Balaoo - L1 - chap.8
VIII
LA DILIGENCE
LA DILIGENCE
Patrice fut debout à quatre heures du matin. Il fit sa toilette à tâtons pour ne donner l’éveil à personne.
Voir le juge et puis se sauver, c’était là le plus pressé. Le reste n’était que politesse. Et il continuait de penser que de la rapidité de sa disparition dépendait son salut. Il avait encore dans l’oreille la menace des albinos, après son imprudente poursuite de Zoé : « On le retrouvera bien demain ! » Or, demain, c’était aujourd’hui !… Et il noua sa cravate à l’envers. Puis il écrivit, à l’adresse de Coriolis et de Madeleine, deux mots qu’il laissa bien en évidence sur sa table.
Quand il arriva à l’auberge, un garçon d’écurie ouvrait la porte cochère.
Dans le même moment, Michel, le conducteur de la diligence du Chevalet, arriva et se rendit tout de suite à son petit kiosque, situé dans la cour, où, sur un bureau, il feuilleta le registre des voyageurs. Patrice retint une place à l’intérieur. Il aurait toujours le temps de se montrer plus tard, loin du pays, sur l’impériale…
Ceci fait, il fut plus tranquille et s’enquit du juge.
Une petite souillon de bonne, qui se frottait encore les yeux, lui apprit que M. de Meyrentin était déjà dans la salle du cabaret, condamnée à tous depuis le drame. Patrice s’y rendit, croyant trouver le juge d’instruction en face d’un premier déjeuner ; mais il le découvrit juché sur une armoire, près de la porte qui ouvrait sur la rue. Il était à quatre pattes, là-haut.
Patrice ne prit point le temps de s’étonner de cette position exceptionnelle pour un juge :
– Monsieur ! lui cria-t-il, vous aviez raison !… Il y a un complice !…
– Je vous crois, jeune homme, qu’il y a un complice… et comment ! Un complice à l’envers ! ricana M. de Meyrentin du haut de son meuble… Je suis en train de relever ses traces à l’envers !… car tout dans cette affaire marche la tête en bas. L’assassin – celui que nous appellerons le complice si vous voulez bien –, enfin celui que je crois l’instrument des Trois Frères, s’est glissé au-dessus de vos têtes aussitôt la porte ouverte, jusque sur cette armoire où il s’est blotti… et vous n’y avez vu que du feu, naturellement… ; pourquoi ? parce que vous regardiez en bas quand tout se passait en haut ! Il y a des traces de l’assassin partout… jeune homme, mais au-dessus des meubles. Maintenant, écoutez-moi bien !… (M. de Meyrentin, pour faire plus commodément ses confidences à Patrice, prie le jeune homme de monter debout sur une chaise, cependant qu’il s’asseoit lui-même, les jambes ballantes, au haut de son meuble)… Je vais vous poser une question formidable… vous entendez : formidable !… Êtes-vous sûr ?… êtes-vous bien sûr, là… réfléchissez !… et ne vous pressez pas… Êtes-vous bien sûr de l’avoir entendu ?…
– Comment ! si je l’ai entendu !…
– Réfléchissez !… Réfléchissez !… Rappelez-vous !… C’est peut-être une tromperie de vos oreilles… Et dites-moi, dites-moi bien… Êtes-vous sûr de l’avoir entendu parler ?
– Mais oui !… mais oui !…
– Ah ! c’est dommage !… C’est dommage !… C’est dommage !…
– Mais que croyez-vous donc ?…
– Plus rien, puisqu’il parle !…
– Vous vous exprimez par énigmes, monsieur le juge, fit Patrice. Et je ne comprends pas ! Mais moi, je vais vous dire une chose bien claire : j’ai poursuivi, cette nuit, la sœur des Vautrin qui raccommodait une chaussette dont le surjet représentait d’une façon frappante le dessin que vous êtes en train d’examiner au plafond !
– Ah ! ah ! très intéressant !… très intéressant !… fit enfin M. de Meyrentin, en assujettissant son binocle et en penchant son regard sur le jeune homme à ses pieds… Et pourquoi fuyait-elle ?…
– Parce que je voulais lui prendre sa chaussette…
– Elle en connaissait donc la valeur ?
