
 
– Ah ! vos lèvres ! Comme vos lèvres sont glacées !
 
Agra répliqua :
 
– Songez à Lawrence.
 
Et il gagna la porte. Il s’arrêta sur le seuil.
 
– Je songerai à Lawrence, répondit-elle.
 
– Tout de suite, insista-t-il : les heures qui s’écoulent me sont précieuses !
 
– Tout de suite.
 
Il la salua d’un sourire et disparut. Il n’était pas plus tôt parti qu’elle répétait, en se tordant les bras :
 
– Oui, je songerai à Lawrence ! Ah ! le malheureux !
 
Le prince était descendu dans le jardin. Un maître d’hôtel vint à lui et lui jeta un manteau sur les épaules.
 
– Faut-il faire avancer votre voiture, monseigneur ?
 
– Faites, Jean. Mais, dites-moi, M. Lawrence est-il encore ici ?
 
– Il vient de quitter M. de Courveille à l’instant et se dispose à partir… Tenez, le voici qui se dirige justement de ce côté.
 
– Laissez-nous.
 
Jean s’éloigna. Le prince salua Lawrence.
 
– Bonne nuit, monsieur, fit-il. Vous partez aussi ?
 
– N’est-il point l’heure de rentrer chez soi, prince ?
 
– C’est mon avis. Je viens de saluer Diane et je me sauve…
 
– Diane ! reprit Lawrence. Je ne puis vraisemblablement m’en aller sans la remercier de ses gracieusetés… Où la trouverai-je ?
 
– Chez elle, monsieur, dans son boudoir.
 
Le prince salua et monta dans sa voiture, qui partit au grand trot. Lawrence monta chez Diane…
 
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Il en redescendait une heure plus tard. Il paraissait si profondément préoccupé qu’il ne répondit point aux questions qui lui furent posées par son cocher.
 
Celui-ci, après avoir refermé la portière sur son maître, fit prendre à son cheval le chemin de l’avenue Henri-Martin. La grille de l’hôtel fut ouverte par le concierge, le père Jules, qui attendait, une lanterne à la main.
 
Il referma la grille en bougonnant :
 
– Trois heures du matin ! Nom de nom ! on se dérange dans la maison !
 
Le père Jules paraissait un brave homme, fort dévoué à ses maîtres.
 
Il rentra dans sa maisonnette, en ferma soigneusement la porte, posa sa lanterne sur une table, prit une feuille de papier à lettre et une enveloppe, s’assit et écrivit, sur la feuille de papier à lettre d’abord :
 
« Le patron est rentré à l’hôtel à trois heures du matin. Quant au petit, on ne l’a pas vu de la journée. Probable qu’il ne rentrera pas de la nuit. Je ne l’attends plus. »
 
Il plia la feuille, la mit dans l’enveloppe, et, sur l’enveloppe, il écrivit ces mots :
 
Monsieur Joe, patron de l’auberge Rouge
Bois de Misère (près Montry)
Par Crécy-en-Brie
 
Il cacheta le tout, mit la missive dans sa poche et, content de lui, s’en fut se coucher.