– J’en doute, puisqu’elle la reprisait publiquement… Toujours est-il qu’elle s’est enfuie jusque chez elle et qu’elle a montré la chaussette à sa mère qui lui a lancé une phrase étrange, mais que j’ai retenue parce qu’elle a été répétée par les Frères… : « Poitou d’Orient, c’est du rouget ! »
– « Poitou d’Orient, c’est du rouget ! » s’exclama le juge, en sautant comme une balle élastique sur le carreau et en se dressant sous le nez de Patrice… « Poitou d’Orient, c’est du rouget ! », vous avez entendu cela, vous ! Et chez les Vautrin ? Vous êtes donc allé chez les Vautrin, vous ?… et ils vous ont laissé sortir vivant ?…
– Monsieur, j’étais sur le toit !…
Et il lui conta tout, par le détail, lui rapportant ce qui était venu jusqu’à lui du coup des deux cent mille entrepris contre la paye des ouvriers du Montancel. M. de Meyrentin ne pouvait se retenir de manifester sa joie, sa satisfaction… « Ah ! enfin !… on allait les tenir, les Vautrin ! Pas un n’échapperait !… » Les Trois Frères et le complice ! un nommé Bilbao, avait dit Patrice. S’il ne s’était retenu à cause du sentiment qu’il ne perdait jamais tout à fait de sa dignité judiciaire, il eût embrassé Patrice. Il se contenta de lui serrer la main avec effusion… et de lui brûler la politesse. Il disparut.
Le jeune homme, un peu étonné de ce brusque départ, se fit alors servir un bol de lait chaud ; puis ce fut l’heure de la diligence.
Mais Patrice constata que celle-ci n’était guère prête à partir.
On l’avait sortie dans la cour, mais les chevaux n’y étaient point, et elle n’avait plus que trois pattes ou, pour mieux dire, trois roues : la quatrième était remplacée par un cric.
Et le jeune homme apprit des voyageurs irrités que le conducteur, Michel, venait de s’apercevoir, au dernier moment, que cette quatrième roue manquait tout à fait de solidité. Il l’avait fait transporter chez le charron qui avait déclaré qu’elle ne serait pas prête avant une heure. Patrice en fut bien désolé.
Pour tromper le temps, il essaya de revoir M. de Meyrentin, mais il apprit de Roubion que le juge s’en était allé réveiller Mme Godefroy, la receveuse des postes et télégraphes.
L’heure s’écoula, au bout de laquelle les cinq voyageurs, qui battaient la semelle autour de la grande caisse immobilisée de la diligence, apprirent que le charron exigeait une autre heure pour rajouter une pièce de bois à la jante. Alors, ils se décidèrent à renoncer, pour ce jour-là, à leur voyage, à cause de cette roue aléatoire.
De son côté, Patrice, en dépit de la répugnance qu’il avait à changer son plan d’action, voyant que la diligence lui faisait défaut, et plus décidé que jamais à quitter le pays, se résolut à courir à la gare, où il était encore temps qu’il prît le train. Arrivé à la gare, la première personne qu’il aperçut fut Zoé qui semblait guetter sa venue.
Après ce qui s’était passé la veille au soir, il ne doutait point qu’elle ne fût là pour lui et que, ne l’ayant pas vu au manoir, elle n’eût averti ses frères qui l’avaient envoyée en surveillance.
Pendant ce temps-là, ils étaient peut-être en train de démolir la voie quelque part, à son intention. Car enfin, on n’était pas encore fixé sur le mystère du premier attentat ; et le moins que le juge d’instruction en laissât pressentir était qu’il avait retrouvé, autour du tunnel de la Cerdogne, quelques empreintes rappelant, à s’y méprendre, celles du Plafond du Soleil-Noir.
Patrice, après avoir évité le regard pourtant perspicace de Zoé, revint à l’auberge, démonté à un point que l’on ne saurait dire.
Enfin, la roue arriva, et, en même temps que la roue, une nouvelle série de voyageurs (frais débarqués du train) qui profitaient du retard de la diligence pour prendre, le jour même, cette correspondance inespérée avec le pays du Chevalet.
Ces nouveaux voyageurs étaient quatorze !
On n’avait jamais vu, dans la cour du Soleil-Noir, un pareil encombrement. Patrice n’eut point l’idée de s’étonner de cet afflux de voyageurs, ni de leur attitude singulière. Pour des gens du commun, qui avaient fait le trajet de compagnie, n’était-il point incompréhensible qu’ils ne se causassent point ? Il y avait là des paysans qui portaient la blouse d’une façon bien embarrassée : par exemple, ils ne savaient point où trouver leurs poches, comme s’ils en avaient oublié la place. Enfin, ces rustres étaient de mine triste, tantôt pâle, tantôt jaune, mais ni rugueuse, ni rutilante comme sont les vraies mines des paysans morvandiaux.
Ils n’adressaient aucune question à Roubion qui, lui, les interrogeait, et à qui ils ne répondaient que vaguement, en lui tournant le dos.
Roubion en était si intrigué qu’il s’en alla réveiller Mme Roubion, laquelle se mit à la fenêtre en camisole de nuit et bigoudis au front pour voir ces extraordinaires clients.
Patrice, qui s’était caché dans l’ombre de la salle, n’en sortit que pour monter dans la diligence. Quand il se disposa à prendre place, il fut effrayé de la foule qui remplissait la caisse, surtout qu’à ce moment se présentèrent encore deux voyageurs avec une petite valise qu’ils portaient tous deux et qui paraissait fort lourde. Ils introduisirent l’objet en même temps que leurs personnes dans la voiture et, événement plus inexplicable que le reste, les occupants ne protestèrent point contre l’arrivée de ce lourd bagage dans un espace déjà si bien rempli.
Patrice hésitait sur le marchepied. Mme Roubion lui cria :
– Montez donc sur l’impériale, monsieur Patrice !… Il fait beau !…
Le jeune homme leva le nez, tout rouge… Comme elle avait crié son nom !… On avait dû l’entendre de tout le village… jusque chez les Vautrin, là-bas, au bord de la route…
Il lui fit une réponse rapide de politesse, et, pour n’attirer l’attention de personne, grimpa en trois bonds sur l’impériale qui était vide, alors que l’on s’écrasait à l’intérieur et dans le coupé. Et il se jeta dans l’encoignure de la bâche, à l’abri des malles que Michel, aidé du garçon d’écurie, debout sur une échelle appuyée à la diligence, achevait d’arrimer.
Les chevaux étaient attelés et secouaient leurs grelots, impatients. « À quelle heure qu’on va arriver ! » bougonnait Michel… et il ajoutait, entre ses dents : « Si on arrive ! » Mais Patrice ne l’entendit pas.
Patrice n’était occupé qu’à se dissimuler, à se demander si on n’allait pas l’apercevoir quand la voiture entrerait en forêt, pas bien loin de la masure des Trois Frères.
Enfin, on partit. Coups de trompe, coups de fouet. Cahots dans la rue Neuve et trotte la guimbarde !…
Avant d’entrer en forêt, le jeune homme risqua un coup d’œil du côté des Vautrin ; la bicoque était fermée et il ne vit rien de suspect ; mais son regard, qui monta plus haut, jusqu’au manoir, aperçut, sur le seuil de la petite porte qui ouvrait du paradou sur les bois, la silhouette fine de Madeleine qui agitait un mouchoir.
Patrice en reçut un coup au cœur, non point que celui-ci se gonflât, à l’instant, d’un amour immodéré, mais bien d’une crainte subite que lui inspirait pareille imprudence. « Ah ! bien ! se dit-il, ça n’est pas fort de sa part !… Je l’aurais crue plus intelligente ! »
Mais, en forêt, il se rassura. Chaque mètre qui l’éloignait de Saint-Martin lui rendait peu à peu la quiétude.
Ça ne devait pas durer.
On n’avait pas fait deux kilomètres sous bois que Michel lançait un juron en retenant ses chevaux dont l’un avait fait un brusque écart. La faute en était à une gamine qui venait de sauter sur la route avec la légèreté d’une biche !
– Ah ! la Zoé… grinça la bouche édentée de Michel.
Zoé !… Elle était donc partout… partout où il était, lui, Patrice… Elle le poursuivait. Il en eut une suée en se rejetant sous sa bâche ; mais, bien sûr, elle l’avait vu, car elle lui cria :
– Eh ! bonjour, monsieur Patrice !… Vous voilà donc parti ! Où que vous allez par là ?…
Et, comme l’autre, là-haut, ne lui répondait pas, elle lui lança un « Bon voyage ! » dans un éclat de rire qui fit frissonner le jeune homme.
La Zoé avait disparu depuis longtemps, poursuivie par la mèche du fouet de Michel, que Patrice avait encore devant les yeux sa petite forme bondissante et menaçante dans la poussière blonde de la route.
– Croyez-vous, demanda Patrice au conducteur, que nous puissions être arrivés à Saint-Barthélémy avant la nuit ?
– Pas avant dix heures du soir ! répondit l’autre en faisant claquer son fouet, avec mauvaise humeur.
MARCOVISION